Le Tour du Léman/26

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 235-244).


XXVI

Genève.




Genève, 21 sept.

J’aime cette définition de Genève par Victor Hugo :

« ... Une République et un Océan en petit. »

Voltaire a tracé un portrait peu flatteur de sa voisine :

« ... Une ville peuplée de vingt-quatre mille raisonneurs, une pétaudière ridicule ; la petitissime, la parvulissime, la très pédantissime république. »

Après avoir fait la part de la manie satyrique, de la malveillance coutumière sur toutes choses à peu près et de l’exagération, on est obligé de reconnaître qu’il y a du vrai dans ce jugement ; les Genevois n’ont pas changé et ne changeront jamais, ils ont la mine froide et raide, l’abord sec, le ton sentencieux et doctoral, l’air biblique, ils sont gourmés et collet-montés ; au fond pourtant ils valent mieux, je crois, que leurs dehors.

J’ai trouvé dans leurs murs de fort aimables gens ; — l’exception, tu le sais, confirme la règle.

M. Joseph Bard, antiquaire et poète (antiquaire surtout), a consacré à la ville où j’arrive un excellent article dans sa Vénus d’Arles ; on y trouve un cachet d’observation sagace, des aperçus très neufs ; le passage suivant mérite, je crois, d’être cité :

« ... Genève a imité de la France son exquise urbanité, son bon goût en toutes choses, son amour des convenances, sa délicatesse et son aménité sociales ; de la Grande-Bretagne, ses principes de gymnastique et d’éducation, ses habitudes graves, réservées, ses idées rationnelles appliquées à la vie domestique, ses raouts, ses thés, ses recherches du confortable, son luxe de chevaux et de voitures ; de l’Italie, ses traditions d’art ; de la Germanie enfin, sa passion pour les livres, l’histoire philosophique et les savantes études... »

Je pourrais consigner ici mille autres opinions de gens célèbres, si je me proposais, mon cher Émile, de t’adresser la matière d’un in-folio sur la seule ville de Calvin.

En voilà assez comme cela.




Genève est admirablement placée sur le Rhône qui sort du lac, limpide, diaphane, clapotant, pailleté, splendide à voir du charmant îlot de Jean-Jacques, du quai de Bergues ou du bastion de Chantepoulet. — Le Jura français et les Alpes savoisiennes closent le bassin enchanteur de sa campagne, dont les routes bordées de beaux arbres, garnies de bancs commodes, ressemblent aux avenues d’une terre de prince.

Mais je m’arrête..... J’oubliais que tu as fait ici une grande partie de tes études.

Certes la ville respire l’opulence, l’activité, le bonheur, mais sans le Léman et les montagnes je n’admirerais pas plus les quais qui sont spacieux et la rue de la Corraterie, que je n’admire la rue de Rivoli et les habitations tirées au cordeau.

Je professe une très médiocre estime pour les constructions modernes, et l’on en voit peu de vieilles dans cette vieille cité rajeunie.

Je ne m’enthousiasme donc nullement de l’hôtel des Bergues, de celui de la Couronne et de cette double rangée de hautes et blanches maisons toutes neuves, à quatre ou cinq étages, que l’on a tant reproduite sur des panoramas lithographiés et qui fait l’admiration du vulgaire.

Je suis venu prendre gîte, selon mon habitude, au Lion d’Or, bonne et simple maison de la rue du Rhône, où l’on n’a pas ce luxe inutile que l’on paie si cher dans les grands hôtels hantés par les voyageurs à berlines.

Il y a ici un cuisinier italien à qui il ne manque que de la réputation ; j’apprécie d’autant mieux ses talents distingués que je viens de faire une assez longue abstinence forcée dans l’intérieur du canton de Vaud.




