Le Tour du Léman/19

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 165-177).


XIX

Gingins. — Bonmont.




Crassy (France), 11 sept.

Une pluie, — tantôt fine et intermittente, tantôt grosse et torrentielle, — dure depuis deux jours, mais n’a pu m’empêcher de continuer mon voyage, car je redoute pardessus toute chose les séjours inutiles et sans agrément.

Il m’a pris fantaisie de pousser une reconnaissance dans le Pays-de-Gex et de faire une ascension sur la montagne jurassienne de la Dôle, d’où l’on a une vue très étendue du côté de la Franche-Comté et de la Suisse, de visiter un champ de bataille et un ancien couvent devenu simple maison de campagne de particulier.

Mais jusqu’ici, cher Émile, rien qui puisse fournir matière à relation... et j’hésite à t’adresser ces fragments d’un journal dénué d’intérêt, empreint d’une monotonie augmentée par l’influence de ce temps très propice au spleen.




J’ai essayé, dans mon avant-dernière lettre, de te donner une idée de la détresse extrême dans laquelle était Genève, bloquée par le duc de Savoie, inquiétée continuellement par les gens de la Cuiller, troublée au dedans par les tentatives de réformation des apôtres français, l’opposition des chanoines, les menées des mammelus ; cette position ne faisait que s’aggraver de jour en jour, les citoyens avaient peu d’espoir de salut, et sentaient bien qu’ils ne pouvaient être débarrassés de leurs ennemis que par une assistance étrangère.

Ce fut alors que Baudichon, capitaine-général de la ville, arbora un drapeau semé de larmes de feu et fit la revue des hommes qui s’enrôlaient volontairement pour tenter une sortie et aller chercher au dehors des auxiliaires et des provisions ; 400 soldats se trouvèrent sous les armes, mais comme ce nombre était insuffisant, on emprunta quelque argent à la ville de Berne et l’on envoya un des principaux bourgeois faire des levées dans le Jura.

Le récit des malheurs de Genève, de pressantes supplications et la promesse d’une solde raisonnable engagèrent un vieil officier, Jacques ou Jacob Wildermouth, et son parent Erhardt, — tous deux hommes énergiques et résolus, — à enrôler secrètement des soldats et à marcher au secours de la ville ; ils réunirent à cet effet 900 combattants de Neufchâtel, Berne, Bienne et Valengin, pendant que le clergé de Lausanne enrégimentait de son côté des catholiques de La Vaux pour renforcer l’armée ducale et écraser dans son germe le protestantisme genevois.

Le 7 octobre 1535, vers le soir, la troupe de Wildermouth, toute composée de réformés, était prête à se mettre en route quand le seigneur de Prangins, grand adversaire de la Parole, et gouverneur du comté pour la princesse de Longueville, les fit sommer, de la part de sa souveraine, de se disperser. Cet empêchement rebuta plus de trois cents hommes qui se retirèrent chez eux, le reste dit : « Nous ne pouvons laisser périr nos frères de Genève qui se nourrissent comme nous du pain de la Parole[1], — hélas ! les Genevois n’avaient pas alors d’autre pain que celui-là, — leur cause est la nôtre, marchons ! » Puis ils invoquèrent Dieu et partirent résolument.

Le temps était affreux, la neige amoncelée couvrait les flancs âpres du Jura. Ils essayèrent de pénétrer en Bourgogne pour gagner Genève par la gorge de Saint-Claude ; mais ayant trouvé les routes fermées, ils furent obligés de se frayer un chemin à travers les cimes de Joux, les grandes forêts désertes et escarpées. Tourmentés par le froid et par la faim, ces hommes, pleins d’un dévoûment généreux, ne se laissèrent décourager par aucun obstacle, et après avoir erré tout un jour dans les bois de sapins, ils descendirent, le 9, dans le vallon où est le village de Saint-Cergues ; mais ils n’y trouvèrent ni habitants, ni vivres d’aucune espèce ; on s’était enfui à leur approche ; — ce fut pour nos Suisses une grande déconvenue, et ils durent se nourrir, disent les relations, de quelques troncs de choux laissés par hasard.

