Le Tour du Léman/38

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 387-411).


XXXVIII

Ripaille.




Parc de Ripaille.

En parcourant ces délicieuses campagnes riveraines on trouve à tous les pas de vieilles maisons de prière ou de guerre, des masures monastiques ou héroïques qui ne veulent pas disparaître entièrement du sol, résistent de leur mieux au temps et aux hommes ligués contre elles, et sont pleines de souvenirs. Parmi ces respectables, mais peu respectés édifices, il faut placer celui dont j’ai à t’entretenir :

La journée était peu avancée et le ciel se rassérénait ; je suis sorti de Thonon par la route d’Évian que j’ai bientôt quittée pour prendre, à gauche, un chemin qui traverse une côte de vigne, et descend vers les spacieux bâtiments d’une terre située à l’une des extrémités du plus vaste golfe de ce littoral.

C’est le domaine de Ripaille que sa position avancée au milieu des eaux fait découvrir de fort loin, et par delà lequel le grand torrent de la Dranse a son embouchure.

Pour y arriver on passe par Concise, où l’on remarque deux gentilhommières à l’état de squelettes, pantelantes, lézardées, décoiffées, dont l’une est presque entièrement à jour.

Ce hameau offre un agréable point de vue quand on le contemple de Thonon, et de Concise, par réciprocité, la ville se présente merveilleusement au sommet d’un littoral presque à pic supportant de hautes terrasses et des maisons qui paraissent ne pas craindre le vertige.

Grande était mon impatience de visiter la cénobitique et princière résidence qui m’attirait sur la plage, d’atteindre le but de ma promenade ; je n’ai pas accordé à ce paysage autant d’attention et d’admiration qu’il en mérite.

Avant de te décrire ce qui reste de l’ermitage-palais de Ripaille, il convient, je crois, de te parler de son illustre fondateur, de celui qui donna à cet asile paisible et écarté un européen renom.

Le 9 novembre de l’an de grâce 1434, une foule considérable et éblouissante de seigneurs, de prélats, d’abbés venus de tous les États soumis à la couronne ducale de Savoie, se pressait dans la grande salle d’apparat d’une vaste et belle habitation construite depuis peu au bord du Léman, près d’un couvent de l’ordre de Saint-Augustin, au milieu d’un immense parc de chênes planté en étoile et dont les sept allées avaient chacune pour perspective une ville ou un bourg du Pays-de-Vaud. Cette demeure, construite à grands frais, renfermait sept appartements séparés, avec jardins et préau particuliers ; au-dessus de chacun s’élevait une tourelle à machicoulis : celle du chef de la maison dominait les autres.

Quand les nobles conviés eurent pris place, le duc Amédée, huitième du nom, parut et alla s’asseoir sur un trône, entre ses fils Louis et Philippe. À ses pieds se tenaient Humbert, bâtard de Savoie, et les deux maréchaux du duché, dont l’un était de la très puissante, très antique et très redoutée race des Montmayeur. Amédée prit la parole et fit un long discours dans lequel il passa en revue tout ce qui était advenu sous son gouvernement ; il eut à entretenir l’assemblée de beaucoup d’événements heureux et d’utiles réformes dues à la sagesse de ses vues et à son amour bien connu pour la justice. — Puis il déclara son intention formelle, irrévocable, de finir ses jours en paix, après un règne de cinquante-un ans ; et sur ce, ayant appelé le prince Louis, qui portait alors le titre de Comte de Genevois, — et non pas celui de Comte de Genève, comme on l’a prétendu par erreur, — il le fit mettre à genoux, lui donna l’accolade en lui ceignant l’épée, lui attacha au cou l’ordre du collier de Savoie ou de l’Annonciade, le créa prince de Piémont et l’investit de la lieutenance-générale du duché. Ensuite il conféra à son autre fils le titre de Comte de Genevois. Enfin il exhorta pathétiquement les deux frères à vivre dans l’union, dans la concorde, à s’entr’aimer, à se concilier l’affection de leurs parents et de leurs peuples, à tenir la parole jurée et à rendre la justice avec une intégrité parfaite. Ses particulières recommandations au prince Louis furent de se montrer en toutes circonstances le soutien et le défenseur zélé de l’Église et de la foi. Il déclara, en outre, que sa volonté était que non-seulement son fils, mais encore ses petits-fils et descendants prissent pour conseillers intimes, secrets, dans les affaires d’État, le doyen et les chevaliers-ermites de l’ordre séculier de Saint-Maurice, qu’il instituait à Ripaille dès ce moment.

