Le Tour du Léman/42

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 443-464).

VILLENEUVE.



XLII

Bonnivard.




Château de Chillon, — 6 oct.

À quoi bon s’occuper des gens et des sites qui nous sont indifférents ?

Je ne te dirai rien, mon ami, de Villeneuve, « lieu triste dans un si beau pays »[1], et de ses marais traversés et alimentés par le torrent de l’Eau-Froide, sinon que ce bourg au pied des pentes mornes de l’Arvel est la limite de la course des bateaux à vapeur de Genève, commodes, élégants, vastes, beaux et bons marcheurs : Le Léman, l’Helvétie et l’Aigle. Je te dirai peu de chose du château de Chillon, « bloc de tours posé sur un bloc de rocher »[2], et cela pour plusieurs raisons qui me paraissent fort raisonnables :

Ce manoir des eaux est aussi connu que digne de l’être, — quiconque ne l’a pas vu en a lu mille descriptions. — L’auteur illustre, le poète-roi, auquel je viens d’emprunter une nouvelle citation, l’a décrit d’une façon si heureuse, si saisissante, si neuve, que marcher sur ses brisées serait un acte d’outrecuidance, de folie, une entreprise ridicule autant qu’inutile ; il ne faut pas toucher à ce qui a été traité par un maître, surtout quand on n’est soi-même qu’un disciple.

Relis donc, ami, cette lettre trente-neuvième du Rhin intitulée Vévey, — Chillon, — Lausanne, chef-d’œuvre de style et de pensée, où un éblouissant coloris poétique s’allie à une profonde vérité de dessin et aux observations d’un penseur, d’un philosophe, d’un savant qui, laissant de côté les redites et les lieux communs, — cette éternelle pâture des esprits vulgaires, médiocres, — sait voir et montrer dans un thème souvent traité ce que personne n’a su remarquer avant lui.


Mais si je n’essaie pas une mille et unième description du donjon où Pierre de Savoie, dit le Petit-Charlemagne, — étrange surnom qui renferme une contradiction signalée par le grand poète, — où Pierre de Savoie tint sa petite cour et reçut souvent ses hauts feudataires du Pays-de-Vaud, si je n’ajoute rien à tout ce qu’on a publié sur Chillon, — demeure princière, château de défense, puis prison féodale, et enfin aujourd’hui arsenal du canton de Vaud, — je veux te dire l’histoire du prieur qui languit six ans dans la crypte, et dont Byron a arrangé les aventures à sa guise, — ou, pour mieux dire, dont il a fait un roman de pure fantaisie. — Je veux te conter ce que je sais sur Bonnivard, ce que m’a appris la chronique qui traite des hommes et des choses du temps de la Réformation genevoise.


Avant la sécularisation des monastères ou, pour mieux dire, leur suppression, on voyait à Genève, près de la porte Saint-Antoine, une église ronde et un couvent sous le vocable de Saint-Victor. Dix moines de l’ordre de Cluny y faisaient leur résidence. L’église était une des paroisses de la ville et subsistait du revenu de terres situées aux environs.

Or ce couvent fut gouverné successivement par deux hommes de la même famille qui, en dépit de leur titre de gens d’église, chérirent Genève, les Genevois, et obtinrent un juste retour, — chose que l’on peut appeler merveilleuse ! — Tous les deux étaient Savoyards, originaires de Seyssel et issus des seigneurs de Lunes.

Jean-Amé de Bonnivard laissa le prieuré de Saint-Victor à son neveu François de Bonnivard dont j’ai à m’occuper.

Celui-ci, qui était né en 1496, fit ses études à Turin et prit possession, en 1514, — malgré sa jeunesse et grâce à la permission que le pape lui accorda, — du riche bénéfice de son oncle.

Bientôt, oubliant son origine patricienne, ne se considérant plus comme sujet du duc de Savoie, et se séparant du parti du clergé, il se voua corps et âme à la liberté, se fit enfant et citoyen de Genève, sa patrie d’adoption, se consacra tout entier à son service et favorisa le projet d’alliance et de combourgeoisie avec Fribourg, dont il était bourgeois lui-même.

