Le Tour du Léman/37
XXXVII
Les Allinges.
En approchant de la ville principale du Chablais, on découvre à droite une montagne isolée, qui, en un pays de plaines, paraîtrait fort haute, mais qui dans cette province n’est guère qu’une colline détachée de la chaîne des Alpes. — Elle a quelque ressemblance avec celle de Langin, qui porte comme elle une ruine ; de touffues châtaigneraies couvrent ses flancs rapides, et son double faîte se couronne des immenses décombres de deux châteaux-forts démantelés, au milieu desquels apparaît une petite chapelle blanche, dont la restauration ne date que de peu d’années.
Voilà les Allinges, site que je n’ai eu garde d’oublier, car c’est un des plus célèbres et des plus pittoresques, en même temps, du Chablais, une ruine héroïque, féodale, un lieu de pèlerinages dévôts, un oratoire de vœux au milieu de l’enceinte croulante d’une vaste place d’armes.
Mon premier soin a été, après avoir pris un peu de repos à l’Hôtel de l’Europe, de me diriger vers les Allinges, car je savais d’avance que Thonon n’offre rien de bien intéressant aux voyageurs.
Un chemin comme je les aime, qui passe près d’un moulin mu par d’abondantes eaux vives, m’a conduit en fort peu de temps au village des Allinges, situé presque au pied du monticule de ce nom, et qui est à demi caché sous d’épaisses feuillées. Une niche à madone m’a indiqué la voie qui conduit au sommet de la sainte montagne (comme on dit ici).
Chemin faisant, j’ai rencontré deux prêtres de campagne qui apparemment descendaient de la chapelle ; ils s’avançaient l’air hautain, la mine impérieuse, l’œil investigateur et dur, et leur regard semblait me dire :
— Salue-nous humblement !
J’ai passé sans me découvrir, car si je déteste les dehors arrogants, c’est surtout chez ceux qui se donnent pour ministres du Christ humble et doux.
Dans ces fortunées contrées les jésuites ont en main le pouvoir, ils règnent sur le souverain et par conséquent sur ses sujets ; pas n’est besoin de feindre, de dissimuler, de se déguiser, de louvoyer, de se frayer des routes souterraines, d’avancer tortueusement pour arriver à la domination des consciences, à l’empire de la famille, de la société, de l’État ; le clergé agit au grand jour, il dispense l’éducation, dirige et façonne à son gré la génération qui vient, commande par la terreur à celle qui s’en va. Il est sur son terrain, et il se sent fort, inattaquable, le gouvernement et lui se soutiennent mutuellement, ils peuvent ensemble tout braver, ils brident un peuple naturellement débonnaire, endurant, pacifique, et qui pousse la longanimité, la mansuétude, jusqu’à baiser les mains qui l’ont garotté.
Les prêtres, — depuis le plus petit vicaire, le plus mince recteur campagnard, jusqu’au plus opulent prélat, — marchent la tête haute, le front superbe ; on tremble à leur approche, on les salue profondément, on se courbe jusqu’à terre, mais eux répondent par un léger mouvement de tête à ces marques de respect. — On leur doit tout et ils ne doivent rien, car ils sont les maîtres du maître.
Quelle distance de ces hommes aux pasteurs vraiment évangéliques !
Au sommet d’une montée assez rude à travers la forêt, j’ai pénétré par une porte béante de vétusté dans l’enceinte du château, les murs ne sont plus que des tas de décombres informes, irrégulièrement éboulés et couverts d’arbustes parasites et de plantes pariétaires.
Aucun bâtiment n’est debout sur ces cimes, à l’exception de la chapelle qui s’annonce de loin par le plus étrange clocher du monde, par une sorte de tour qui, formant une moitié de circonférence, s’appuie au chevet du chœur.
Ces vestiges de constructions, ces pans de murailles, ces monceaux de cailloux entourent une terrasse spacieuse d’où l’on jouit d’une vue enchanteresse. On domine Thonon, tout le Bas-Chablais et le Pays-Gavot, le lac, les coteaux vaudois, beaucoup plus peuplés que ce pays, et la ligne à peu près droite du Jura s’étend à l’horizon ; derrière soi, s’élève à perte de vue le Mont-Hermone avec une chapelle au milieu des pelouses, et la vallée boisée, pastorale, où sont les villages d’Armoy, de Fessy et de Crevens.
Quand l’air est transparent on découvre les rocs nus de la Dent d’Oche et plusieurs alpestres gorges.
C’est à épuiser les formules admiratives !
