Le Tour du Léman/41

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 433-442).


XLI

Meillerie. — Saint-Gingolph.




Saint-Gingolph (Valais), 4 oct.

Le moment approche où je vais être obligé, pour rentrer dans le canton de Vaud et terminer mon tour, de quitter cette merveilleuse route du Simplon ouverte par le génie de Napoléon. Belle entreprise qui, à mes yeux fascinés par la poésie, n’a qu’un tort : celui d’avoir détruit, presque en entier, ces rochers de Meillerie qui s’avançaient jusque dans le lac, et y trempaient leur base où les blanches mouettes venaient nicher, s’accoster gracieusement, pour employer la charmante expression de Victor Hugo.

Oh ! oui, cette route est de celles dont on ne s’ennuie point ; eût-elle cent lieues, on la trouverait trop courte.

Je la suis à petits pas pour prolonger le plus possible mon ravissement, mais j’atteindrai demain l’entrée de la vallée du Rhône, dans laquelle elle s’enfonce et dont je ne verrai que les confins.

Si doucement qu’on aille on avance, et l’on finit toujours par arriver.

Au delà des villages de pêcheurs de la Grande et de la Petite-Rive, et avant celui de la Tour-Ronde, j’ai remarqué, en fait de vieilles constructions, deux choses : l’une grande et orgueilleuse, l’autre petite et humble : le château de Blonay et un oratoire dont j’ignore le nom.

Le premier est situé à droite de la route, au bord de la montagne ; le second est à gauche de cette même route, au bord du lac. Le manoir, à l’époque de sa splendeur, était l’héritage d’une famille de chevalerie qui se divisa en deux branches plus tard, et forme aujourd’hui deux maisons bien distinctes, séparées par la différence de religion, de nationalité, de convictions politiques et par le Léman ; — elles n’ont conservé de commun que le nom ; leurs arbres généalogiques proviennent de rameaux enlevés à un même tronc, qui sont devenus troncs eux-mêmes.

Du reste, nul rapport maintenant entre ces deux familles tout-à-fait étrangères l’une à l’autre et qui, je crois, n’avouent pas cette communauté d’origine.

Il y a sur la rive gauche, en Savoie, un manoir de Blonay, — celui qui m’occupe, — et des Blonay catholiques, monarchiques, sujets de Charles-Albert ; il y a sur la rive droite, en Suisse, tout en face, un autre château de Blonay, et des Blonay protestants, républicains, citoyens vaudois — et barons malgré tout cela.

Reste à savoir lequel de ces châteaux s’éleva le premier... je l’ignore, mais je suis porté à penser que ce fut celui du canton de Vaud : — j’y ferai une ascension dans quelques jours.

Suivant toute probabilité les Blonay catholiques quittèrent ce vaste et imposant manoir, passèrent le lac, s’établirent en Savoie et reçurent du souverain, — comme dédommagement de ce qu’ils avaient abandonné par conviction, — une terre où s’éleva un nouveau fief qui prit le nom de l’ancien, mais qui n’a pas à beaucoup près l’importance de celui-ci.

Un M. de Blonay, mort depuis peu, était ambassadeur de S. M. Sarde près la Confédération ; il résidait à Lausanne.

Encore un château lézardé, délaissé, abandonné à des tenanciers.

Quant à l’oratoire, il n’appartient plus au culte, la porte est sans battant et les fenêtres n’ont pas de vitraux, pas même de vitres. Un bâton chargé de filets traverse son enceinte exiguë et s’appuie sur une pierre brute qui supportait l’autel.

À l’extérieur et à l’intérieur il y a des vestiges de fresques représentant des évêques et des saints.

Cet abandon d’une chapelle est, en Savoie, un fait très rare dont il faut s’étonner.

Les pêcheurs et les bateliers avaient, j’imagine, élevé l’oratoire à Notre-Dame de Bon-Secours.


À Meillerie, plus de ces monticules de châtaigniers qui d’Évian s’élèvent par gradins jusqu’aux cimes supérieures ; de hautes murailles grises et jaunâtres formées par des rochers calcaires que l’on mine sans relâche, que I’on éloigne peu à peu, arrêtent le regard.

