Le Tour du Léman/25

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 225-234).
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XXV

Ferney.




Ferney, 20 sept.

Tu connais ce lieu très renommé, mon cher Émile, et tu as cela de commun avec tout le genre humain ; car qui n’est pas venu ici a lu dans maints livres la description du château en général et de l’appartement du rez-de-chaussée en particulier qu’habitait l’illustre railleur ; donc je ne te dirai rien du nombre, de la forme et de l’étoffe des fauteuils dudit appartement, des tableaux qui le décorent, des reliques (non pas religieuses !) que tant de pèlerins dévôts ou non, croyants ou incrédules, sont venus tâter, palper, écorner, flairer et rogner, des objets soustraits frauduleusement ou obtenus à prix d’argent de la cupidité du concierge, des rideaux du lit arrachés par lambeaux et de mille autres folies de ce genre dont on parle depuis quelques soixante ans. — Tu sais mon horreur pour les redites et j’aime à croire que tu la partages.

La première fois que je vis Ferney, je fus considérablement désappointé, je trouvai certes l’avenue belle, l’habitation spacieuse, le pays sain et joli, rien ne me parut très remarquable, mais je me dis :

C’est Ia demeure de Voltaire.

Donc tout voyageur lettré ou non, littérateur ou calicot, croit ne pouvoir pas se dispenser de l’honorer de sa présence... Il se détourne de sa route et vient voir... quoi ?

Une couchette comme il y on a beaucoup dans les garnis du quartier-latin, des siéges Louis XV comme on en trouve partout, des lambris qui n’ont rien de trop luxueux, une chambre très ordinaire et parfaitement dévastée, un jardin distribué comme tous les jardins, un montreur bavard, ennuyeux et sot comme tous les individus de cette espèce, et tendant la main, dans le vestibule, à la sortie, pour recevoir son salaire ; — cet homme explique, selon l’usage, ce qui n’a nul besoin d’explication.

C’est tout.

On s’en va peu satisfait, peu émerveillé au fond, mais on peut dire sans mentir :

J’ai visité Ferney.

Je ne sais pas trop pourquoi je suis revenu dans ce bourg d’assez bonne mine, qui doit sa prospérité à Voltaire, à la route de Paris qui le traverse et au voisinage de Genève.

Avant que l’auteur de Zaïre n’eût acquis cette terre, Ferney n’était qu’un hameau misérable dans un petit vallon marécageux. Des chemins furent percés et le trop plein de l’industrie genevoise, c’est-à-dire de l’horlogerie, s’épancha dans le village qui ne tarda pas à s’accroître.

La Restauration n’a pas voulu que Ferney fût compris dans les villages livrés aux Genevois.

De ce côté notre frontière n’est qu’à une lieue de la Rome protestante.

À peu de distance de ce bourg dont le nom véritable est Fernex, en tirant vers le canton de Vaud, on trouve le village de Bossy, que l’on ne visite guère. Rousseau y passa quelque temps, dans son enfance, chez le pasteur du lieu, comme il le dit dans ses Confessions.

Ainsi Jean-Jacques, encore imberbe et insoucieux de l’avenir, habita tout près de l’endroit où Voltaire, vieux, décrépit, morose et malade, devait se retirer.

Ce rapprochement et celui que j’ai fait à propos de Genthod et de Prégny, — la contrée des naturalistes, — me font presque croire qu’il y a des localités prédestinées à certaines classes de grands hommes.

Les maisons de Ferney sont en grande partie des bouchons, des cafés, des cabarets, des auberges et des hôtels, ce qui indique une grande affluence de voyageurs. Pourtant j’ai eu de la peine à trouver un gîte, soit que mon modeste équipage indiquât un étranger dans l’impossibilité de faire une grosse dépense, soit que toutes les hôtelleries fussent véritablement encombrées. Enfin, après beaucoup d’allées et de venues, j’ai été hébergé dans un assez mauvais restaurant tenu par un boucher.