Dès qu’il eut pris possession du prieuré, il commença à montrer sa sympathie ardente pour la cause des citadins :

Son oncle et prédécesseur, — qui, à ce qu’il paraît, savait au besoin soutenir ses intérêts à main armée, — avait fait fabriquer trois grosses couleuvrines pour attaquer le baron de Viry ; mais au lit de mort il en eut repentance, rentra en lui-même, se reprocha sa coupable velléité guerrière, et ordonna par testament que ces pièces d’artillerie fussent fondues et converties en cloches.

On allait mettre les canons dans la fournaise quand une idée soudaine vint aux Genevois, qui ne songeaient qu’à la défense de leur ville et à l’armement de leurs remparts : ce fut de proposer à Bonnivard de leur céder ces canons et de recevoir en échange un poids pareil de bronze : « Ce faisant, disaient-ils, vous nous ferez plaisir et accomplirez la volonté du défunt. » Le prieur y consentit volontiers, et le duc, contre qui ces pièces d’artillerie devaient être braquées, en éprouva un sensible déplaisir et voua à Bonnivard un vif et durable ressentiment.

Peu de temps après le patriote Pécolat, accusé d’avoir tenu des propos contre l’évêque et d’avoir laissé paraître un projet de l’empoisonner, fut appliqué à la torture, et on lui arracha l’aveu d’un complot qu’il n’avait point formé. Pécolat allait, en conséquence, être envoyé au supplice ; l’archevêque de Vienne seul, en sa qualité de métropolitain de l’évêque de Genève, pouvait casser la sentence, mais il fallait lui présenter une requête et personne n’osait se charger de cette périlleuse mission... Bonnivard s’en chargea lui, amena un moine auprès du prélat, et comme ce moine hésitait par crainte, il le menaça d’un poignard, et le placet fut remis...

Après cet acte de courage, le prieur insoucieux et calme rentra à Saint-Victor « où, dit-il, j’avais bien telle juvenise et folle arrogance, que je ne craignais ni Dieu, ni évêque, et Dieu m’y donna (je crois, parce que c’était juste folie) telle fortune qu’ils ne me firent aussi rien. »

Ces faits peignent notre prieur hardi, entreprenant, généreux, plein d’audace, et nous expliquent la haine que le duc de Savoie, — qui avait fait de vaines tentatives pour le détacher du parti de la ville de Genève, — lui garda, attendant avec impatience une occasion de l’assouvir.

Selon Moreri, Bonnivard, au retour de Rome et pendant un séjour à Turin, aurait été accusé de trahison et se serait sauvé à Genève pour éviter les conséquences de cette affaire, sur laquelle je n’ai rien pu apprendre, sinon qu’elle fut fatale à deux jeunes gens.

On nous peint le prieur de Saint-Victor sous les traits d’un lettré, d’un érudit, d’un homme du monde, aimable, fin, naïf, plein d’abandon, en dehors de l’agitation populaire, ayant peu d’inclination pour Berthelier, pour Hugues et les autres meneurs de la ville, s’adonnant à l’étude, s’abandonnant à la méditation, rassemblant avec amour, dans la retraite, les documents épars de sa chronique de Genève ; ne flattant jamais ses concitoyens, leur disant crument la vérité, fuyant les clubs, plein d’un dévouement réel pour la ville, mais assez peu soucieux de popularité.

« Ne pensez pas, a-t-il écrit, que la réformation de Genève ait été l’œuvre des sages, mais des imprudents du rang desquels je ne me veux exempter, car j’avois vingt-quatre ans et j’étois mené comme les autres par affection plus que par conseil : mais Dieu donna à nos entreprises heureuse issue, et comme un bon père il nous a traités. Comme la plupart qui demandions la liberté ne savions ce que c’était, cuidant que ce fût que chacun pût vivre à son appétit, sans loi ni règle, il ne nous a pas donné incontinent ce que nous demandions, ni ne nous a voulu mettre hors de tutelle que nous ne fussions en âge compétent. Il ne nous a donc accordé liberté temporelle, jusqu’à ce que nous eussions reçu lumière spirituelle pour nous guider, et qu’il eût induit à venir habiter avec nous tant de sages et de gens de bien qui nous l’ont apportée. Plus heureux qu’Athènes et que Rome, qui n’eurent gens que de sens commun, et ne connurent le mieux que par expérience du mal, ce qui est fort dangereux, nous avons dès le commencement trouvé nourrices pour alimenter notre chose publique, et gens savants et experts pour discipliner notre cité. Et se faut-il taire de ceci ? Nenni ; car ce sont choses si merveilleuses que qui les entendra comme elles se sont passées sera incité de crier comme jadis Israël, quand Dieu leur pleuvoit la manne sus : Qu’est-ce ceci ? qu’est-ce ceci ? c’est bien ici le pain que l’Éternel nous a donné à manger ! »