Les masses vert-foncé des châtaigniers séculaires, des noyers énormes, ressortent avec vigueur sur l’éthérée nuance du lac, les Alpes montrent en détail leurs taillis de chênes, leurs forêts de sapins, leurs pâturages éclatants, leurs pics déchirés et leurs versants de neiges.
Décidément la rive savoyarde est beaucoup plus charmante, plus grandiose, plus poétique que la rive opposée, mais celle-ci, en revanche, témoigne d’une civilisation beaucoup plus avancée.
Les étrangers prosaïques dédaignent la première qui reste pauvre, et affluent sur la seconde qui leur doit son bien-être constant.
Les deux sommets de ce mont exposés à tous les vents portent chacun un inextricable fouillis de ruines étagées l’une au-dessus de l’autre, séparées par un petit vallon qu’il est difficile de traverser à cause du taillis épais qui le couvre ; étaient-ce deux châteaux ou les deux parties d’une immense forteresse, place d’armes principale du Chablais ?
Nul ne le sait.
Mais des gens pensent que ces fiefs jumeaux n’appartenaient pas au même maître, se faisaient la guerre ; ils basent cette opinion un peu hasardée sur la tradition du pays, et font remarquer que le château inférieur a des murailles plus épaisses du côté qui est tourné vers le château supérieur.
Il se pourrait que ces citadelles aient eu momentanément des possesseurs ennemis ou rivaux de puissance ; l’histoire de Savoie n’en dit rien, elle parle souvent du château (et non pas des châteaux des Allinges), lequel contenait au besoin une garnison de 1500 hommes, et mentionne fréquemment une noble famille de ce nom qui portait de gueules à la croix d’or.
La terre des Allinges a titre de marquisat.
L’historiographe Grillet dit que ses maîtres, de très vieille souche, eurent des alliances avec les comtes de Genevois, les barons de Faucigny et la maison Salvaing de Boissieu, en Dauphiné ; les cartulaires des abbayes de Saint-Maurice-en-Valais et d’Aulps nous apprennent, ajoute-t-il, que lesdits maîtres étaient appelés princes ; on en compte vingt-six générations jusqu’au marquis d’Allinges-Coudré de notre temps.
Le 14 septembre 1594, — c’est-à-dire soixante ans environ après l’introduction du protestantisme dans le Chablais où il régnait alors sans partage, — à la chute du jour, deux étrangers, simplement vêtus et voyageant à pied sans aucun bagage, se présentèrent devant le pont-levis du château, qui était alors plein de soldats, hérissé de canons et dans un formidable état de défense. Ayant décliné leurs noms, ils ne tardèrent pas à être admis auprès du baron d’Hermance, qui commandait la forteresse, et pour lequel ils étaient porteurs de trois lettres de recommandation.
L’un de ces voyageurs, âgé de vingt-sept ans, avait un extérieur mielleux et bénin, c’était François, fils du comte de Sales, gentilhomme savoyard de très bonne race ; l’autre était Louis de Sales, son cousin, tous deux prêtres par vocation ; le premier, au grand regret de ses parents.
Le baron reçut avec joie les voyageurs, lorsqu’il eut pris connaissance des lettres dont j’ai parlé ; l’une émanait du duc de Savoie, l’autre de l’évêque d’Annecy, dit de Genève, et la troisième du comte de Sales.
Comme il s’agissait de la conversion du Chablais, définitivement laissé à ses anciens maîtres par les Genevois et les Bernois, le duc ordonnait au gouverneur de la province de prêter aide et assistance aux missionnaires de bonne volonté qu’il lui envoyait. L’évêque le priait de les protéger ; quant au comte de Sales, il suppliait le baron, son ancien ami, d’empêcher que son fils et son neveu ne s’exposassent à de trop grands dangers par excès de zèle.
Le gouverneur, catholique de cœur et d’âme, n’avait pas besoin de ces missives écrites chacune dans un style différent pour protéger une entreprise qu’il avait appelée de tous ses vœux ; il fit le meilleur accueil aux deux prêtres, les invita à souper et leur donna des appartements dans la forteresse.