À ce discours succéda la lecture des patentes de la lieutenance, et la bénédiction paternelle donnée aux princes ; après quoi chacun se sépara fort impressionné, car Amédée était en possession de l’amour de ses sujets et de la vénération universelle.

Le lendemain de cette solennité, le duc endossa l’habit d’ermite de Saint-Maurice avec six nobles hommes, ses compagnons, ses confidents, ses amis, qui, prévenus d’avance de sa résolution, et ne pouvant se résoudre à se séparer de lui, avaient témoigné le désir de s’y associer. Ces gentilshommes étaient Henry de Colombier, seigneur de Wufflens, au pays de Vaud ; Claude du Saix, seigneur de Rivoire ; Lambert Oddinet, président du conseil de Savoie, à Chambéry ; François de Bussy, seigneur d’Erya, en Bugey ; Amé de Champion et Louis de Chevelu, seigneur dudit lieu, près du lac de Bourget.

Amédée était alors âgé de cinquante-six ans ; il avait affecté à la fondation de Ripaille un revenu de deux cents florins d’or pour chaque chevalier-ermite, et de six cents pour leur chef ou doyen, qui devait toujours être nommé par le duc de Savoie.

Le costume de ces reclus eût ressemblé, en tous points, à celui des anciens anachorètes sans la croix d’or qu’ils portaient au cou ; il ne se composait que d’une longue robe de drap gris à capuce. Le port de la barbe et des cheveux longs était de rigueur, et il fallait, en public, tenir à la main un bâton noueux et tortu.

On a débité toutes sortes de fables sur cette retraite, on a porté le nombre des ermites à dix et à douze[1]. On les a coiffés d’un capuchon rouge et d’un chaperon bleu.

Le vieux chroniqueur de Savoie Paradin est le seul écrivain, je crois, qui avance qu’Amédée et ses amis vécurent là en même austérité, macération de corps, pénitence et vie contemplative ; il ajoute : « Ainsi furent ces princes plusieurs années en habits d’ermites, faisant une vie plus angélique qu’humaine en ce lieu estrange, où ils n’y fréquentoient ny bestes, ny gens, et ny bruoient que hymnes, pleurs et prières à la façon des Saints-Pères de Thébaïde... »

Ces assertions sont entièrement contraires à la vérité historique et aux dires des contemporains.

Non, mon ami, le duc et ses commensaux ne se condamnaient point à une rude pénitence ; non, ils ne jeûnaient point, ne priaient guère, ne se macéraient nullement, mais vivaient dans un doux loisir, une continuelle et extatique admiration de la nature ; ils consacraient deux jours de la semaine seulement aux choses de la religion, et, pendant les cinq autres, ils vaquaient aux affaires politiques, recevaient une société brillante, choisie, et ouvraient volontiers, sans doute, leurs tourelles aux jolies Chablaisiennes à l’œil noir et voluptueux à la fraîche carnation, aux formes pleines de sève.

On appela cela faire ripaille, et cette expression s’est conservée jusqu’à nos jours.

Les Augustins du voisinage étaient les indulgents directeurs de ces reclus sensuels.

Monstrelet dit, au rebours de Paradin, qu’Amé de Savoie, retrait à Ripaille, menait une vie aucunement solitaire, et il dit vrai.

Là, nos chevaliers enfroqués avaient de gras troupeaux, d’excellents fruits, de copieuses moissons, des celliers où on laissait vieillir les vins des meilleurs crus de Crépy ; le lac fournissait à la table cénobitique la lotte, la truite et d’autres poissons délicats ; la montagne était trop proche pour que le gibier et la venaison pussent manquer.