Au faîte de ces carrières en grande exploitation, tantôt à pic, tantôt surplombantes, on voit une couche épaisse de terre végétale et des taillis à demi déracinés et comme suspendus au bord de l’abîme qui les menace d’une chute prochaine.

L’activité industrielle a modifié le caractère de ce paysage : les échafaudages, les cordes, le bruit du pic et du marteau, les explosions de la poudre, l’éboulement violent des quartiers de rochers, la fumée des fours où la pierre se calcine et devient chaux, les barques qui lourdement chargées de moellons effleurent la rive et se dirigent vers Genève n’ont rien de la poésie qui parfume quelques pages de la Nouvelle Héloïse.

Tout a bien changé ici depuis Jean-Jacques !

Meillerie est une petite colonie de chaufourniers et de mineurs, — rien de plus.




Une faible distance me sépare de l’extrémité du Léman, je suis le territoire de la Confédération, dans le canton du Valais, à Saint-Gingolph.

Ce bourg limitrophe, partagé en deux parties inégales par le torrent de la Morge qui coule à grand vacarme dans un lit rocheux, est à la base des croupes gigantesques du Mont-Blanchard, de celui des Cornettes, et sous les pics de la Dent d’Oche.

Prodigieux entassement de montagnes qui, de leurs masses abruptes, sauvages, anguleuses, écrasent la pensée !... Au sommet d’un rideau sombre de forêts de hêtres et d’aliziers, s’élève une couronne de pics déchirés, perdus dans les nuages ; une gorge affreusement belle en descend avec la Morge qui, avant de s’engloutir dans le lac, fait mouvoir les artifices d’une papeterie, d’un martinet et de quelques usines.

La sourde rumeur des forges, les épaisses vapeurs mêlées d’étincelles, le noir accoutrement des ouvriers contrastent avec la douce sérénité des eaux, et s’harmonisent avec les renfrognées et sévères perspectives de la montagne.

Tout ce qui se trouve sur la rive gauche du torrent appartient à la Savoie, l’autre bord est Bas-Valaisan.

Un pont de pierre joint les deux quartiers de ce village mixte, dont les biens communaux sont régis et administrés par le même conseil.

La meilleure auberge, — ancien château de la famille de Rivaz, — domine la partie suisse, qui a plus d’importance que la partie sarde ; — j’y suis venu loger et j’y ai trouvé à table d’hôte un certain original loquace, aux trois quarts fou, ivrogne entièrement, qui, pour se désennuyer, se fait volontiers le cicérone des étrangers, leur raconte la dernière révolution du Valais à laquelle il dit avoir coopéré, et se donne pour l’ami de M. le marquis de Custine, établi ici depuis plusieurs mois, et qui a écrit des lettres sur l’état de la contrée. — Cet auteur vient d’aller passer quelques jours à Vévey.

Ledit original m’a conduit à une grotte curieuse, cachée par un bouquet d’arbres, pratiquée dans une paroi de roc que le lac bat de ses vagues diaphanes, on y descend par une sorte d’escalier scabreux, et au risque de se rompre le cou, pour récolter d’humides stalactites.

Mon homme croit que la grotte de Vivier est celle que Jean-Jacques place à Meillerie.

Cette rectification géographique n’a pour moi aucune importance.

Un peu plus loin, en tirant vers le Boveret, la route rase une roche moussue qui répand une pluie de larmes ; cela s’appelle les Mille Fontaines.




Du Boveret (embouchure du Rhône).

Les Valaisans sont dignes de vivre sous le sceptre des monarques de Turin, et j’ai compris qu’on ait fait courir le bruit de l’incorporation de leur pays aux États Sardes en lisant ceci dans une feuille locale :

SÉANCE DU GRAND-CONSEIL.
Discussion du projet de révision de la Constitution.

