Le Tour du Léman/39

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 413-418).


XXXIX

Une petite Aventure aux Eaux d’Évian.




Évian.

Mme la comtesse de **** est, — s’il faut en croire la chronique des salons de Paris, — dévorée du désir d’inspirer d’ardentes passions, bien que sur le retour de la saison d’amour (style poétique rocaille), ou, en d’autres termes, malgré ses quarante-cinq ans révolus. Airs agaçants, mines provocatrices, toilettes et désinvolture d’héroïne de roman, artifices de la mode, rien n’est épargné par elle pour plaire à la plus laide moitié du genre humain, mais rien ne réussit, — cela va sans dire, — rien ne réussira plus, hélas !

Il y a plusieurs années de cela, — ladite comtesse prenant les eaux à Évian, en compagnie de son vieux mari, joua dans une petite pièce, dont je t’envoie le canevas, cher ami, un rôle tout-à-fait convenable à son emploi de grande coquette.

Tu vas en juger :

Une chambre d’auberge meublée comme il te plaira, — il est environ dix heures du matin, — la comtesse s’habille (première toilette) pendant que le comte se plonge dans la piscine des bains et aspire les émanations combinées de plusieurs gaz fétides. — Notre baigneuse a envoyé je ne sais où sa femme de chambre et l’attend pour se faire enduire les cheveux de pommade mélaïnocome, laquelle ne se vend que vingt francs le pot. — Elle est seule. — Tout-à-coup un jeune homme bien mis et bien tourné entre sans frapper, — honte et frayeur de la comtesse surprise en chemise ou à peu près, elle se réfugie dans un cabinet mais oublie de s’y enfermer au verrou, — l’audacieux jeune homme la suit, se jette fort théâtralement à ses genoux et..... horresco referens !... lui saisit les pieds... — Évanouissement obligé de la comtesse, un divan se trouve là fort à propos, elle s’y laisse choir ; — alors le jeune homme, en lovelace novice, porte la main au cordon d’une sonnette et se met à carillonner de toute la force de son poignet, Ce tintamarre fait accourir les chambrières de la maison.

— On y va !...

— Qu’est-ce donc ?

— Qu’y a-t-il ?

— Eh ! vite... des sels, du vinaigre, dit le jeune homme.

— Qu’en voulez-vous faire ?

— Belle demande !... ne le voyez-vous pas ? Madame se meurt, madame est morte...

La pâmoison ne fut pas de longue durée ; l’intéressante beauté ouvrit languissamment les paupières, et s’adressant au jeune homme qui lui tenait sous les narines un flacon d’éther :

— Quoi ! s’écria-t-elle avec un courroux facile à comprendre, vous pouvez soutenir mes regards ! attendez-vous donc que je vous enjoigne de sortir d’ici et de n’y plus reparaître ?

— Fallait-il, madame, vous laisser évanouie ? Mes intentions sont de tout point louables... Qu’avez-vous à me reprocher ?

— Il ose le demander !... quel excès d’impudeur, quelle rare effronterie !

— Il me paraît que vous me jugez bien défavorablement et que.....

— Je vous juge d’après votre conduite immorale ; vous avez choisi pour vous introduire chez moi le moment où mon mari prend un bain... fi ! l’horreur !

— Ma faute, respectable madame, n’a pas l’énormité que vous vous plaisez à lui supposer, daignez seulement m’entendre..... j’espère obtenir mon pardon.

— Perdez cet espoir, dit la comtesse choquée d’inspirer tant de respect.

— Au nom du ciel ! souffrez que je me disculpe, quelques mots suffiront pour dissiper votre peu légitime indignation.

— Parlez, je le veux bien, mais surtout soyez bref et n’espérez pas vous faire absoudre par d’artificieux discours.

— Est-ce que nous pouvons nous retirer, madame la comtesse, demandèrent les servantes ?

— Non, restez ! je courrais trop de dangers... maintenant je vous écoute, monsieur :

— Avant tout je me permettrai une question : Est-ce à madame la princesse de Chamoïloskoff que j’ai l’honneur de parler, et cette chambre porte-t-elle le Nº 20 ?

— Vous êtes ici chez la comtesse de ****, au Nº 22.

— Tout s’explique et je vois ma méprise... mille pardons, madame, mille pardons... Je suis chirurgien-pédicure de mon état, et fils de Sion... en Valais, je me transporte chaque année, pendant le temps des bains, aux divers établissements thermaux de la contrée, où I’on m’appelle à cor et à cris. — je puis le dire. — Aujourd’hui une princesse russe, logée au Nº 20, réclame mon ministère ; muni de ma trousse je monte l’escalier, je m’engage dans un obscur corridor, je me trompe de porte et j’entre chez vous, croyant entrer chez ma princesse. — Ne prenez pas ceci en mauvaise part. — Voilà tout le mystère. Je profite de l’occasion, madame, pour vous offrir mes services : j’extirpe adroitement et guéris radicalement par un procédé ingénieux, dont je suis l’inventeur, les cors, oignons, durillons, œils de perdrix, etc. En 1833 Charles- Albert, par la grâce de Dieu roi de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem, prince de Piémont et Montferra, duc de Savoie, a daigné requérir mes soins, — honneur insigne, faveur inestimable dont je m’enorgueillirai toute ma vie. — Permettez, madame, que je vous montre à l’instant même une pellicule qui provient de l’un des orteils de sa majesté sarde, elle me suit partout, — la pellicule et non pas la majesté, — dans un médaillon d’or que j’ai fait faire exprès...

Tout cela fut dit avec une volubilité qui ne permit pas d’interruption.

— Je vous crois sur parole... je vous dispense de cette exhibition, s’écria la comtesse, rouge, dépitée, humiliée et confuse.

— Seriez-vous assez bonne, madame la comtesse, pour parler de moi aux personnes de votre connaissance qui viennent aux eaux et qui pourraient avoir besoin d’un praticien habile, d’un opérateur consommé. J’extirpe adroitement et guéris radicalement par un procédé de mon invention les cors, oignons, durillons, œils de perdrix…..

— Assez ! assez ! cria la comtesse suffoquée par la colère autant que par l’impatience, et en montrant au jeune homme la porte d’un geste impérieux.

— J’ai bien l’honneur, madame, de vous présenter mes devoirs, et je vous baise les… pieds.

La comtesse fit tout ce qu’elle put pour que cette ridicule aventure ne s’ébruitât point, mais ce fut peine perdue ; peu de jours après, non seulement tous les baigneurs d’Évian, mais encore ceux de Lavey et de Louèche s’égayaient aux dépens de la pauvre Indiana surannée, qui, pour fuir des mots railleurs, de continuelles bordées d’allusions ironiques, entraîna aux eaux d’Aix son cacochyme époux.

Par malheur, l’anecdocte du pédicure séducteur sans le savoir arriva dans cette ville en même temps que le noble couple. La comtesse alors persuada au comte que les douches aggravaient les maux dont il était atteint, et une belle et bonne chaise de poste emporta rapidement nos voyageurs vers Paris, et entra quelques jours après dans la cour de leur riche hôtel de la rue de Varennes.