Les mœurs de ces ermites n’ont jamais été l’objet d’attaques sérieuses, et les bruits répandus par un rival du duc ayant un grand intérêt à lui nuire, à le noircir, doivent nous être fort suspects. — Je reviendrai sur ces bruits et sur leur auteur.

Plusieurs historiens du temps louent à l’envi la piété, la continence et les exemplaires vertus d’Amédée VIII.

Tu dois te rappeler, cher Émile, ces vers de Voltaire (Épître au Lac de Genève), pièce déjà citée à propos de Ferney :

Au bord de cette mer ou s’égarent mes yeux,
Ripaille, je te vois. Ô bizarre Amédée !
        Est-il vrai que dans ces beaux lieux,
Des soins et des grandeurs écartant toute idée,
Tu vécus en vrai sage, en vrai voluptueux,
Et que lassé bientôt de ton doux ermitage,
Tu voulus être pape et cessas d’être sage ?

Dieux sacrés du repos, je n’en ferais pas tant ;
Et malgré les deux clefs dont la vertu nous frappe,
        Si j’étais ainsi pénitent,
        Je ne voudrais point être pape.

Étudions un peu maintenant la vie et le règne d’Amédée VIII, nous verrons ce qui l’amena à Ripaille, ce qui l’en arracha, et enfin ce qui lui fit reprendre l’habit de Saint-Maurice.

Fils d’Amé ou Amédée VII et de Bonne de Berry, il vint au monde dans le château de Chambéry le 4 septembre 1383, et reçut le baptême de Guillaume de Menthonay, évêque de Lausanne ; la chronique dit que pendant la cérémonie trois abeilles se placèrent, l’une sur le front de l’enfant, les deux autres sur ses mains, et n’en purent être chassées, ce qui fut regardé comme un présage infaillible de la mansuétude de son caractère, de l’extrême bénignité de son humeur.

Ce prince n’avait que huit ans quand son père lui laissa le trône ; la régence, dévolue à sa grand’mère Bonne de Bourbon, finit en 1398. Quelques années après, Amédée acquit le comté de Genevois ou territoire d’Annecy, ce qui rendit la Savoie plus redoutable à Genève, et il prit pour femme Marie de Bourgogne, fille de Philippe le Hardi, mariage qui lui permit de s’immiscer dans les affaires de la monarchie française, et le rendit l’auxiliaire des Bourguignons.

En 1416, la Savoie proprement dite, le Genevois, la Bresse, le Bugey, le Val-Romey, les Dombes, les Pays-de-Vaud et de Gex, le Piémont, une partie du Valais et quelques communes comprises aujourd’hui dans le canton de Fribourg étaient sous son obéissance. Dix ans après il accrut ses possessions aux dépens de son beau-frère, le marquis de Montferra. Ses États furent érigés en duché par l’empereur Sigismond.

Jusqu’ici la fortune lui avait été pleinement favorable, tout lui souriait, ses peuples vivaient heureux au milieu d’autres peuples affligés de la guerre et de la disette ; il fondait des couvents, réalisait par son habileté des conquêtes pacifiques et songeait à promulguer d’équitables lois... l’heure des peines et des revers allait sonner.

La duchesse, qu’il aimait tendrement, meurt de la peste à Turin en 1428 ; deux ans après, l’alliance qu’il avait contractée avec Louis de Châlons, prince d’Orange, en vue de conquérir et de dépecer le Dauphiné, — éternel objet de convoitise pour la maison de Savoie, — aboutit à la bataille d’Anton où l’armée française, sous les ordres du sire de Gaucourt, remporte une éclatante victoire ; enfin un gentilhomme de Bugey, nommé Galois de Sure, à qui il croyait n’avoir jamais nui en aucune manière, et qui avait projeté de l’assassiner, alors que sans nulle défiance, sans garde, sans précautions, il était à Pierre-Châtel (dessein abominable que d’imprévues circonstances firent avorter), médite contre sa personne un nouvel attentat qui devait avoir lieu à Thonon, mais qui par bonheur est découvert[2].

Cette série fatale de tribulations, une soif ardente du repos, le dégoût de régner, la fatigue d’une longue administration et quelques mécomptes politiques amenèrent Amédée à Ripaille, cependant il n’abdiqua pas précisément et se réserva une large part dans la conduite des affaires, la part qui revient de droit à l’expérience consommée, à la maturité, à la sagesse.