« M. Iossen ne trouve pas suffisants ces mots : Au nom du Tout-Puissant, placés en tête de la Constitution, et propose d’y ajouter : Et sous la protection de la Sainte-Vierge, mère du Verbe-Incarné.

« Adopté...

« Art. 2. La religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État, elle seule y a un culte, la loi lui assure son appui...

« Art. 3. Les droits du clergé séculier et régulier sont maintenus et garantis...

« Art. 4. L’État supporte les frais de l’instruction publique dans les colléges de Sion, Saint-Maurice et Brigue ; l’enseignement n’en peut être confié qu’à des personnes vouées à l’état ecclésiastique..... »

Cette révision, acte effronté de réaction jésuitique et anti-libérale, est l’œuvre du Haut-Valais victorieux.




Je suis à l’entrée du Valais ou Vallée du Rhône, ancien département du Simplon, dans une plaine de sables et de bois d’aulnes si épais, si pressés, si embrouillés, si touffus, qu’un guide me sera nécessaire pour me tirer de ce dédale et gagner Noville, premier village vaudois.

Pour passer outre on est obligé de franchir sur une petite barque le fleuve qui entre tout limoneux dans le limpide Léman et en sort à Genève, — environ vingt lieues plus loin, — purifié et clair.

Un demi-cercle de montagnes chenues, sourcilleuses, à pic, telles que le Cubli, l’Arvel, la Dent de Jaman, les Pointes d’Aï et de Mayen terminent avec une sauvage grandeur le vaste bassin lémanique, et font un rempart à Villeneuve[1] .

Celui du Bas-Valais laisse entrevoir d’autres arêtes, d’autres aiguilles, d’autres cônes, et les neiges de la Dent du Midi par dessus ce long enchaînement de sommets chauves et osseux où les nuages et les aigles des Alpes viennent seuls se poser.

Le fleuve, qui partage à peu près également le val, forme la frontière de deux États confédérés qui ont l’un pour l’autre une sympathie fort médiocre : Vaud et Valais.

« Chose remarquable, — dit l’auteur du Rhin, — chacun des deux grands fleuves des Alpes, en quittant les montagnes, a la couleur de la mer où il va. Le Rhône, en débouchant du lac de Genève, est bleu comme la Méditerranée ; le Rhin, en sortant du lac de Constance, est vert comme l’Océan. »

Si j’osais ajouter quelque chose à ceci, je dirais que le Rhône et le Rhin sont frères par le nom et par la source comme la Saône et la Seine sont sœurs ; — les deux frères se séparent dès leur naissance, l’un tirant vers le midi, l’autre vers le nord, les deux sœurs font de même.

J’ai commencé et je continuerai à citer les ingénieuses et originales remarques de Victor Hugo sur ces contrées, en regrettant toutefois qu’il les ait ajoutées à son Rhin ; elles auraient été mieux placées dans le Rhône, — beau sujet de livre pour une plume érudite et poétique tout à la fois, et qui ne sera peut-être jamais traité.

Le Rhône !... c’est les Alpes, le Valais aux mâles beautés, le Léman splendide, Lausanne, Genève, le Bugey montueux, Lyon, Vienne, Valence, Arles, Tarascon, — cités romaines, — la Camargue, — delta du Nil français. — Le Rhône !... c’est la Suisse, la Savoie, le Dauphiné, la Provence, la France méridionale, la Méditerranée qui, si nous pouvons conserver l’Algérie, sera réellement un lac français.

En allant de Villeneuve à Vévey on découvre, à une prodigieuse hauteur, sur des versants très inclinés, sur des croupes herbeuses qui cachent les Ormonts, le Pays-d’en-Haut et d’inextricables rameaux de la chaîne des Alpes se liant aux montagnes de Fribourg et de Berne, des pâturages et des sapins éternellement verts, semés de vacheries de bois et de granges pour l’étivage, ou habitation durant l’été.


Une Gentilhommière à Mornex.
  1. Chaque année, le troisième dimanche d’août, on fait aux châlets d’Aï une copieuse distribution de fromages et de crème aux indigents de la contrée qui s’y rendent en foule.