C’est un grandiose et noble édifice que la cathédrale de Saint-Pierre, au point culminant de la ville ; on y trouve le style architectural de la transition mêlé à celui des treizième et quatorzième siècles ; par malheur, le comte Alfieri, oncle du célèbre auteur tragique, a plaqué sur la façade principale, à la place d’un vieux pignon à clocher, un péristyle imitant celui du Panthéon de Rome. Ce travail n’est pas sans mérite par lui-même, mais il forme ici, avec la vieille église, une discordance atroce, un disparate des plus pénibles, des plus choquants.

Cette malencontreuse colonnade m’a rappelé la façade par laquelle on a bêtement défiguré Saint-Eustache. L’intérieur de la nef a un caractère solennel, grave, religieux, poétique, mais les bancs des calvinistes étagés dans l’abside, éclairée mystérieusement par des verrières qui m’ont paru belles, l’encombrent et en gâtent l’effet.

Les antiquaires regrettent un beau jubé qui fut démoli au temps de Calvin.

J’ai mal visité cette basilique, grâce à un concierge importun, loquace, inepte, dont les voyageurs ne peuvent se débarrasser, et qui veut faire l’archéologue, le connaisseur, le savant.

Il me fit voir un chapiteau à feuilles d’alicante (d’acanthe). — Vous voulez parler sans doute de feuillettes d’Alicante, dis-je en gardant mon sérieux.

Et plus loin des fûts canulés (cannelés).

Ce mot m’a rappelé certaine profession ou confession de foi des Réformés de Mérindol, en Provence, de laquelle j’ai extrait ce passage curieux et bon à citer :

« ... Le baptême est signe par lequel la purgation qu’obtenons par Ie sang de Jésus-Christ est en nous corroborée en telle façon que c’est le vray lavement de régénération et rénovation. »

Cette pièce, rédigée évidemment par un apothicaire, se trouve, je crois, dans l’Histoire des Églises réformées de Bèze.


Je suis allé, au sortir de la cathédrale, dans la rue des Chanoines qui en est voisine et où demeurait Calvin, mais on n’y trouve aucune inscription qui indique la maison du législateur-apôtre, de cette maison si bien située, disent les écrits du temps, d’où l’œil pouvait embrasser les deux Salèves, le Mont-Blanc, le Jura et le lac, devant laquelle il y avait un jardinet jonché de verdure, de fleurs, et égayé par les oiseaux.

N’est-il pas étrange que Genève n’ait élevé aucun monument à son Réformateur, au père de son église ?

Personne n’a pu ou n’a voulu me montrer le tombeau du savant picard dans le cimetière de Plainpalais.

J’allais oublier les tombeaux de Saint-Pierre, ils ne méritent pourtant pas cet oubli et valent bien ceux de Lausanne et d’Aubonne ; ils recouvrent, comme dans cette dernière ville, des ossements français, des dépouilles célèbres :

La sépulture du fameux Henry, duc de Rohan, prince de Léon, un des meilleurs et des plus fidèles capitaines de notre Henri IV, son ami de cœur, colonel-général des Suisses au service de France, l’un des chefs du parti huguenot, de celui qui fit la guerre de la Valteline, occupe une chapelle latérale ; c’est un beau morceau en marbre blanc. Le duc est représenté assis sous des colonnes. Sur le monument, au pied duquel sont couchés des lions, on voit les armes de Rohan et la couronne ducale.

Tu sais, mon ami, que le prince fut forcé, sous le règne de Louis XIII, de se réfugier à Genève, ville qu’il chérissait d’ailleurs, et mourut à Kœnigsfeld des suites de la blessure qu’il avait reçue à Rheinfeld en combattant les Impériaux (1638). Son corps ayant été embaumé fut porté à Genève, suivant sa volonté dernière, et sa veuve (Marguerite de Béthune, fille de l’illustre Sully) lui éleva ce mausolée, comme il est dit dans l’épitaphe latine qui est fort longue et résume la vie et la mort également glorieuses du prince :

Posvit infelix æternvm æterni lvetvs monvmentvm.

Plus tard, les restes mortels de Tancrède, fils putatif du prince, exhumés de Charenton, vinrent prendre place dans ce tombeau, qui, au dire de Spon, reçut aussi la duchesse de Rohan le 3 janvier 1661.