On a aussi attribué, assez légèrement à mon sens, la résolution d’Amédée à des vues cachées, à une nouvelle et subite ambition : celle des hautes dignités ecclésiastiques ; on a avancé, sans preuves bien positives, qu’il vécut en ermite dans le seul but de réaliser des économies, d’amasser des sommes considérables qui devaient servir puissamment ses prétentions secrètes à la papauté.

Suppositions à peu près gratuites que tout cela !

Quelques années avant son installation à Ripaille, Amédée, frappé des vices de la législation, avait conçu le dessein très louable de les détruire ; c’est pourquoi Jean de Beaufort, son secrétaire, et Nicod Festi, de Sallanches, redigèrent, sous son inspiration, un corps complet de lois qui eut pour titre Statuta Sabaudiæ (Statuts de Savoie). Ce code établissait des juges-mages pour prononcer sur les contestations entre la noblesse et les communes, abrégeait et simplifiait les formalités des procès, accordait aux pauvres un avocat, ordonnait que leurs causes fussent plaidées gratuitement et avant toute autre, protégeait paternellement les orphelins et les mineurs ; enfin, — et ceci est remarquable pour le temps, — posait des limites aux priviléges du clergé.

C’est un monument qu’Amédée a élevé lui-même à sa mémoire.

Ces réglements, empreints du plus pur amour de l’humanité, ont mérité au premier duc de Savoie, au huitième Amédée, les surnoms de Sage et de Salomon de son siècle ; on l’appelle quelquefois aussi le Pacifique, soit parce qu’il ne montra pas des penchants fort belliqueux, soit parce qu’il remplit plusieurs fois le beau rôle de médiateur, de négociateur, d’arbitre, et s’interposa dans les querelles que la France eut avec l’Angleterre et la Bourgogne. Ce fut sous les ombrages de Ripaille qu’il écrivit le projet du traité d’Arras (1435).

Durant son règne, la Savoie atteignit à un haut degré de prospérité, et devint un des plus florissants pays de l’Europe ; mais ses successeurs ne surent ou ne purent continuer cette œuvre.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Rien.

Or, pendant qu’Amédée VIII vivait retiré dans son ermitage somptueux du Léman, l’Église, dont il s’était montré en maintes occasions le fils soumis et le champion vigilant, se voyait en proie à une crise terrible ; de graves conflits de pouvoirs, de scandaleux démêlés avaient lieu. Il semble que pour préparer, pour annoncer la Réformation, Dieu ait voulu donner au monde le spectacle des désordres et des emportements que l’ambition de la tiare devait susciter.

Voilà ce qui passait :

Deux autorités, ennemies déclarées, se disputaient la suprématie avec un furieux acharnement : l’une avait son siége à Rome, l’autre avait le sien à Bâle ; la première était celle du pape Eugène IV, la seconde celle d’un concile qui voulait que le souverain-pontife se soumît aux décisions des évêques réunis en synodes, et déférât à leurs avis ; le Saint-Père, jaloux de son pouvoir, avait résisté énergiquement et protesté de toutes ses forces contre les actes des prélats bâlois qui arboraient l’étendard de la révolte ; il avait ouvert à Ferrare un concile composé d’évêques à sa dévotion ; — de là, lutte incessante, guerre ouverte, schisme en un mot... Ce fut un assaut d’anathèmes, de malédictions, de vociférations, de contradictions, de grosses injures immondes.

Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévôts !

Le pape casse et annule tout ce qui émane de l’assemblée de Bâle, laquelle, par contre, prononce la déposition d’Eugène IV, délie tous les catholiques de leurs serments d’obéissance, et le déclare parjure, simoniaque, schismatique, perturbateur de la chrétienté.

Le pape furieux les traite alors de bêtes féroces, de fous et d’enragés.

Édifiant échange d’invectives !