À peine s’étaient-ils établis dans le village pour y passer la nuit, que trois ou quatre jeunes Savoyards se présentèrent et se laissèrent arrêter, disant qu’ils venaient à leur rencontre, de la part des Genevois, pour leur servir de guides et leur procurer de la nourriture.

Le 10 était un dimanche, — le Seigneur choisit son jour pour manifester sa protection aux gens de Wildermouth. — À l’aube naissante ils quittent Saint-Cergues et suivent les envoyés qui les conduisent près de Gingins, leur montrent une prairie où ils promettent de leur apporter des aliments et les font passer par un chemin creux, étroit, pierreux, fermé des deux côtés par une haie épaisse et servant de lit à un ruisseau. Alors ces traîtres courent donner avis de l’arrivée des Suisses trop confiants à une armée de trois ou quatre mille Espagnols, Piémontais et Savoyards, divisée en deux corps et postée près de là au pied de la montagne. Un de ces corps, composé de quinze cents hommes et commandé par le seigneur de Lugrin, capitaine châtelain de Gex, s’avança alors, et cet officier demanda à parlementer avec Wildermouth, qui lui dit tout d’abord :

— Nous vous prions de nous donner passage pour aller à Genève.

— Nous ne vous le donnerons point, répliqua l’autre.

— Eh bien ! nous saurons le prendre.

Le chef des Neufchâtelois n’eut pas plus tôt proféré ces mots, qu’un soldat savoisien le frappa du bois de son arquebuse et le renversa. Wildermouth s’étant relevé, les ennemis firent une mousquetade très nourrie qui passa pardessus la tête des Suisses. Alors ceux-ci, franchissant la haie, firent une décharge à leur tour et se jettèrent sur les Savoyards avec une grande rage malgré l’inégalité du nombre ; la plupart de ces braves gens n’avaient que des hallebardes, et ceux qui étaient armés de mousquets, ne voulant pas perdre de temps à les recharger, se servaient de leurs crosses comme de massues et assommaient les Savoyards d’un bras vigoureux. Plusieurs femmes qui avaient voulu prendre part à l’expédition combattaient avec courage ; l’une d’elles, entourée de ses trois fils et de son mari, extermina avec une épée à deux mains autant d’ennemis qu’il s’en présenta. Bref, les Savoyards furent mis en complète déroute et s’enfuirent laissant sur le champ de bataille deux cents morts, parmi lesquels on remarqua des prêtres, des gentilshommes et les perfides conducteurs.

Après cette victoire si inespérée, les Suisses se jettèrent à genoux, remercièrent Dieu de sa protection signalée et se remirent en marche vers la ville évangélique malgré leur épuisement causé par la fatigue et surtout par la faim.


Le seigneur de Lullin, gouverneur de Vaud, et des envoyés de Berne, qui espéraient arranger les choses à l’amiable, firent rétrograder les Suisses, au devant desquels les Genevois s’étaient avancés jusqu’à Coppet.


Je crois avoir trouvé le lieu où fut livré le combat que je viens de raconter, car les habitants du village de Gingins à qui je me suis adressé n’ont pas pu me l’indiquer.

On lit dans le Chroniqueur, excellent recueil historique de documents relatifs à la Réformation (1535 et 1536), un chant du soldat bernois au retour du combat de Nyon ou de Gingins ; il est traduit de l’allemand et extrait du recueil de Werner-Steiner ; en voici quelques strophes :

« Ils (les enfants de Berne) ont marché sans autre but que celui de délivrer Genève, pressée qu’elle était par les serviteurs de la messe.....

« Pas un de tes fils, ô ma vieille ourse, qui n’ait fait bien son devoir. Que si tu en doutais, interroge l’ennemi : « Jamais, te dira-t-il, nous ne vîmes semblable mêlée. »

« Nous sentions que Dieu combattait pour nous, qu’il déployait sa grâce envers les siens, et qu’il versait la confusion sur la troupe vaine et parée des fils de Bélial.

