Le Tour du Léman/20

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 179-187).


XX

Divonne.




Divonne, 14 sept. — le matin.

J’ai continué mon excursion dans la partie du département de l’Ain qui se compose de l’ancien Pays-de-Gex, et je viens de passer quelques jours ici, retenu par le charme romantique des sources de la Versoie, qui jaillissent abondantes, écumeuses et pures, au milieu d’un parc délicieux, entre le château perché sur une éminence, le Mont-Mussy et Saint-Gy, hameau de charbonniers, au pied du Jura.

Des vallons pleins de fraîcheur et d’ombre, des ruisseaux rapides se dirigeant vers une papeterie, et où l’on pêche des truites à la chair rose et exquise, des viviers clairs entourés de prairies et de bocages, des roches, des sentiers moussus, des bois magnifiques ont fait de Divonne un des lieux que les Genevois hantent pendant la belle saison.

Cet endroit m’a rappelé par la magnificence de ses eaux et la vigueur de sa végétation Sassenage, Pont-en-Royans, Rives et Allevard, en Dauphiné, sites depuis longtemps célèbres et reproduits par tous les paysagistes.

Une dame de Paris, qui parcourait pour la première fois les contrées alpestres, et que j’eus l’occasion de rencontrer, s’écriait dans son ravissement :

— Dieu ! que c’est admirable, cela ressemble aux décors de l’Opéra.

— Vous faites bien de l’honneur à ces campagnes, madame, dis-je ironiquement.

— Sans doute, reprit-elle... rappelez-vous le lever du jour au milieu des montagnes dans Guillaume Tell ; je ne pouvais croire que la nature fût en certains pays comme on nous la représente, chaque année, au salon, au théâtre, et je regardais comme créations à peu près fantastiques ces torrents floconneux et verts, ces sapins effarés et noirs, ces vapeurs bleuâtres, ces horizons violets, ces chauds couchers de soleil sur les neiges, ce contraste de l’été et de l’hiver que l’on ne voit point dans nos provinces du nord, dont les accidents les plus remarquables sont des moulins à vent sur des buttes arides, perdues en l’immensité morne des plaines qui n’offrent au peintre voyageur que des sillons et des guérets à perte de vue.

Le Pays-de-Gex, situé au-delà du Jura, — longue chaîne de montagnes secondaires qui sépare jusqu’à Divonne la Suisse de la France, et finit à la gorge défendue par le fort de l’Écluse, — dut faire partie d’abord de l’ancienne Helvétie ou du territoire des Allobroges, composé, comme tu sais, du Dauphiné, de la Savoie et de Genève, puis il fut érigé en baronnie dans le moyen-âge, et eut pour maîtres successivement les sires de Joinville et les ducs de Savoie, sans parler des évêques de Genève, possesseurs alors d’une assez grande juridiction ou mandement autour de leur fief de Peney, au pied duquel passait le Rhône.

Ce pays fut conquis par les Bernois, ainsi que celui de Vaud et le Chablais (rive gauche du lac), en 1536, et restitué, une trentaine d’années après, à la couronne de Savoie, qui le céda à la France plus tard avec la Bresse et le Bugey, — aujourd’hui le département de l’Ain, — en échange du marquisat de Saluces, acquis en même temps que le Dauphiné et cause de vieilles contestations.

Avant la Révolution française il était du ressort du parlement de Bourgogne ; après, et lorsque Genève eut été réunie à la France, il forma avec l’ancien bailliage de Gaillard et de Ternier le département du Léman, qui dura jusqu’en 1814.

À l’époque de la Restauration Genève nous fut ôtée avec toutes nos conquêtes de l’Empire, elle redevint petite république et obtint quelques communes de la Savoie et du Pays-de-Gex, dont elle se fit un État de quatre ou cinq lieues carrées tel qu’il subsiste aujourd’hui ; les traités de Paris et de Turin consacrèrent cette cession de villages, et un vingt-deuxième canton suisse, le plus exigu de tous, je crois, prit naissance.

La plupart des actes de cette époque désastreuse sont iniques, irrationnels, absurdes dans leurs conséquences, dans leur portée, et maintiennent encore un état de choses qui ne saurait durer longtemps ; — géographiquement et politiquement parlant, il devient urgent de les réviser et de tenir un peu plus compte de la situation des lieux, de l’origine et des sympathies des populations partagées comme des lots de bétail, et adjugées arbitrairement par un pacte entaché de haine et de violence.

Genève n’avait jamais appartenu à la France avant la Révolution, nos rois absolus même respectèrent son indépendance, il était donc juste, j’en conviens, de rétablir les choses sur le pied où elles se trouvaient autrefois, mais il ne l’était point d’enlever à la France et aux États Sardes plusieurs communes à la convenance des Genevois, d’arrondir leur canton à nos dépens, car nous possédons le Pays-de-Gex à titre légitime, non par conquête violente, mais en vertu d’une cession librement consentie par un duc de Savoie. Les protocoles de 1814, qui avaient la prétention de remanier l’Europe conformément à la justice, de rendre son bien à chacun, ont donc commis des spoliations auxquelles les circonstances nous forcèrent de souscrire. Tu pourrais me répliquer que l’on nous a enlevé peu de communes, une étroite zône au bord du lac, pour établir une communication par terre entre Genève et les autres États de la Confédération ; que ce n’est pas la peine de crier au vol, au pillage ; que la France, riche et étendue, peut bien se passer de deux ou trois villages... C’est absolument comme si l’on disait à un grand propriétaire qu’on lui prend quelques mètres de terrain pour détruire une servitude, faire une avenue à un petit cultivateur son voisin.