Bref, le concile de Bâle ayant proclamé la chaire de Saint-Pierre vacante réunit des officiers du conclave et l’on procéda à une nouvelle élection (1439). Un beau jour. Æneas Sylvius Piccolomini, — qui, plus tard, devint pape et fut Pie II, — et le cardinal d’Arles arrivent à l’improviste chez les chevaliers-ermites et annoncent au duc que les suffrages de la majorité des prélats de Bâle s’étant portés sur lui il est pape. — Amédée se montre étonné, troublé, effrayé. — Aucuns disent que c’était pure comédie, qu’il avait tout préparé hypocritement et habitait le Chablais pour se trouver près de Bâle et entretenir plus facilement des intelligences avec les dissidents. — Quoi qu’il en soit il résiste, verse des larmes ; on le presse, on le conjure d’accepter en lui représentant que son refus serait fatal à l’Église ; il se laisse enfin persuader, il cède ; aussitôt les envoyés le dépouillent de son habit d’ermite, le revêtent d’une robe blanche et des insignes pontificaux, puis se prosternent à ses pieds[3]. Dès ce moment il prit le nom de Félix V.

Conduit à la célèbre et riche abbaye de Saint-Maurice en Valais, qui fut pendant quelque temps sa résidence, il s’assit sur le maître-autel et donna sa bénédiction à des populations nombreuses accourues pour la recevoir et assister à cette intronisation.

Bientôt après il émancipa entièrement son fils Louis, et déposa tout-à-fait le sceptre ducal (6 janvier 1440).

En dépit de la rage du parti adverse et du redoublement de colère d’Eugène IV, qui ne rougissait pas de le désigner par les mots de Veau d’or, Mahomet, Ante-Christ, Cerbère, il alla se fixer à Bâle et y fit son entrée solennelle ayant pour escorte son fils Louis, trois cents gentilshommes de ses États et deux cents hommes d’église de tous rangs, — depuis le simple moine mendiant jusqu’à l’abbé crossé et mitré, jusqu’aux prélats orgueilleux, — qui chevauchaient à ses côtés.

Il s’avançait sous un dais splendide, la tiare au front, monté sur une haquenée blanche caparaçonnée d’or ; il était précédé des deux cardinaux dont j’ai déjà parlé et du marquis de Saluces.

Ce cortége, reçu au son de toutes les cloches, s’achemina vers l’église de Notre-Dame où Félix donna sa bénédiction avec le plus pompeux appareil, puis il se retira dans le palais qui lui était destiné.

Peu de jours après, son couronnement eut lieu avec éclat et fut l’occasion de fêtes magnifiques.

En vérité, Amédée VIII mérite bien l’épithète de bizarre que lui a appliquée Voltaire. Il s’était réfugié à Ripaille par ennui du faste et du bruit, par lassitude insurmontable des soins, des tourmentes de la vie, et le voilà qui se plonge tout-à-coup dans des agitations plus grandes, qui s’expose aux haines d’un parti nombreux, aux attaques d’un pontife plus puissant que lui !

La papauté ou plutôt l’anti-papauté de Félix V dura neuf ans ; l’ex-duc nourrissant toujours le fol espoir de l’emporter enfin sur son adversaire créa des cardinaux et fit des bulles qui ont été réunies et publiées à Genève en huit volumes in-folio.

S’il était permis de rire un peu en traitant ce grave sujet, je dirais que ce furent des bulles de savon.

Le Concile de Bâle siégeant en permanence ne trouva rien de mieux, pour faire un revenu à Félix, que de lui donner le dixième denier de tous les bénéfices ecclésiastiques existant dans les pays soumis à son autorité spirituelle. Malheureusement ces pays n’étaient pas nombreux, ils se composaient de la Savoie, de la Suisse, de la Bavière, de l’Autriche, de la Hongrie, de l’Arragon et du Milanais. — Il faut citer encore parmi les partisans de l’anti-pape quelques universités de la France et de l’Allemagne, mais la majorité des Allemands ne voulut reconnaître ni Eugène ni Félix, et resta neutre attendant l’issue du schisme.

Le revenu de Félix fut donc presque insuffisant ou du moins très inférieur à celui d’Eugène, soutenu par les grandes puissances. La défection du roi d’Arragon décida du sort de Félix, dès lors il regarda sa cause comme perdue et songea à se dépouiller d’un vain titre qui lui attirait tous les ennuis que l’ambition déçue amène.

