Le Tour du Léman/22

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 199-208).

COPPET.



XXII

Coppet. — Versoix.




Coppet, 17 sept.

Coppet !... ce nom, — que le monde entier connaît, — d’un bourg fort peu remarquable par lui-même, t’apprend, cher Émile, de qui j’ai à te parler aujourd’hui. Tu sais d’avance qu’il est inséparable de celui d’une femme célèbre à plusieurs titres : par ses parents, par la hardiesse de ses opinions et de son caractère, par ses écrits et son imagination romanesque enfin.

Mme de Staël, fille de Necker, est revendiquée par la patrie de son père, bien qu’elle soit née à Paris. Elle habita son château de Coppet à diverses époques et notamment à celle de son exil dont les particularités sont trop connues pour que je m’en occupe.

J’ai vu peu de bas-bleus qui ne fussent laids, ridicules à force de prétentions et d’un âge respectable, — ce qui fait que je respecte infiniment et respecterai toujours de même cette variété du beau sexe. La femme veut toujours plaire, et quand elle n’est ni jeune ni jolie, elle cherche à se faire de la littérature un moyen de séduction, elle écrit. Je sais des dames-auteurs jouissant d’un certain renom, que l’on courtise pour la beauté qu’elles n’ont jamais eue, pour l’esprit de bon aloi qui leur manque. — Il y a des hommes qui s’enchaînent à elles par pure vanité, pour être remarqués, pour faire leur chemin. — Que je les plains !

Vive la femme suffisamment illettrée, dont la pensée n’habite pas les hautes et éthérées sphères de l’intelligence ! elle se voue aux devoirs que la nature lui a imposés, c’est-à-dire aux soins domestiques, élève ses enfants, contrôle les comptes de sa cuisinière et de sa blanchisseuse, et sait manier l’aiguille, — les chausses de son mari s’en trouvent bien.

J’aurais, pour ma part, le mauvais goût de préférer une jolie jeune fille sans idées littéraires et n’ayant pas un visage dévasté par le génie à toutes ces rêveuses insupportables, à toutes ces femmes de lettres que la sotte manie de faire parler d’elles empêche de dormir et d’être femmes. Je déclare, en outre, que si j’appartenais au sexe féminin je me garderais bien de prendre pour mari un homme de lettres, parce que la littérature est une profession des plus éventuelles et incertaines, une carrière presque toujours improductive de gloire et d’argent ; qui use vite ceux qui ont la folie de l’embrasser, et qui développe ordinairement les facultés créatrices de l’esprit aux dépens des facultés aimantes du cœur.

Un écrivain absorbé du matin au soir, — et, qui pis est pour sa moitié, du soir au matin, — par ses combinaisons, empilant sans relâche mille matériaux divers pour des livres et des pièces de théâtre dans le chantier encombré de son cerveau, répond souvent avec distraction et impatience aux caresses et aux tendres importunités de sa femme et de ses marmots.

Imprudent ! que viens-je de dire !... Si jamais la fantaisie du mariage s’empare de moi, on pourra fort bien motiver un refus avec mon propre langage, se servir contre moi-même de mes propres arguments ; ainsi donc que cette lettre ne soit jamais communiquée à personne, tu vois quelles pourraient être les conséquences d’une indiscrétion.

Inclinons-nous devant la femme de lettres, — ce mot de nouvelle fabrication a besoin d’être consacré par l’usage, — inclinons-nous profondément quand elle se nomme Staël ou George Sand, noms qu’entoure une éblouissante auréole. — Pour moi, je te déclare avec franchise que si j’étais le conjoint d’une inspirée de ce calibre, je tremblerais devant elle comme Moïse sur la montagne tremblait devant la face du Seigneur.

Un mari tremblant devant sa femme est sujet à bien des périls ! On cite comme de rares exceptions les bas-bleus qui joignent aux avantages intellectuels l’art de diriger habilement un ménage, d’éduquer des enfants, d’ordonner avec goût et convenance un repas.