M. Vulliemin, de Lausanne, dans sa remarquable appréciation du caractère et de la vie de Bonnivard, trace ainsi le portrait du prieur de Saint-Victor :

« ..... Mélange de foi, de scepticisme, de dévouement, d’indifférence, de haine, de malice, de bonhomie et de gaîté, Bonnivard me semble allier tous les contraires. Le plus souvent seul parmi les hommes, tout se peuplait, tout s’animait autour de lui quand il rentrait à son foyer, C’était un monde à lui. Là sa Bible, là son Horace et ses anciens, là les matériaux qu’il avait recueillis sur Genève et sur ses antiquités. Puis tout ce qu’une mémoire facile lui prodiguait de souvenirs, tout ce qu’une imagination féconde lui prêtait d’harmonies et lui versait de couleurs, c’était un monde de vieilles et de nouvelles aventures, souvent d’ingénieuses rêveries, souvent aussi de nobles pensées et de pures consolations. Avec cela vraie nature de poëte ; pourvu qu’il raconte et qu’il chante, il lui suffit. Il ne sait pas finir quand il parle de lui-même, moins encore quand il parle de Genève. Du restant et surtout de son bien et de son revenu, Bonnivard ne se soucie ; Dieu et Genève y pourvoiront..... »

En 1519 le duc de Savoie étant parvenu à force d’intrigues à détacher Genève de l’alliance de Fribourg, obtint des Genevois qu’ils lui ouvriraient leurs portes, — malgré l’opposition éclairée de Bonnivard ; — celui-ci pensa que dans ces conjonctures le parti le plus prudent qu’il pût prendre était celui de la fuite : « Je voulus, écrit-il, être un peu plus sage que les autres, et m’adressai à un gentilhomme du Pays-de-Vaud, nommé messire de Vaulruz, avec lequel j’avais grande familiarité, et à l’abbé de Montheron qui était né mon sujet. Ils me promirent de me mener en habit dissimulé de moine jusques à Montheron et de là à Échallens, qui appartient à MM. de Berne et de Fribourg. Mais arrivé à Montheron, au lieu de me faire accompagner à Échallens, ils me mirent sous bonne garde, me menacèrent de me faire mourir et me forcèrent à renoncer à mon bénéfice. »

Ces deux misérables livrèrent ensuite Bonnivard au duc de Savoie, qui le fit enfermer dans le château-fort de Grolée ; l’abbé prit possession du prieuré de Saint-Victor, objet de sa convoitise, et paya une pension de deux cents livres à son complice.

Cette première captivité dura deux ans.

Rendu à la liberté, Bonnivard trouva son couvent occupé par un certain Tournebonne, parent du déloyal abbé de Montheron qui venait de mourir ; mais bientôt profitant de l’espèce d’anarchie dans laquelle se trouvait le monde catholique par suite de la prise de Rome par le connétable de Bourbon, il obtint de son ami Pierre de la Baûme, évêque de Genève, la restitution du bénéfice dont on l’avait si iniquement dépouillé.

Cependant notre prieur n’était pas au bout de ses tribulations, les biens du prieuré consistaient en domaines, comme je l’ai dit, et pour les conserver il fallait demeurer maître du donjon de Cartigny. Bonnivard endosse la cuirasse et ne songe plus qu’à soutenir des assauts, à livrer des combats.

Il rassemble à grand’peine une garnison de..... six soldats sous le commandement d’un capitaine fribourgeois, bonhomme flegmatique et naïf, qui, revenant tout tranquillement un jour de la promenade, trouve le château pris par l’ennemi et ne peut y rentrer.

Enfin le prieur confie ses intérêts à un nommé Bichillard ou Bichelbach, honnête boucher de Berne, qui lui promet monts et merveilles, se met en marche avec ses douze compagnons pour reprendre Cartigny, et échoue risiblement.