Nicolas V venait de succéder à Eugène IV. Le Concile de Bâle se transporta à Lausanne et la lutte entre les deux pouvoirs continua, mais avec moins d’acrimonie, surtout de la part des Bâlois. Le nouveau pape romain renouvela les anathèmes de son prédécesseur, et l’ancien duc, qui se voyait abandonné successivement par chacun, et à qui il ne restait plus, en définitive, que la Suisse et la Savoie, se soumit à Nicolas V et quitta la tiare dans la cathédrale de Lausanne, où s’étaient rassemblés cinq fois les débris du Concile de Bâle (1449).

À cette occasion on composa le vers que voici, placé plus tard sur la sépulture de Félix et écrit de la sorte :

LVX fVLXIt MVndo FeLIX CessIt NICoLao.

La lumière a brillé sur le monde, Félix a cédé à Nicolas.

J’ai voulu pénétrer le secret de la disparité des caractères que l’on remarque dans les mots de l’inscription, et je crois avoir réussi :

On s’est proposé évidemment de perpétuer d’une façon originale la date de la renonciation de Félix, et pour cela on a imaginé une combinaison de mots dans lesquels se trouvent quelques lettres formant des chiffres romains, dont l’addition donne le nombre 1449. — Ces lettres-chiffres ont été marquées en capitales, parce qu’il faut qu’elles frappent l’œil tout d’abord.

En écrivant ces dix-sept lettres par colonne, en plaçant de même à côté de chacune le nombre qu’elle représente et en additionnant on obtient la date historique, comme tu vas le voir :

L ___ 50
V ___ 5
X ___ 10
V ___ 5
L ___ 50
X ___ 10
I ___ 1
M ___ 1000
V ___ 5
L ___ 50
I ___ 1
X ___ 10
C ___ 100
I ___ 1
I ___ 1
C ___ 100
L ___ 50
1449

Le D qui figure dans l’inscription n’est point employé comme chiffre parce qu’à cette époque on ne s’en servait pas pour écrire le nombre 500.

Ce vers latin commémoratif est d’autant plus curieux que fort peu de personnes le connaissent.

La réconciliation des deux pontifes s’était faite sous les auspices de Charles VII, roi de France, et le concile des dissidents s’était en quelque sorte dissous au moment où la fameuse et sanglante bataille de Saint-Jacques se livrait aux portes de Bâle.


Cependant Amédée, quoique vaincu, voulut avoir part aux honneurs de la guerre, et son orgueil n’eut pas à subir un trop rude échec. Il fit avec Nicolas V des stipulations qui lui assurèrent la seconde place dans l’Église ; on le nomma cardinal, du titre de Sainte-Sabine, légat et vicaire du Saint-Siége en Savoie, en Piémont et en Suisse, on le confirma dans les fonctions d’administrateur du diocèse de Genève qui lui avaient été conférées par le chapitre de la ville en 1444, on lui laissa la direction des monastères de Nantua, de Payerne, de Romainmotier et de Saint-Benigne, enfin les cardinaux des deux obédiences et les titulaires des bénéfices accordés par Félix furent maintenus.

Voici ce qu’on lit dans le traité intervenu entre Nicolas V et l’anti-pape : « Il (Amédée) tiendra le premier rang après le pape : lorsqu’il ira voir le pape, celui-ci se lèvera pour le recevoir, le baisera sur la bouche sans exiger de lui des témoignages de respect. Amédée conservera les habits et ornements de la papauté, excepté l’anneau, le dais, la croix sur la chaussure, et on ne portera point devant lui la Sainte-Eucharistie. Lorsqu’il sortira de Savoie, il aura partout l’autorité et la puissance d’un légat a latere, il ne pourra être contraint de paraître en cour de Rome, ni dans aucun concile. »

Amédée revint à Ripaille auprès de ses commensaux (avec beaucoup de joie, à ce que l’on prétend), mais bientôt après il mourut à Genève, âgé de 67 ou 69 ans, en grand renom de sainteté. — On ne s’accorde pas sur la date précise de cette mort, qui arriva de 1450 à 1452. — Son corps fut enterré dans l’église de Ripaille où il fit maints miracles, s’il faut ajouter foi à la locale tradition.