Le grand propriétaire trouverait certainement le procédé peu de son goût, peu équitable, bien qu’il pût se passer à la rigueur du terrain qu’on lui prendrait.

Cependant, à envisager la question sous un autre point de vue, le Pays-de-Gex, banlieue de Genève, ne devrait pas en être séparé politiquement : il eût été logique de garder la ville, puisque l’on gardait la campagne, ou bien d’abandonner la campagne, puisque l’on abandonnait la ville.

Si l’on regarde le Jura comme la limite naturelle ou conventionnelle de la France, le Pays-de-Gex, à cause de sa situation transjurane et helvétique, est un empiétement sur le sol de nos voisins. — En voilà assez pour faire ressortir l’absurdité des actes de 1814.

Une chose digne de remarque, c’est que l’arrondissement de Gex est le seul sur nos frontières qui ne soit pas soumis aux prohibitions des douanes et où I’on puisse faire usage des marchandises de fabrication étrangère ; un libre échange de produits entre la ville et la campagne a lieu, la ligne douanière ne dépassant point le Jura. Cette concession aux Gessiens est devenue nécessaire par suite des arrangements et partages de la Restauration ; sans elle ceux-ci se trouveraient dans une position tout-à-fait à part, loin des grandes villes françaises, séparés du reste de la France par une chaîne de montagnes, privés de débouchés, gênés dans leurs rapports avec une cité qui, quoi qu’il puisse advenir, sera toujours leur métropole et celle d’une partie de la Savoie.

Au surplus, les lignes de séparation tracées par les congrès européens sont très effacées, des rapports de bon voisinage et de fraternité existent entre les populations qui tirent leur origine, après tout, d’un seul et même peuple.

Il y a sur les limites des catholiques genevois, qui, n’ayant pas dans leur village d’église affectée au culte qu’ils professent, viennent chez nous au service divin ; et par contre en certaines localités les protestants français se rendent au prêche dans le canton de Genève. Les deux communions semblent vivre en bonne harmonie, mais j’ai remarqué dans l’une et l’autre une certaine affectation à remplir les pratiques prescrites, une exagération de piété, une ostentation de recueillement et de componction en vue du prosélytisme, pour édifier le prochain, gagner des consciences et montrer que le culte auquel on appartient est professé d’une manière plus parfaite.

Les deux camps se piquent d’émulation ; c’est à qui fera preuve de plus de zèle et de ferveur dans l’accomplissement des devoirs religieux.

Partout dans l’arrondissement de Gex comme dans la bigote Savoie, on voit, au bord des chemins, des croix énormes en bois, en pierre ou en fer, avec accompagnement d’outils de la passion et de passages du rituel romain, partout des niches de saints et de madones, partout des béguines encapuchonnées, des frères dits de la doctrine chrétienne, des soutanes, des rabats et des guimpes : c’est un cordon sanitaire religieux ; le clergé catholique veut neutraliser autant que possible le contact moral des idées de Genève, le voisinage du calvinisme si dangereux pour... ses intérêts.

Avant notre première révolution, les jésuites de France, ces soldats infatigables et tenaces, ces apôtres de l’obscurantisme et de l’esclavage qui signalèrent toujours et partout leur présence par les troubles, la guerre, les forfaits, et furent institués surtout pour combattre les églises protestantes, possédaient une maison à Ornex, dans la contrée dont je m’occupe, sur les confins de l’État de Genève.

C’était leur avant-poste, leur vigie, leur endroit d’observation à l’extrême frontière de l’hérésie calviniste.

On m’a conté que l’évêque de je ne sais quel diocèse, qui avait reçu une dénonciation sur le desservant d’un village, le manda et lui adressa une semonce, lui reprochant d’avoir dans son presbytère certaine servante dont l’âge, assurait-on, n’était nullement canonique.

Le curé écouta avec soumission et bénignité la réprimande épiscopale et répliqua :

— Monseigneur, je ne vous dirai qu’une chose pour ma défense : c’est que ma servante a l’âge d’une vieille vache.

— Dois-je vous croire ? demanda le prélat.

— C’est la vérité, monseigneur, c’est la pure vérité.

L’évêque, satisfait de cette déclaration et convaincu de l’innocence du curé, le renvoya chez lui.

À quelque temps de là, un paysan de la paroisse du curé se trouvant en présence de l’évêque, celui-ci lui parla de la dénonciation calomnieuse et rapporta littéralement la défense du desservant.

Alors le villageois se prit à rire et dit :

— Monseigneur, faut que je vous apprenne une chose, quoique vous soyez plus savant que moi... Une vache est vieille quand elle a dix-huit ans.

Ce trait d’escobarderie me paraît bon à relater, et il y a lieu de penser que le curé faisait partie de la très vénérable société de Jésus.




14 sept. — le matin.

J’ai quitté Divonne et ses eaux jaillissantes ; les croupes des montagnes disparaissent entièrement sous d’épais brouillards.

Mon hôte, sa fille Elisa, douce et belle brune qui tient le milieu entre la demoiselle et la paysanne, et sa femme, excellente personne, parente du pasteur Vinet, — un des hommes les plus remarquables du canton de Vaud, — sont venus sur le seuil de la porte me faire leurs adieux que j’ai reçus avec un véritable plaisir. On est dans leur maison, — espèce de café-auberge, — aussi bien qu’il est possible de l’être à Divonne ; la modération du prix tient du prodige ; je n’ai eu à débourser que la moitié de la somme que je m’attendais à payer.

Comme je manifestais mon ennui de la continuité du mauvais temps :

— Le baromètre monte, me dit l’aubergiste.

— Fort bien, répliquai-je, mais la pluie descend...