Je trouve ici des journaux de Paris et je les dévore comme un homme affamé de politique et de nouvelles, car depuis mon départ de Lausanne je n’ai pu mettre la main que sur un vieux numéro du Journal du Léman que je rencontrais invariablement dans tous les villages de ma route. C’était une maigre pitance, par ma foi !

Cette feuille écrite en patois roman m’a paru hostile à notre pays. J’y ai lu avec stupéfaction des inepties prodigieuses et entre autres celle-ci (je ne me rappelle que le sens de l’article) :

La France n’a dû sa gloire qu’à Napoléon... Avant lui nous n’étions rien, après lui nous ne pouvons rien être... Notre histoire est infiniment moins riche en grandes actions que celle de la Suisse... Nous sommes la dernière des nations, etc.

Deux ou trois colonnes dans le même goût !

Il y avait là jalousie basse, crasse ignorance historique ou insigne mauvaise foi.

Dans mon indignation j’ai saisi une plume et j’ai écrit au rédacteur pour réfuter toutes ces sottises.

Après je m’en suis repenti.

À quoi bon avoir pris cette peine ? le ridicule n’est-il pas là pour faire justice de l’insensée diatribe du publiciste roman : son journal, qui s’imprime à Nyon, ne se lit guère que dans le district de cette petite ville.

Il y a beaucoup de forfanterie, de jactance, d’outrecuidance républicaine chez certains journalistes vaudois et genevois prenant leur pays trop au sérieux. Il arrive parfois à ces messieurs de parler de nous assez cavalièrement, assez irrévérencieusement, surtout depuis la quasi-rupture à propos du jeune Napoléon-Louis ; chez nous on ne s’en aperçoit pas ou on ne fait qu’en rire.

Les roquets sont plus hargneux que les dogues ; les dogues ne s’émeuvent guère des aboiements des roquets.


J’ai trouvé dans ma chambre une carte de l’Europe collée au mur, et comme je l’examinais avant de me fourrer entre deux draps, je fus frappé de la mauvaise, de la pitoyable distribution des États qui composent ce continent, et je me mis à construire une utopie fort belle sur son remaniement général, avec la supposition de l’accord et de l’entente sincère de toutes les puissances.

S’il était possible que ce plan chimérique, absolument impraticable, du moins pour le moment, fût mis à exécution, une importance à peu près égale serait donnée aux nations, chaque pays aurait ses frontières naturelles, et les peuples de même origine seraient réunis.

Il faudrait pour cela que la France cédât la Corse (qui est toute italienne) à l’Italie ; que l’Angleterre se retirât de la ville espagnole de Gibraltar, nous livrât les trois îles toutes normandes qui sont dans la Manche, sur nos côtes, se dessaisît en faveur de la Grèce des îles Ioniennes qui sont toutes grecques, et donnât Malte à la Sicile ; que le Portugal fût réuni à l’Espagne ; que l’Algérie fût laissée à Abd-el-Kader ; que la Savoie, Nice, Genève, la Belgique et la rive gauche du Rhin fussent données à la France ; que l’on fît un seul royaume de toute l’Italie avec Naples, Rome ou Florence pour capitale ; que tous les États germaniques formassent un empire ; que la Suisse fût divisée en trois fédérations compactes, l’une composée des pays où l’on parle français, l’autre de ceux où l’on parle allemand, la troisième enfin du Tessin et de la partie italienne ; que la Turquie cédât à la Grèce la Thessalie et l’Archipel ; que la Suède, la Norwège et le Danemarck fussent sous le même sceptre : que la Pologne fût reconstituée entièrement.

La grande difficulté pour la réalisation d’une pareille refonte des États serait de donner quelque chose en Europe à la Russie et à l’Angleterre, car il faudrait nécessairement les indemniser de leurs pertes. — On y songerait !

N’ai-je pas découvert le secret du véritable équilibre européen ?