Le lendemain matin la messe fut célébrée dans la chapelle, — ce qui n’avait pas eu lieu depuis fort longtemps, — puis le baron fit visiter à ses hôtes le vaste château et ses moyens de défense ; les ayant conduits sur la terrasse près des canons en batterie qui la bordaient et menaçaient la plaine, il leur dit : « Nous n’aurons pas besoin de tout cela si les calvinistes peuvent se résoudre à vous ouïr. »
Pendant qu’il parlait, François, appuyé sur le parapet, restait abîmé dans une contemplation douloureuse ; il découvrait dans la campagne des croix renversées, des monastères et des églises en ruines, et il sentait son cœur se fendre, se briser..... Enfin il laissa couler ses larmes et s’écria (s’il faut s’en rapporter à l’auteur de sa vie) : — Seigneur, les peuples révoltés contre vous et contre votre Christ sont entrés dans votre héritage ; ils ont profané vos temples, aboli votre culte, ruiné votre sanctuaire ! Levez-vous, Seigneur, jugez vous-même votre cause, mais jugez-la dans votre miséricorde.
Une autre version prête ce langage à François de Sales : « Voilà donc comme le Seigneur a arraché la haie de cette vigne autrefois si chérie ; voilà comme il a détruit tous les murs qui la défendaient ; elle est devenue déserte, elle est exposée au pillage et foulée aux pieds... Ô Chablais ! ô Genève ! ô Jérusalem ! convertissez-vous au Seigneur votre Dieu. »
Les deux cousins commencèrent, d’après les conseils
du baron d’Hermance, par ouvrir une mission à Thonon, ils s’y rendaient à pied chaque matin quelque temps
qu’il fît, ne portant avec eux qu’un bâton et un sac dans
lequel étaient une bible et un bréviaire ; le soir, par
précaution, ils revenaient coucher aux Allinges.
Ils eurent à surmonter de grands obstacles, à vaincre de vives répugnances, et voyant bien qu’attaquer de front le culte établi, c’eût été s’exposer à échouer complètement, ils procédèrent par les finesses, les feintes, les ruses, les équivoques, et le sapèrent à petit bruit jusqu’au moment où le prince, violant avec déloyauté le traité de Nyon qui garantissait la liberté de conscience dans le Chablais, prêta à ses envoyés l’appui de la force brutale.
Ces moyens répugnaient sans doute à François de Sales, et il eût préféré arriver à son but par la seule persuasion ; pourtant il laissa faire le duc, et l’opposition que ses historiens lui attribuent fut ou trop faible ou hypocrite.
Le doucereux convertisseur s’insinuait adroitement de maison en maison, il faisait accroire que le catholicisme était calomnié par les Réformés, et débitait un singulier amalgame des deux doctrines.
Quand il eut gagné assez de simples, de faibles, de crédules, de gens craignant le duc, il cessa cette comédie et jeta le masque.
Pendant qu’en France Henri IV accordait à ses anciens coreligionnaires l’Édit de Nantes, François de Sales obtenait de son souverain l’expulsion du clergé protestant, et lui faisait rompre un traité qui l’avait remis en possession d’une province.
Il lui écrivit ceci, entre autres choses, le 15 décembre 1596 :
« ..... Il importe beaucoup qu’en observant les articles du traité de Nyon, et laissant la liberté de conscience à ces peuples, vous favorisiez principalement et absolument les catholiques. »
Ce conseil fait peu d’honneur à François, il blesse les plus vulgaires notions de la justice.
Le missionnaire persévérant eut, au dire des panégyristes, mille embûches à déjouer, mille périls à traverser, mille fatigues à éprouver.
Par une nuit noire d’un rigoureux hiver, regagnant, — escorté d’un valet, — son refuge inexpugnable, il s’égare, et après avoir fait bien du chemin, il arrive fort tard dans je ne sais quel méchant hameau dont toutes les maisons sont fermées. Nos gens vont de porte en porte, demandent l’hospitalité d’une voix lamentable, disant qu’ils sont exposés à périr de froid ; le valet nomme son maître sottement, ce qui fait qu’on n’a garde d’ouvrir, car tous les habitants sont d’obstinés calvinistes. Mais Dieu veille sur ses serviteurs qui ont le bonheur de rencontrer le fournil du village encore chaud, et qui s’y blottissent jusqu’au jour.
Une autre fois il reste toute une nuit exposé à la pluie, n’ayant pu se faire admettre chez des paysans inhumains.
Une autre encore il couche à la belle étoile au milieu d’une ruine des bois, et médite pendant que les ours et les loups hurlent dans l’ombre.
Enfin les calvinistes, irrités de ses nombreuses conquêtes spirituelles, jurent sa perte, des assassins attentent à ses jours.
Mais Dieu est toujours là !
Je me méfie de ces récits, dont le fond est peut-être aussi digne de créance que celui des miracles du Mont-des-Voirons.
