Le Tour du Léman/21

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 189-197).


XXI

Vesancy. — Gex. — Céligny.




Gex, 14 sept. — 2 heures

La route de Gex passe derrière les hauteurs hérissées de sapins de Mussy, contrefort avancé du Jura, dans une vallée peu étendue, froide et boisée, où les habitations sont rares et pauvres. J’étais triste sans trop savoir pourquoi, nuageux comme le paysage ; mon sac me pesait, mon bâton m’était incommode, ma légère casquette fatiguait mon front, et je poussais lourdement du pied les cailloux du chemin. Enfin je suis arrivé à Vesancy, village d’une certaine importance, dont j’aime la position découverte et les alentours pittoresques ; de ce lieu on aperçoit très distinctement la sous-préfecture de Gex, au flanc de la montagne de la Faucille ; cette petite ville, vue de cette distance et des cimes de Mussy, est assez semblable à un de ces éboulements de pierres, de rochers brisés, que l’on voit sur la pente des carrières.

Le vieux château de l’endroit, vaste, massif, irrégulier, à tours rondes, — ancien fief des De La Forest de Divonne, famille encore existante, — a fixé mon attention ; il est occupé par le cabaret de la Réunion des Bons Enfants, — nom fort commun dans le midi de la France, — par une école primaire et par divers locataires villageois.

L’intérieur de cette grande gentilhommière que j’ai visité ne m’a rien offert d’intéressant, et je n’ai trouvé d’autres traces du passé que deux écussons accolés, sculptés sur la boiserie d’une alcôve, surmontés d’une couronne de comte et ayant pour supports des lions ; à ces armoiries pend une croix de Malte. L’écusson de droite est de gueules au chevron d’or, l’autre de sinople à la bande d’argent frétée ou treillissée de...

La petite vieille église ou plutôt la chapelle de Vesancy, située au fond d’une ruelle, a une couleur rustique qui me plaît mieux que les dorures, les marbres et les colifichets de ces boudoirs mondains que l’on nomme Notre-Dame de Lorette, La Madeleine et Saint-Vincent de Paul, que tous ces temples païens que l’on dirait élevés aux arts plastiques plutôt qu’à Dieu. Il y a autant de distance de l’étable où naquit le Christ à ces musées fastueux, que de l’humble condition des apôtres à la morgue et à la vanité de nos évêques se donnant pour leurs successeurs.

Le clocher et le toit de l’auvent de cet oratoire champêtre, poétique par ses détails, sa vétusté, sa pauvreté même, sont faits de planchettes de sapin d’un gris ardoisé, ordinaire couverture des maisons du Jura, ce qui nous explique la destruction par incendies de Saint-Claude en 1799 et de Salins en 1825.

Une paysanne de Vesancy me dit qu’une vieille dame était venue tout récemment dans le village, qu’elle n’avait pas revu depuis notre première révolution.

À l’aspect du château, elle essuya ses yeux humectés par l’émotion et le contempla longtemps ; ensuite elle se rendit à l’église, en reconnut parfaitement les moindres objets, retrouva le banc de famille où elle prenait place tous les dimanches au temps de sa jeunesse, alla s’y asseoir, et, la tête dans ses mains, évoquant de chers ressouvenirs d’autrefois, elle pleura délicieusement. Je n’ai pu avoir de renseignements précis sur cette vieille dame.


Je suis à Gex, chef-lieu du pays de ce nom, qui forme un arrondissement du département de l’Ain.

Ce pays produit des fromages fort connus, des moutons-mérinos qui ne le sont pas moins, et la ville, bâtie en amphithéâtre au pied de la montagne jurassienne des Rousses, vivifiée par le passage de la route de Genève à Paris, renferme 4,000 âmes environ... Voilà ce qu’on lit dans toutes les géographies.

Ce n’est pas, comme tu dois le penser, de semblables renseignements que je suis en quête.

Une vieille porte à horloge, d’une bonne physionomie, et que le goût moderne ne tardera pas sans doute à abattre ou à travestir outrageusement, rappelle que Gex eut des remparts et fut le siége d’une baronnie considérable.

L’évêque de Genève y transporta son tribunal et sa résidence au moment de la Réformation ; là il était assez loin de sa ville épiscopale, enthousiaste des nouvelles opinions religieuses, pour ne redouter aucune entreprise contre sa personne, et assez près pour pouvoir épier le moment opportun et rentrer dans la plénitude de son autorité spirituelle et temporelle.

Ce moment ne vint point.

Le P. Menestrier nous a laissé cette description des armoiries du Pays-de-Gex : d’azur à troies broies ou morailles d’or en fasce l’une de l’autre, au chef d’argent chargé d’un lion issant de gueules.

Ce blason rappelle par les broies celui des Joinville, qui furent barons de Gex.