À ceux-ci toute mon estime est acquise.




M. le duc de Broglie, qui a épousé la fille unique de Mme de Staël, — tu ne l’ignores pas, sans doute, — est en ce moment au château, ce qui m’empêche de demander à en voir l’intérieur. Ce château, d’aspect tout moderne, a remplacé celui que détruisirent les Bernois, il y a plus de trois cents ans, après l’avoir emporté d’assaut, et qui eut pour possesseurs les nobles familles de Grandson, Gruyères, Viry, Clervaut, Dohna et Erlach. Le philosophe Bayle habita Coppet de 1670 à 1672 en qualité de précepteur des fils du comte de Dohna, il avait alors vingt-deux ou vingt-trois ans, et Necker y vécut depuis 1790 à l’abri des excès révolutionnaires au prélude desquels il avait assisté. Son tombeau et celui de sa fille occupent une chapelle séparée du château et où l’on ne permet à personne de pénétrer, — pas même aux étrangers de distinction, — et cela pour obéir à une disposition testamentaire du ministre de Louis XVI. Cette chapelle, ornée d’un bas-relief de Canova, est close de murs élevés qui en défendent l’approche. Je n’en ai trouvé nulle part la description.

La grille en fer qui sépare la cour du château d’un grand parc où l’on voit un ruisseau et un moulin porte le chiffre de la maison suédoise de Staël-Holstein, nom destiné à s’éteindre.

Le domaine doit échoir par héritage à M. de Broglie.

Il y avait, — et il y a peut-être encore, — dans le château où reçurent l’hospitalité plusieurs notabilités politiques, philosophiques et littéraires, un théâtre sur lequel Mme de Staël joua avec un grand succès les principaux rôles de quelques-unes de ses pièces, entre autres, de Jeanne Grey, tragédie en cinq actes, en vers, et de Sophie ou les Sentiments secrets, pièce aussi en vers, en trois actes, — productions vouées à l’oubli.

Personne ne contestera à Mme de Staël la supériorité du talent, mais sa verve me paraît parfois empoulée, emphatique, trop exaltée, déclamatoire ; son ton manque de naturel et de vérité, et ses ouvrages fourmillent de paradoxes, de contradictions, d’erreurs. Elle regretta amèrement la France et en dénigra, par système et parti pris, les habitants ; elle donna dans un germanisme et une anglomanie outrés ; elle nous détesta par excès d’amour-propre et de piété filiale, parce que nous avions placé sur le pavois Bonaparte, qui dédaigna ses conseils, fut le contempteur de ses mérites, et parce que la conduite et l’administration de son père furent généralement critiquées chez nous.

On fait grand cas de Corinne ; pour moi, je n’ai jamais prisé beaucoup cet ouvrage où je ne vois guère que du faux brillant, que de l’enthousiasme à froid, de l’affectation poétique, un coloris presque toujours outré des sentiments hyperboliques.

Je préfère Delphine, qui fatigue toutefois par son étendue ; mais il y a dans ce livre de la hardiesse et un intérêt qui se soutient et captive jusqu’au bout. — Cette opinion personnelle paraîtrait à bien des gens une audacieuse hérésie, j’ai l’habitude d’apprécier par mes impressions, et je n’accepte pas toujours les jugements portés par le siècle sur les hommes et sur les choses ; on n’a rien à reprendre à cela, puisque je ne prétends imposer à personne mes manières de voir.


On a déterré à Coppet ou dans ses environs une inscription tumulaire romaine qui me paraît vraiment digne d’être citée comme un modèle du genre ; son laconisme et sa simplicité ont plus d’éloquence qu’un long et prétentieux morceau, la voici :

Vixi vt vivis
Morieris vt svm
Mortvvs
Sic vita trvditvr.
Vale, viator,
Et abi in rem tvam.