Vers le milieu du siècle suivant, les Bernois s’étant emparés, presque sans coup férir, de toute la vallée du Léman, et faisant la guerre aux asiles religieux, aux reliques et aux sépultures vénérées, brisèrent impitoyablement le tombeau de marbre du bienfaisant Amédée, dans l’espoir d’y trouver un trésor ; les ossements du duc eussent été dispersés sans un pieux gentilhomme, nommé de Merlinge, qui les recueillit furtivement et les cacha à Évian ; longtemps après, ces restes d’un grand homme furent restitués au duc Emmanuel-Philibert, — d’autres disent à Charles-Emmanuel, — et ayant été transportés à Turin, occupèrent une place d’honneur dans la cathédrale.

Depuis lors, ils ont dû être inhumés définitivement dans la chapelle de la royale abbaye d’Hautecombe, au bord du lac de Bourget, nécropole royale, Saint-Denis des rois de Sardaigne, où l’on a réuni avec soin tout ce qui a pu être retrouvé des anciens comtes et ducs de Savoie, race chevaleresque, valeureuse et religieuse, qui a brillé d’un vif éclat en Grèce, aux Croisades, sur les champs de bataille de l’Occident, et compte les plus illustres alliances.

Amédée VIII a laissé une réputation que tous les rois devraient envier, montra un rare assemblage de qualités, de vertus et de talents : généreux, équitable, plein d’aménité et de douceur, sage, habile, prudent, adroit, ami de la bonne administration, accessible aux petits comme aux grands, très enclin à la bienfaisance, profondément pieux, il fut adoré de ses peuples ; cependant on peut lui reprocher une tortueuse ambition, l’usurpation du fief d’un de ses parents, et trop d’acharnement contre les sectes opposées au catholicisme.

Le soleil de la maison royale de Savoie a ses taches. Pendant vingt-cinq ans qu’il fut comte et trente-trois environ qu’il porta le titre de duc, ce prince eut le loisir de réaliser de vastes choses et sut agrandir ses États sans guerroyer et prodiguer le sang et l’argent de ses sujets.

Le dicton faire ripaille tire très vraisemblablement son origine des imputations exagérées des partisans d’Eugène IV, qui, pour empêcher Amédée de s’asseoir sur le trône pontifical, le représentaient comme adonné à tous les vices, à la luxure, à l’ivrognerie, à la goinfrerie, et ayant fait de sa retraite l’asile de tous les plaisirs honteux.

Il voulut que sa tour fût plus élevée que celle de ses compagnons, et ajouta une croix d’or à la bure des ermites, — vanité dans l’humilité.

La prophétie de Saint-Malachie (vraie ou apocryphe) qui traite des papes futurs appelle ce personnage Amator crucis (l’ami de la croix), soit par allusion au nom d’Amé ou Amédée, soit parce que cet anti-pape fut toujours très adonné aux choses saintes, soit encore parce qu’il y a une croix sur l’écu de Savoie.

Paradin fait remarquer que du temps d’Amédée VIII deux découvertes de très grande et très inestimable conséquence eurent lieu en Allemagne, l’une est celle de Guttemberg, homme de divin esprit, l’autre celle de Schwartz, un méchant moine inspiré du diable.

L’ordre des ermites de Saint-Maurice ne survécut pas, que je sache, à son fondateur. Lors du rétablissement de la religion catholique dans le Chablais, en 1614, François de Sales transféra à Ripaille la Chartreuse de Vallon, l’ermitage ruiné par les guerres du siècle dut être restauré. Il subsista jusqu’à l’époque de la révolution française et de la conquête de la Savoie (1792), il devint alors propriété nationale, puis propriété particulière, et l’on fit de regrettables abattis d’arbres dans les beaux bois du parc.

Pendant les longues guerres de Genève avec la Savoie, on avait établi à Ripaille un port où étaient à l’ancre des galères du duc. En 1589, les Genevois, dans une expédition commandée par M. de Sancy, officier français, comblèrent ce port, brûlèrent les embarcations qu’il contenait et saccagèrent l’ermitage.