D’une terrasse plantée d’arbres, au sommet de la ville, où est placée l’église paroissiale, on voit se dérouler le plus éblouissant des panoramas : tout le bassin de Genève, si riche, si poétique, si merveilleux, semé de campagnes, d’opulentes fermes et de villages, parmi lesquels on distingue Collex et Ferney. Ce paysage bleuâtre et verdoyant, d’une magnificence sans égale, qu’on ne se lasserait pas d’admirer, en extase, a pour dernier plan la chaîne des Alpes du Faucigny, au-dessus de laquelle s’élancent les crêtes neigeuses du Mont-Blanc.




Quand on éprouve un embarras pécuniaire, les créanciers les moins traitables sont les gens que l’on a toujours payés avec le plus de ponctualité.

Ceci a tout l’air d’un gros paradoxe, mais c’est une vérité incontestable.

En faut-il conclure qu’il y a sottise à acquitter ses dettes ponctuellement ?

Peut-être...

Mais je ne conclus pas.

*

Chez nous, en ce moment, le clergé catholique réclame à grands cris la liberté... d’étouffer la liberté.

*

À vingt ans : Illusions dorées, enthousiasme universel, idées généreuses. À quarante ans, — et souvent même à trente, hélas ! — Déceptions navrantes, sombre désenchantement, froid égoïsme.

*

En général les belles femmes ne sont pas jolies et les jolies ne sont pas belles.

Les premières, grandes et fortes, possèdent la noblesse du maintien et l’ampleur des formes ; les secondes, petites et frêles, ont en partage la finesse et la grâce, — elles sont véritablement femmes.

Les séductions de celles-ci me paraissent irrésistibles.

*

N’écrasons jamais une laide chenille parce qu’elle peut devenir un beau papillon ; ne bafouons jamais un artiste, un écrivain dont les débuts sont faibles, car nous ne connaissons pas les germes qui sont en lui et qui peuvent se développer plus tard, les transformations heureuses qu’il peut être appelé à subir : le découragement que les sarcasmes font naître, c’est l’insecte qui coupe les racines des plantes.

*

Le nuage se résout eu pluie, l’emportement de la femme jalouse, outragée, dédaignée ou trahie, se résout en pleurs.

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Il n’y a rien, je crois, d’absolument mauvais ou inutile dans les choses de la création ; la ronce est hérissée d’épines, mais, verte et vive, elle clot les champs, arme les haies, borde les chemins, et produit la mûre pleine d’un suc violet et vineux pour les abeilles et les passants ; sèche et morte, elle sert à allumer les fours des villages et les feux des pâtres, elle donne une belle et pétillante clarté.

*

Les Vaudois sont plus Français qu’ils ne le croient et ne le voudraient. Pour moi, si je n’étais pas de notre grande nation, je voudrais être de leur petite peuplade[1].

*

Un homme sans barbe ressemble à un arbre sans feuilles, à un pré sans herbe, à un buisson dépouillé.

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— Voilà un beau temps pour les cultivateurs, me disait un jardinier dans un parc au bord du lac, — c’était le moment des semailles et il avait plu.

— Voilà un vilain temps pour les voyageurs, répliquai-je en montrant ma chaussure souillée par la boue des chemins.

Ce qui fait du bien aux uns fait du mal aux autres.

*

La littérature cadavéreuse et à fortes émotions pervertit le goût moral, comme l’usage journalier des mets épicés et des liqueurs alcooliques gâte le goût physique.

*

Je cherche vainement dans l’histoire littéraire des fils de grands écrivains ayant marché sur les traces de leurs pères. Les tentatives faites par ces pauvres rejetons pour conserver son éclat au nom qu’ils portaient furent presque toujours malheureuses.

Qui songe maintenant, par exemple, à Louis Racine et à Crébillon fils ? Qu’ont-ils produit qui soit digne des deux tragiques auxquels ils devaient l’existence.

Je doute fort que M. Alexandre Dumas fils et M. Henri de Kock puissent égaler jamais leurs illustres papas.


Mais trêve de sentences et d’aphorismes.




Le délicieux village de Céligny forme une enclave genevoise dans le canton de Vaud, et ses maisons neuves et propres se groupent sur une colline séparée du lac par la voie publique. Tous les étrangers qui passent ici doivent une visite à Belleferme, grande et somptueuse campagne qui a pour maître M. Bernard, banquier de Genève ; l’ordre, la structure, la disposition des bâtiments construits sur le modèle d’un vaste chalet de la Suisse allemande m’ont paru vraiment extraordinaires ; c’est une exploitation rurale sur une immense échelle.

Il n’y a que les princes ou les hommes de finance qui puissent faire élever de pareilles constructions.

L’étable à vaches est spacieuse, parquetée, et il y règne une propreté étonnante ; la basse-cour, entièrement close par un treillis de fer, figure une immense volière de luxe où l’on pourrait placer plusieurs nichées d’aigles.


Église de Céligny.
  1. Elle était alors calme et heureuse, aujourd’hui elle est agitée et malheureuse. — À coup sûr, je n’écrirais pas cela aujourd’hui.