Comment croire, cher ami, à la véracité des écrivains ultra-catholiques, quand on a lu ceci dans l’Histoire de Calvin, par M. Audin (page 16 de l’Introduction, tome Ier) : « La maison royale de Savoie est trop catholique pour être despote. »
Qu’en dis-tu !
Il y a des gens qui ferment les yeux en plein jour et qui soutiennent qu’il fait nuit.
Eh ! quoi, monsieur, vous osez avancer que les princes de Savoie ne sont point despotes !... de grâce, lisez l’histoire, vous y verrez tout au long les massacres des Vaudois du Piémont qu’ils ordonnèrent pendant nombre d’années ; — n’est-ce pas pis que du despotisme ! n’est-ce pas une atroce intolérance, une exécrable cruauté !
Au moment où je trace ces lignes, il n’est pas permis de prier Dieu avec liberté dans ce royaume, le culte protestant y est interdit. Les Réformés, je l’ai déjà dit, ne peuvent y acquérir des immeubles sans la permission royale. — Leur condition ici peut être comparée à celle des juifs en Europe il y a quelques centaines d’années.
J’appelle cela, moi, du despotisme, car il faut bien appeler les choses par leur nom.
Pendant que François de Sales catéchisait les Chablaisiens, son père lui écrivit pour le dissuader de poursuivre son dessein, et lui dit qu’il fallait, en désespoir de cause, contraindre les peuples à recevoir la foi par la seule bouche du canon.
Mais le jeune homme ne voulut point abandonner sa tâche ; en 1595 il avait presque entièrement rétabli l’ancien culte, et s’occupait à planter des croix au bord de tous les chemins ; il eût mieux valu planter des arbres fruitiers et rendre à l’agriculture un pays ravagé par de longues guerres.
Le 6 septembre de l’année suivante, il conduisit de Thonon à Annemasse une nombreuse procession (la distance entre ces deux localités est d’une dizaine de lieues au moins), et assista aux prières des quarante heures qui furent célébrées solennellement et attirèrent vingt ou trente mille catholiques.
Il releva les couvents de la contrée, refit la règle de plusieurs et fut chargé par le pape de ramener le vieux patriarche de l’église genevoise, l’héritier de Calvin, Théodore de Bèze, dans le giron de l’église romaine (le saint père sentait quel coup une pareille conversion eût porté au protestantisme) ; il échoua complètement dans cette folle expédition.
La crosse épiscopale, puis la canonisation furent la récompense des travaux de François de Sales, comme chacun sait.
Le saint était sceptique en fait de mariage, il l’avoue ingénument dans ce passage de ses œuvres :
« Le mariage est un certain ordre où il faut faire la profession devant le noviciat ; et s’il y avait un an de probation, comme dans les cloîtres, il y aurait peu de profès. »
On conçoit qu’avec une pareille opinion il n’ait pas pu se résoudre à épouser Mlle de Veigy, dont l’histoire nous a laissé les plus séduisantes peintures.
Une bise très froide souffle, le lac est d’un vert foncé et le temps brumeux : ce qui prête à ces ruines une sinistre majesté.
François de Sales écrivit sans doute d’ici, et sous l’influence d’une pareille température, que le feu est bon douze mois chaque année.
La chapelle, lieu de pèlerinage très fréquenté, est d’ailleurs peu remarquable ; on voit sur les murailles du chœur quelques traces de fresques et sous un globe le chapeau du missionnaire chablaisien, — dont je ne garantis pas l’authenticité.
Le petit édifice, éclairé par des ouvertures en forme de croix, porte sur sa façade deux tablettes de marbre avec des inscriptions latines.
Voici celle qui est à droite :
DUCENTOS POST ANNOS
IMMENSIS OBSTRUCTUM RUDERIS
ET DUM OMNIA CIRCUM RUERENT
INTEGRUM DIVINA PROVIDENTIA SERVATUM
VOLONTARIS FIDELIUM DONIS AC OPERIB.
NEC NON CLERI CHABALLICENCIS OBLAT,
MAXIME VERO PETRI JOSEPHI REY
ILL-ISSIMI AC R-DISSIMI ANNEC. EPISCOPI
ZELO PIETATE AC LARGITATE
RESURREXIT
ARCIS ABLINGIANÆ SACELUM
ANNO SALUTIS
1836[1].