L’étymologie du nom de Ripaille n’est pas difficile à trouver : elle provient assurément de ripa (rive).

J’ai pu visiter l’ermitage converti maintenant en maison de campagne, il était formé, comme je l’ai déjà dit, de bâtiments considérables ; aujourd’hui ils n’offrent rien de bien curieux aux visiteurs.

Des sept tours trois seulement subsistent encore, on ne voit plus celle d’Amédée VIII.

La cour principale est fermée d’un côté par une grande façade demi-circulaire où l’on remarque le fronton de l’église conventuelle soutenu par des pilastres ; le blason de Savoie intact en occupe le milieu.

Cette église, qui reçut la dépouille mortelle dAmédée, n’est plus qu’un fenil mal clos ; tout un vol de moineaux pillards qui s’était introduit par les fenêtres sans vitres s’est enfui à mon approche.

Dans un préau chaudement situé et garni de vignes en espaliers, un jardinier m’a offert des grappes d’un délicieux raisin muscat. En continuant ma promenade j’ai entendu des voix lamentables, des gémissements qui semblaient sortir d’un fond de tour ruinée, et j’ai presque cru à une apparition des chevaliers ermites. C’était une meute de chiens courants qui, enfermée dans une enceinte de décombres, hurlait d’impatience, d’oisiveté et d’ennui.

Je me suis acheminé ensuite vers le parc, dont les vastes pelouses sont foulées et tondues par de grands troupeaux de vaches.

De longues allées droites m’ont conduit sur la grève où j’ai aperçu un pavillon à peu près abandonné.

Le massif des montagnes qui bornent le Chablais est coupé par les hautes vallées alpestres de Saint-Jean d’Aulps (Alpium) et d’Abondance ; chacun de ces sauvages et rocheux défilés d’où sortent les divers torrents qui forment par leur jonction la Dranse avait jadis son couvent, — solitudes dans les nuages, sites sévères, silencieux et solennels, contrée de landes, d’épaisses sapinières, de châlets et de pâtres.

Le monastère d’Aulps, de l’ordre de Citeaux, établi en 1103, conservait précieusement les reliques de Saint-Guérin ; celui d’Abondance paraît avoir été fondé par des chanoines de Saint-Maurice, en Valais, l’an 1108. sur l’emplacement même des cabanes cénobitiques de Saint-Colomban et de ses disciples, qui, les premiers, défrichèrent ces lieux élevés et d’un difficile accès.

C’est de là que proviennent des laitages estimés et notamment les vacherins, préparations presque liquides et fort délicates que I’on coule dans des cerceaux de sapin raboteux, quelquefois garnis encore de la mousse des forêts et rustiquement fabriqués.




Thonon.

À la place qu’occupe la terrasse de la ville existait autrefois le château qu’Amédée VIII agrandit, qu’il habitait d’ordinaire, où il était né et où la plupart de ses actes politiques furent faits. Son fils Louis préférait cette demeure à toutes les autres, Amédée IX, son petit-fils, dit le bienheureux, à cause de son extrême dévotion, y reçut le jour.

Les Bernois rasèrent entièrement ce château ; il y a là une pyramide commémorative.

François de Sales, voulant répandre au plus vite les idées catholiques dans le Chablais qu’il s’était chargé de convertir, établit à Thonon une imprimerie qui fut quelque temps florissante.


Porte en ruines à Yvoire.
  1. ... Si retiro con deici cavalieri e 20 servitori tutti vestiti con un’ habito simile al suo, in un’ heremo vicino al lago di Geneva nella terra di Ripaglia dove pochi anni prima haveva edificata un abbatia sotto il titolo di san Mauritio. etc.
    Hist. de Piémont, de Ludovico della Chiesa.
  2. Ce misériable Valois mourut sur l’échafaud à Chambéry.
  3. Son élection ne s’était pas faite sans oppositions, il n’avait obtenu que 16 suffrages sur 33, à cause de son caractère de laïque ; on lui reprochait des débauches peut-être imaginaires, et ses ennemis (notamment le pape de Rome) le vilipendaient à qui mieux mieux.