« Il fallait voir les oursins leur apprendre à danser et montrer particulièrement leur courtoisie envers les prêtres. C’était à grands coups de hallebarde qu’ils leur donnaient l’absolution.

« Dure était la pénitence ; mais la vaillante bête, tout amie qu’elle est de la justice, sait s’irriter et mordre lorsqu’on lui tire le poil ; elle s’emporte, et dès lors malheur aux bonnets ronds et à leurs serviteurs..... »




De Gingins je me suis rendu à Bonmont, autrefois abbaye de l’ordre de Citeaux, fondée en 1124 par Aymon, comte de Genevois ; ce moutier d’un âge si respectable m’a rappelé ces vieillards qui s’adonisent, se parent et se teignent les cheveux pour cacher leurs années ; je n’ai vu qu’un grand bâtiment blanc à contrevents verts, — ce qui n’est rien moins qu’abbatial et moyen-âge, — avec onze fenêtres sur la façade principale, entouré de terrasses superposées, de fraîches prairies en pente, de parterres odorants, et dominé par les grandes forêts sourcilleuses, sévères, qui tapissent la montagne et touchent la frontière française. Ces forêts luxuriantes forment un contraste qui m’a été pénible avec celles de notre Jura, généralement maigres, chétives et dévastées dans toute l’étendue de l’arrondissement de Gex.

Bonmont domine les campagnes et se détache de loin sur ses bois et ses pelouses aux teintes éclatantes, le lac, vu des terrasses, n’est qu’une ligne azurée à l’horizon.

On m’a montré l’église conventuelle, jadis vaste et haute, aujourd’hui méconnaissable, coupée par plusieurs planchers. La partie inférieure sert de chantier, l’on y a entassé des bois de construction.

Une tour carrée surmonte ces bâtiments derrière lesquels existe encore un portail de forme ogivale muré et soutenu par des piliers historiés, en pierre.

Devant, une dalle fendue, couchée sur le sol, porte cette inscription tumulaire dont je conserve le caractère et la disposition :


C’est la Sépulture
De Gautier de Lacquemant
De Grabant. Priez Dieu
Pour lui.
          1495.

Quel était ce Gautier ? Sans doute quelque abbé ou quelque bienfaiteur de Bonmont.




Le temps bruineux, incertain, me force de renoncer à monter au plateau supérieur de la Dôle, d’où l’on voit, si je m’en rapporte à un dictionnaire géographique, les Alpes dans une étendue d’environ cent lieues, depuis le Saint-Gothard jusqu’au département de la Drôme.

Ce plateau uni, soutenu par des rochers, couvert d’un gazon fin, est depuis plusieurs siècles le lieu de réunion des pâtres des environs, tant français que vaudois, qui viennent y danser et y manger du laitage les deux premiers dimanches du mois d’août.

Il y a plus de deux cents ans de cela : une noce villageoise s’étant rendue à cette fête montagnarde l’attrista par un affreux événement dont le souvenir funèbre s’est conservé traditionnellement jusqu’à nos jours.

La jeune épouse s’étant avancée jusqu’au bord de la plate-forme à pic fit un faux pas sur l’herbe glissante, et son mari, voulant la retenir, fut entraîné par elle ; ils tombèrent ensemble de plusieurs centaines de pieds de hauteur, leur sang a laissé une large tache à la base des rochers.