Celle du côté gauche est ainsi conçue :
DEVIIS PRO PATRIBUS
HIC
PRECES FUDIT ET LACRIMAS
DIV. SALESIUS
QUOSQUE INFENSISSIMOS PRIMUM INVENIT HOSTES
HOS TANDEM FIDISSIMOS ECCLESLE CATHOLICE FILIOS PEPERIT
AD PASTOREM ERGO, AD APOSTOLUM ET PATREM
HUC ACCURITE POPULI
CHABALLICENSES ET EXTERI,
HUC ACCURITE GENEVENSES[2].
Entre midi et une heure j’étais de retour de ma promenade, j’avais traversé des bois, des taillis, des chataigneraies séculaires, un hameau chétif au revers de la colline des Allinges, et j’avais regagné la ville par un autre chemin, par un vallon silencieux d’où les ruines se montrent sous un aspect nouveau.
Cette course est de celles dont je garderai le meilleur souvenir.
En suivant la principale rue de Thonon j’ai aperçu une petite boutique de libraire, dans l’étalage de laquelle se faisait remarquer un mince in-12 vert, dont le titre a suffi pour fixer mon attention :
Il va sans dire que j’ai acheté cet ouvrage, car venant d’explorer la noble ruine des Allinges, tout ce qui traite de ce sujet devait naturellement m’intéresser, puis il fallait saisir l’occasion qui se présentait d’apprécier sur un échantillon la littérature savoisienne, la littérature permise, bien pensante, orthodoxe, ou, en d’autres termes, la littérature fausse, plate, timide, niaise et béate ;— j’allais faire cette étude moyennant deux francs.
Qu’est-ce après tout que 96 pages d’inepties pour qui lit vite !
Ce livre, pensai-je en l’empochant, ne peut être qu’une production de sacristie, une œuvre de tonsuré... qu’importe ! voyons... il n’est pas de mauvais écrit qui ne contienne quelque chose de bon, de profitable, d’utile.
Là-dessus je me rendis à la promenade de la ville qui touche l’Hôtel de l’Europe, c’est une terrasse plantée de gros arbres et fort élevée au-dessus du bas quartier, misérable réunion de chaumières que l’on nomme Rive, et qui entoure une sorte d’ancien manoir occupé par des tanneurs.
Je m’assis sur un banc, et tourné vers le lac je me mis à lire le Pèlerinage de l’ermite de Bange.
C’est une relation en huit petits chapitres des impressions, des pensées, des observations d’un croyant après sa première visite aux Allinges, où on l’a amené en 1843 pour le faire assister à une cérémonie religieuse. Il a reçu l’hospitalité du curé de la paroisse et dédie son opuscule à un ami absent.
L’ermite-pèlerin cherchant l’origine du mot Allinges cite plusieurs opinions parfaitement creuses à ce sujet : les uns, assure-t-il, le font dériver de ad ligna (dans les bois), d’autres d’ab lingua (sans langue ou sans langage), d’autres encore, — avec plus de vraisemblance selon lui, — du mot teutonique Alleinig (unique), qu’expliquerait l’admirable et exceptionnelle position des Allinges, à moins que le nom d’Alleinig ne soit celui des seigneurs Burgondes qui construisirent ou habitèrent le château.
Laissons cela.
« Grillet fait observer, ajoute l’ermite, que l’ancien bourg des Allinges devait être le lieu le plus considérable du Chablais proprement dit dans le xe siècle, puisque le curé de cette paroisse, qui était l’un des huit doyens ruraux de ce diocèse, siégeait dans les assemblées générales du clergé, immédiatement après l’évêque et le prévôt. »
Puis il parle des guerres des dauphins et des comtes de Savoie, et du siége des Allinges qui demeurent définitivement à ces derniers avec le reste du Chablais.
Plus loin, à propos de la conquête bernoise et du ministre Farel, qui fut envoyé pour gagner à l’Évangile les Chablaisiens, et échoua dans sa mission, il assure que depuis ce temps-là on appelle un Farel ou une langue de Farel, en Chablais et en Faucigny, un homme qu’on veut insulter, qui parle méchamment, sans aucune retenue.
Vient ensuite, mon ami, le récit de l’arrivée des deux de Sales aux Allinges, l’exposé rapide de leurs entreprises couronnées d’une pleine réussite, — le duc aidant, — et ce que l’on rapporte au sujet de la conversion de la garnison du château, premier succès des deux missionnaires.