Bonnivard se voit réduit à la besace ou à peu près, il n’a ni sou ni maille, il supplie la ville de prendre son prieuré et de lui accorder en échange une pension ; il l’obtient et elle suffit à peine à le nourrir lui et son page.

À cette époque, la réforme essayait de s’introduire dans Genève : Berne se montrait l’amie de ceux qui la voulaient, tandis que Fribourg menaçait de rompre l’alliance si l’on songeait à changer de religion.

Bonnivard, consulté sur ce qu’il convenait de faire, tint ce discours digne d’être rapporté :

« Il serait à désirer que le mal fût ôté du milieu de nous pourvu que le bien lui succédât. Vous brûlez de réformer notre Église, de quoi elle a bien besoin, tant en doctrine qu’en mœurs : mais comment la pouvez-vous réformer vous qui êtes difformes ? Vous dites que les moines et les prêtres ne sont que paillards, et vous l’êtes. Ils sont joueurs et ivrognes, et vous l’êtes. La haine que vous leur portez provient-elle de contrariété de complexion ? Certes non, mais plutôt de ressemblance. Votre intention est de chasser les prêtres et tout le clergé papiste et de mettre à leur place les ministres de l’Évangile : ce sera un grand bien de soi, mais un grand mal au regard de vous qui n’estimez autre félicité que de jouir de vos plaisirs désordonnés qui vous sont permis par les prêtres. Les ministres vous procureront une réformation par laquelle il faudra punir les vices : ce qui vous fâchera bien. Et après avoir haï les prêtres pour être trop à vous semblables, vous haïrez ceux-ci pour être à vous dissemblables, et ne les aurez gardés deux ans, que vous ne les souhaitiez avec les prêtres, et pour toute récompense de leur peine ne les chassiez arrière de vous[3]. Et pourtant, si vous me croyez, faites de deux choses l’une, à savoir que si vous voulez être toujours difformes, comme vous êtes du présent, ne trouviez étrange que les autres le soient comme vous ; ou, si vous voulez les réformer, montrez-leur le chemin. Ce faisant, envoyez hardiment quérir des prédicateurs qui vous endoctrineront à persister à votre réformation. »

On voit par ce langage plein de logique et de sens que le prieur de Saint-Victor avait son franc-parler, osait dire à chacun ses vérités et ne ménageait pas plus le parti des libertins que celui des gens d’église.

Qui eût pu connaître mieux que lui l’état des mœurs locales ? N’était-il pas moine lui-même et commensal du vieil Amé de Gingins, abbé de Bonmont, homme sensuel, rieur, ivrogne et débauché ? N’avait-il pas de journaliers rapports avec les syndics, les bourgeois et les marchands de la ville ?

En 1530, la mère de Bonnivard, qui habitait Seyssel, tomba malade, et comme elle était fort âgée, il voulut aller la voir, demanda à cet effet un sauf-conduit que le duc de Savoie lui accorda, et partit malgré les conseils de ses amis ; ce voyage entrepris aussi pour les intérêts de Saint-Victor donna quelque ombrage dans Genève pendant que le prince ne se montrait guère favorable, de sorte que Bonnivard se trouva, comme il le dit, entre deux selles, n’osant ni se fier au duc ni rentrer dans la ville. Il demanda alors une prolongation pour son sauf-conduit, reçut à cet effet des lettres-patentes d’assez méchante assurance, partit pour Fribourg, et revint de là à Lausanne où l’évêque lui fit grasse chère. Ensuite il se rendit à Moudon, y soupa avec le maréchal de Savoie, et coucha avec le maître d’hôtel de la duchesse qui s’appelait Bellegarde.