J’ai essayé, par caprice, de traduire en vers cette épitaphe et n’ai pu accoucher que de ceci :

Comme toi j’ai vécu, comme moi tu mourras,
Ainsi s’en va la vie, hélas !
C’est la loi commune sur terre.
Adieu, passant, adieu... n’as-tu pas quelque affaire ?

Comme tu le vois, cher ami, ma traduction rimée est un peu libre ; le hélas ! est une cheville qui donne à l’inscription une légère teinte de regret, laquelle ne se trouve point dans l’original qui ne montre que de la résignation, ou, pour mieux dire, une indifférence de la mort tout-à-fait philosophique. Je n’ai pu égaler la concision de mon modèle.

Je compte me présenter aux prochaines élections académiques mon quatrain à la main ; ce titre littéraire vaut bien celui de plus d’un des élus que je pourrais citer.


C’est dans les environs de Coppet qu’une armée bourguignonne, sous la conduite d’un comte de Poitiers, fut défaite en 1029 par les troupes de l’empereur Henry II que commandaient trois frères de l’illustre maison de Habsbourg.

Les champs de bataille de la Petite Bourgogne ont été plusieurs fois funestes aux guerriers de la Grande : Coppet, Grandson et Morat, journées à jamais mémorables, appuient mon assertion.

Encore une demi-lieue et j’aurai quitté le canton de Vaud ; la fin de cette épître sera datée d’un village de l’État de Genève.




Versoix, 18 sept.

Envoyez-nous des Amphions,
Sans quoi nos peines sont perdues ;
À Versoix, nous avons des rues
Et nous n’avons pas de maisons.

Ces vers badins du patriarche de Ferney se lisent partout ; néanmoins, je crois devoir les placer ici, car ils sont encore de circonstance, car le bourg de Versoix, détaché de la France en 1814, ne montre que quelques maisons éparses, disséminées, et des tracés de rues qui ne seront jamais bâties. C’est absolument comme du temps où Arouët envoyait cette boutade rimée à la duchesse de Choiseul, dont le mari avait formé le projet de faire de Versoix une cité avec un port sur le Léman et des fortifications, d’élever une rivale de Genève, projet appuyé vivement par Voltaire, mais qui donna de l’ombrage et une légitime inquiétude aux Genevois et aux Bernois. Ils craignirent pour leur indépendance, pour leur commerce ; ils réclamèrent, protestèrent, s’appuyant sur le traité de Lyon de 1601, qui portait que nulle place de guerre ne pourrait être élevée dans toute l’étendue du Pays-de-Gex. Louis XV céda, le projet fut abandonné.

Aujourd’hui Genève n’a plus de sujet d’alarmes, nous lui avons fait abandon forcément de Versoix, et notre frontière est à un kilomètre du lac, du côté de Ferney où je me rendrai après-demain.

J’ai passé devant une maison, — façon moyen-âge, — du bourg éparpillé de Versoix ; on la dirait de carton. C’est une délicieuse caricature architecturale, et je parierais qu’elle fut construite d’après les idées de quelque charcutier enrichi et retiré, qui a la bonhomie de prendre sa demeure au sérieux et se fait appeler messire. — Un peu plus loin, l’agréable mélodie à trois temps d’une étude de Bertini, s’échappant de la fenêtre d’une villa, est parvenue a mon oreille. Ce compositeur est de ceux que j’aime, il sait jeter de la poésie et du charme dans la plupart de ses exercices, revêtir d’un chant qui plaît la difficulté pour les doigts ; il est rarement ennuyeux, car on trouve, — chose fort rare, — de la mélodie dans son harmonie. Il possède le secret de la musique et devrait bien le communiquer à quelques compositeurs barbares et raboteux, malgré leur science et leurs prix du Conservatoire... Mais Bertini est encore loin de ton maître, de Frédéric Chopin, que je regarde, — et je ne suis pas le seul, — comme une des plus merveilleuses organisations musicales de notre temps.


Église de Vesancy.