Le sixième chapitre commence ainsi :
« Environ cent ans après la mort de saint François de Sales, c’est-à-dire au commencement du dix-huitième siècle, le roi Victor-Amédée II fit démolir la forteresse des Allinges, et les matériaux furent vendus. La chapelle, on ne sait comment, demeura debout, environnée et couverte de décombres, et exposée à toutes les injures du temps. Un siècle plus tard, à l’époque de la révolution française, quelques vandales du philosophisme et de l’impiété l’aperçoivent et frémissent de rage. L’ordre est donné de la raser entièrement. Les hommes chargés de cette inique mission arrivent sur la colline. À l’aspect de ce monument religieux auquel se rattachent de si doux souvenirs, une force surnaturelle semble enchaîner leurs bras ; ils s’en vont sans avoir osé toucher cet édifice. Mais effrayés par les menaces de ceux qui les avaient envoyés, ils reviennent à la charge et se disposent à renverser la chapelle, quand tout-à-coup un orage des plus terribles les disperse et les force à renoncer à cette entreprise. Dès lors ce projet odieux fut oublié, et la chapelle demeura, comme auparavant, en butte aux intempéries des saisons. Sa voûte était surchargée, dans toute son étendue, d’un tas de décombres qui avait onze pieds d’épaisseur. On a peine à comprendre comment elle n’a pas été écrasée sous ce fardeau. »
Enfin la chapelle fut rendue au culte et réparée en 1836 comme il appert de l’une des inscriptions latines de sa façade, l’inauguration eut lieu solennellement le 14 septembre.
J’ignore ce que l’on nomme un triduum, mais j’apprends par le livre qui m’occupe qu’on en célèbre un chaque année, avec indulgence plénière, les 14, 15 et 16 septembre.
Ce fut à celui de 1843 que prit part l’ermite de Bange ; l’évêque d’Annecy, qui se nommait Monseigneur Rendu, s’y rendit, et on lui fit une réception d’honneur, avec cavalcade de gens portant des lances de bois, détonnation de boîtes, grand branle de cloches et garde d’honneur, composée d’une compagnie de fantassins qui forme la garnison de Thonon.
Dans son transport le narrateur de la mirifique solennité s’écrie :
« L’élan de cette religieuse paroisse fut vraiment sublime[4]. Rien n’avait été négligé pour faire à l’illustre pontife[5] l’accueil le plus solennel et le plus touchant. »
Je ne veux pas te transmettre les détails de cette fête, te parler des processions qui se déroulaient sur le flanc de la colline, des confréries, des oriflammes, des chants sacrés, je préfère te régaler de cette page qui termine dignement le septième chapitre :
« L’évêque partit sur le soir et fut accompagné jusqu’à Thonon par les cavaliers qui étaient allés au devant de lui le matin. Quand les fantassins eurent fait leurs adieux militaires au prélat, leur commandant, jeune soldat en congé de la brigade de Savoie, adressa avec enthousiasme une harangue à ses compagnons d’armes. Mon cœur me ferait un reproche, et vous auriez raison de me blâmer si je ne vous répétais ses dernières paroles, que ma mémoire a fidèlement retenues :
« Soldats, je suis content de vous ! vous avez fait honneur à notre seigneur l’évêque. Vous avez fait honneur à notre curé, et vous n’avez pas déshonoré la paroisse..... Rompez les rangs... »
Que t’en semble ?... n’est-ce pas inimaginable à force de béotisme ?
Tu vois maintenant à quel degré d’imbécillité sont les intelligences sur la rive gauche du Léman.
Que penser des gens illettrés de ce pays, quand ceux qui se piquent de littérature écrivent sérieusement des billevesées de cette espèce !
- ↑ Après deux cents ans l’oratoire de la forteresse des Allinges, obstrué de décombres énormes, alors que tout croulait autour de lui, ayant été conservé intact par la divine Providence, fut restauré grâce aux travaux et aux dons volontaires des fidèles, aux offrandes du clergé chablaisien et surtout au zèle, à la piété et à la libéralité de Pierre-Joseph Rey, très illustre et très vénérable évêque d’Annecy, l’an du salut 1836.
- ↑ Ici le bienheureux de Sales répandit des larmes et pria ardemment pour des concitoyens égarés qu’il trouva d’abord ennemis déclarés de l’Église catholique, et qu’il finit par rendre ses plus fidèles enfants. Accourez donc auprès du pasteur, de l’apôtre, du père, peuples du Chablais, accourez étrangers, accourez Genevois !
Vain appel ! Ceux-ci font la sourde oreille et n’accourent point.
- ↑ Annecy, Joseph Prévost, libraire-éditeur, 1844.
- ↑ Le mot est heureux.
- ↑ L’épithète est merveilleusement choisie.