Au pied de la Dôle est un petit col appelé Vallée des Dappes, que traverse la route de Genève à Paris par les Rousses ; le canton de Vaud le réclame depuis longtemps à notre gouvernement, qui refuse de s’en dessaisir ; néanmoins il figure en dehors de nos limites sur les cartes géographiques que l’on vend chez nos voisins. Les habitants de cet étroit territoire, que je puis appeler vague, ne savent trop à quel État ils appartiennent, s’ils doivent s’appeler Suisses ou Français ; et l’on m’a dit, — est-ce sérieusement ? — qu’en attendant que leur sort soit définitivement fixé, ils vivent à peu près comme les républicains du Val d’Andorre, sans s’inquiéter beaucoup de ce qui arrivera, contents de n’être rien. Cette position incertaine a ses avantages sous plusieurs rapports, et notamment sous celui-ci : Aux percepteurs de France ils peuvent dire : Nous ne vous paierons point d’impôts, nous sommes Vaudois ; — à ceux du canton de Vaud : Que venez-vous nous réclamer ? nous sommes Français.

Avec ce système commode on est délivré de toute contribution et exempt du service militaire.

Que votre sort doit faire envie, naturels de la vallée des Dappes !




J’ai longé la montagne, traversé le hameau de la Rippe (Ripa, rivage probablement, car il y coule un ruisseau), et j’ai plusieurs fois passé de Suisse en France et de France en Suisse sans m’en apercevoir, car de ce côté il n’y a point de délimitations naturelles, elles sont arbitraires. En cheminant je cueillais sur les buissons des mûres qui ne méritaient pas toutes leur nom, et j’écoutais garuler les merles dans les grands bois de Chalet et de Vesenex.

Enfin je suis arrivé à Crassy ou Crassier, village mixte, divisé par le torrent du Boiron en deux parties inégales, jointes par un pont au milieu duquel on voit une borne de frontière ; la plus grande de ces parties est vaudoise, l’autre sur la rive droite est française. Des deux côtés sont des auberges, mais quoiqu’elles aient toutes également assez bonne apparence, mon choix n’a pas été un seul instant douteux.

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !

— Mille pardons d’une citation si usée. —

Je suis allé loger sur France ; j’imagine, cher ami, qu’à ma place tu aurais fait comme moi. Ne crois pas pourtant que j’eusse poussé l’amour du pays jusqu’à passer le ruisseau, si l’hôtellerie de la rive droite m’eût paru moins bonne que celles de la rive gauche.

Il me sembla, quand j’eus franchi le Boiron, large à peu près comme la moitié du canal Saint-Martin, que je respirais un air meilleur pour mes poumons, que j’étais mieux compris que je ne l’avais été dans les lieux helvétiques déjà parcourus, que mes hôtes avaient dans les traits, les manières, le langage, ce je ne sais quoi qui indique les Français, — note bien ceci ; — enfin je fis toute sorte de remarques qui me rendirent joyeux de ma patriotique détermination.

J’augurai, sur la mine, que l’hôtesse était une bonne femme, n’écorchant point trop les passants ; sa fille me parut avoir cette naïve beauté un peu sauvage de pudeur, qui n’est guère l’apanage des demoiselles d’auberge, essentiellement égrillardes, effrontées, et qui ne rougissent que lorsqu’elles sont devant un feu trop vif. Quant à l’aubergiste, qui m’apparut à la nuit tombante, flanqué d’un énorme chien de berger, le plus grand éloge que je puisse faire de lui, c’est de te dire qu’il me rappela maître Bron, mon hôte complaisant d’Aubonne.

On se mit à table et je fus placé à côté du maître de la maison, qui a l'habitude de souper avec ses voyageurs, et je lui appris quel motif de juste prédilection m’avait amené chez lui.

Sa réponse me sembla embarrassée, quelque peu ambiguë ; le pauvre homme n’osait me remercier de la préférence accordée à son auberge, car il était Suisse, et de plus, syndic (maire) de l’autre village, — je ne pouvais pas le deviner, — et il se trouva, — hasard curieux ! — que l’aubergiste du bord vaudois, chez qui je n’avais pas voulu m’arrêter, par esprit national, était Français !

C’est à Crassy que naquit Mme Necker, femme du célèbre ministre et fille de M. Curchod, pasteur de ce village.



  1. Ce mot revient sans cesse dans les écrits du temps.