Le mausolée fut enlevé à l’époque de la Terreur par ordre du gouvernement de Paris, mais depuis on l’a rétabli tel qu’il était avant l’occupation française.

Rohan fit du bien à la ville, qui lui doit la superbe promenade du mail de Plainpalais. Ce prince n’était pas seulement un général de la plus haute distinction, mais aussi un écrivain ; il a laissé des mémoires et divers autres ouvrages.

J’ai encore remarqué contre un mur l’épitaphe latine, en style baroque, d’un autre Français, d’un autre réfugié protestant, d’un autre ami de Henri IV, de Théodore Agrippa d’Aubigné.

Cette inscription tumulaire, composée par le défunt lui-même, est une espèce de leçon publique et permanente qu’il fait à ses descendants ; en voici à peu près la traduction :

« Au nom du Seigneur très excellent et très grand, ceci, mes enfants, est ma dernière volonté et mon dernier souhait pour vous : jouissez du doux repos que je vous ai acquis par beaucoup d’inquiétudes, par des moyens honnêtes, en dépit des orages et des traverses qui m’ont assailli. Ce repos vous sera assuré si vous servez Dieu et suivez les traces de votre père. Mais en agissant autrement vous ne pourrez pas avoir le bonheur. Votre père, qui vous a été deux fois père, qui vous fait cette recommandation, par lequel et non pas duquel vous avez reçu l’être et le bien-être, Théodore Agrippa d’Aubigné, octogénaire, a voulu écrire ces choses pour que vous vous en serviez comme d’un témoignage honorable si vous héritez de son ardeur pour l’étude, ou pour qu’elles vous soient un reproche déshonorant (opprobramentum) si vous dégénérez.

» Il est mort le 29 avril 1630. »

Je ne pense pas qu’il existe ailleurs une plus excentrique épitaphe. On y sent l’affaiblissement intellectuel causé par la vieillesse. D’Aubigné, obligé de quitter sa patrie sous Louis XIII, à cause de sa fameuse Histoire universelle qui fut livrée aux flammes par arrêt du parlement de Paris, trouva un refuge agréable à Genève où il vint précipitamment avec trois cent mille écus cachés dans les harnais de ses chevaux ; il fut reçu avec de grands honneurs par les hospitaliers citadins, ses coreligionnaires ; donna son avis toutes les fois que l’on augmenta ou répara les fortifications de Genève, — car il avait de grandes connaissances militaires ; — épousa à soixante-douze ans une très jeune et très jolie fille de la famille du fameux juriste Burlamaqui, et acheta un fief que je visiterai bientôt.

Quelle existence agitée, errante, incertaine, troublée, pleine de luttes, de périls et d’étranges vicissitudes que celle de ce personnage !

Né en Saintonge, élevé dans les troubles civils, il lui fallut laisser longtemps l’étude à laquelle il s’était adonné et saisir l’arquebuse et la rapière pour défendre sa tête, sa croyance, son parti, comme il l’avait juré à son père à Amboise. Il encourut quatre ou cinq condamnations capitales, — ce qui ne l’empêcha pas de mourir fort paisiblement dans son lit.

Tour à tour aventurier armé, capitaine huguenot, pamphlétaire, ami et grand écuyer de Henri IV, historien, il dut quitter à jamais la France. — On l’inhuma dans le cloître de Saint-Pierre. Mme de Maintenon était sa petite-fille.

Un des plus célèbres évêques de Genève fut le cardinal de Brogny ; il fonda la chapelle des Machabées contiguë à l’église et où se tient maintenant l’auditoire de théologie.

J’ai fait de la cathédrale le sujet de cette lettre, mon bien cher, parce que tu habitais Genève à un âge où l’on préfère le jeu du ballon et du cheval fondu aux épitaphes, au style lapidaire et aux basiliques.

Je ne pense pas que tu te sois occupé beaucoup alors de Rohan et de d’Aubigné.


Ancien carrefour de Genève.