Il est impossible de voir Ferney sans se rappeler les deux pièces de vers dans lesquelles Voltaire a célébré cet endroit, savoir : l’Épître au Lac de Genève (1755) et celle à Horace ( 1771).

Dans la première, il s’occupe fort peu du lac mais beaucoup de Marathon, de la Grèce, de Rome, de Brutus, du Sarmate, de l’Anglais, du Batave, etc... Dans la seconde, il commence par se plaindre de Boileau, puis il reproche à Virgile et à Horace leurs flatteries à l’endroit d’Auguste, ensuite il déclare net à I’auteur de l’art poétique latin qu’il croit Ferney plus beau que Tibur, il s’étend avec complaisance sur le bien qu’il a fait au Pays-de-Gex dépeuplé par l’Édit de Nantes, en poursuivant il attaque, selon son habitude, le tiers et le quart, Ignace de Loyola, Calvin et le pape qu’il appelle plaisamment Vice-Dieu. Voilà à mon sens ce qu’il y a de meilleur dans ce morceau :

J’ai vécu plus que toi ; mes vers dureront moins ;
Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes soins

À suivre les leçons de ta philosophie,
À mépriser la mort en savourant la vie,
À lire tes écrits pleins de grâce et de sens
Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens.
Avec toi l’on apprend à souffrir l’indigence,
À jouir sagement d’une honnête opulence.
À vivre avec soi-même, à servir ses amis,
À se moquer un peu de ses sots ennemis,
À sortir d’une vie ou triste ou fortunée,
En rendant grâce aux dieux de nous l’avoir donnée...

Ce qui honore le plus la vie du grand homme de Ferney, c’est d’avoir rappelé l’industrie dans le bailliage de Gex, d’avoir remis I’agriculture en honneur, d’avoir fait d’un pauvre hameau un bourg populeux, bien bâti, et d’avoir créé des voies de communication.

On pourrait répliquer que Voltaire, seigneur du sol, agissait un peu dans son propre intérêt, j’en conviens, mais il n’en a pas moins accompli une œuvre éminemment philanthropique.

Cet arrondissement se ressent encore de ses malheurs passés, les villages sont clairsemés, rares, chétifs, de grands marécages et des terrains pierreux, incultes, s’étendent entre Gex et Saint-Genis, au pied de notre Jura, généralement aride, nu, déboisé.

Pourtant ce pays touche aux riches campagnes de Genève et de Vaud ; comment ses habitants ne se piquent-ils point d’émulation !




Dardagny.

J’ai dirigé mes pas vers quelques villages du Jura français et visité successivement Sergy, Allemogne, Toiry et Fenière, puis je suis venu coucher à Dardagny (canton de Genève), en passant par des gorges tristes et désertes que ravage en tout temps le torrent de la London.

Au petit château du Haut-Sergy, ancienne propriété du général baron Tissot, sur le versant de la chaîne jurassienne, en face du Mont-Blanc, à treize kilomètres de Genève, non loin de la grande route de Lyon et du village de Saint-Genis, une société genevoise vient d’établir des bains de petit-lait qui seront très prochainement ouverts au public ; le site en est si magnifique et le local si élégant, que j’ose prédire à cet établissement la faveur du beau monde.

De Sergy on fera dans toutes les directions de romantiques courses de montagnes, on ira voir les cimes de Reculet, point le plus élevé du Jura, les abondantes sources d’Allemogne et de Toiry, la vallée agreste de Chésery que sillonne le torrent de la Valsérine, la perte du Rhône, le fort de l’Ecluse qui défend un défilé, une des avenues de la France, la cascade de Bellegarde et les bergeries de mérinos à Naz qui appartiennent à M. Girod de l’Ain.

Mais ces excursions entraînent hors de la vallée du Léman et je ne veux point sortir de mon sujet qui, par lui-même, est très vaste comme tu le verras à la fin de ma correspondance.


Bains de Sergy.