Maintenant écoutons son récit de ce qui advint le lendemain matin « Il (Bellegarde) me donna un sien serviteur à cheval pour m’accompagner à Lausanne, mais quand nous fûmes près Sainte-Catherine, sur le Jorat, voici le capitaine du château de Chillon, nommé messire Antoine de Beaufort, seigneur de Bières, qui était embûché dans le bois avec douze ou quinze compagnons, qui arrive sur moi ; je chevauchais lors une mule et mon guide un puissant courtaut, je lui dis : « Piquez, piquez ! » et piquai pour me sauver, et mis la main à l’épée. Mon guide, au lieu de piquer avant, tourne son cheval et me saute sus, et avec un coutel qu’il avait tout prêt il me coupe la ceinture de mon épée ; sur ce, ces honnêtes gens tombent sur moi et me font prisonnier de la part de Monsieur ; et quelque sauf-conduit que je leur montrasse, ils me menèrent lié et garotté à Chillon, et m’y laissèrent, sans autre que Dieu, subir ma seconde passion. »

On assure néanmoins, dit Moreri, que le duc n’avait point donné d’ordre de le prendre, mais il consentit à sa détention quand il eut été pris[4]. « Les deux premières années le prieur eut assez de liberté dans sa prison, mais après ce temps-là, le duc étant venu à Chillon le fit mettre dans la cave, plus basse que le lac, où il passa le reste de sa captivité. »

Bonnivard vécut donc six ans et demi à Chillon, et demeura enfoui quatre ans et demi seul avec ses pensers, sans nul espoir de délivrance, au fond d’une crypte sombre creusée dans le roc, enchaîné a un pilier ; il ne pouvait faire que quelques pas, et ces pas ont creusé la pierre. On voit encore l’anneau de sa chaîne scellé dans le pilier où Byron a gravé profondément son nom.

Victor Hugo parle du dévouement touchant de ce jeune homme de Genève qui se fit enfermer à Chillon dans le seul but de travailler à la délivrance du captif qu’il admirait de toute son âme. Une nuit il s’élança d’une fenêtre du donjon pour plonger dans le lac et pour aller chercher sans doute une embarcation, mais les eaux étaient basses, le roc était à découvert, le malheureux Genevois s’y brisa...

Au mois de mars 1536, Berne avait soumis par la force de ses armes tout le Pays-de-Vaud, à l’exception du château de Chillon où le sire de Beaufort, enfermé avec des troupes italiennes, semblait la braver, gardait le défilé entre la montagne et le lac, faisait en bateau des courses hostiles à Villeneuve et entretenait la crainte sur tout le littoral de la Vaux.

Pendant ce temps-là Bonnivard traînait sa chaîne dans la crypte ; durant les premières années de cette horrible réclusion il essaya de chanter pour dissiper ses ennuis rongeurs, ses souvenirs dévorants, ses longues impatiences, mais « le chant sous ces voûtes prend quelque chose d’effrayant, et sa voix lui revenait avec un accompagnement sourd et caverneux, alors il a appelé à son secours son grand savoir[5], » il a évoqué ses souvenirs, il a peuplé son cachot d’êtres imaginaires, il ne voit que par les yeux de sa pensée surexcitée, il dort, il rêve, il compose prose et vers, il se fait un entourage fantastique et les jours s’envolent.

« Vis-à-vis d’une des colonnes est un soupirail par lequel entre en hésitant un rayon attristé de lumière, la lueur incertaine semble reculer en pénétrant dans ce vaste tombeau... Quelquefois le lac s’irrite, s’enfle et frappe en mugissant les murs du château ; alors la lumière tremblante qui y pénétrait s’enfuit comme épouvantée, et les eaux entrant par la crevasse du rocher viennent jeter leur écume jusqu’aux pieds de Bonnivard. Pour lui, tranquille, il les regarde faire, heureux encore si la tempête ne lui arrivait que du dehors, et s’il savait considérer toujours avec le même calme les mouvements tumultueux qui se soulèvent et se pressent dans son cœur[5]. »

Genève avait-elle donc oublié celui qui souffrait pour sa cause ?

Non certes, mais jusque-là, vivant en des alarmes continuelles, agitée par les factions intérieures ou harcelée par les ennemis du dehors, elle n’avait rien pu tenter pour le prieur, ni pour trois autres Genevois qui, capturés à la suite du combat de Gingins, gémissaient aussi dans le rocher de Chillon.

Mais bientôt Berne demande à Genève de lui aider à s’emparer du château-fort : un grand enthousiasme remplit la cité, on prépare une flotille, on arme d’artillerie deux bonnes galères, on y place des balles de laine pour se garantir des projectiles ennemis, tous les hommes de résolution s’embarquent, la population couvre la rive, ses acclamations saluent le départ des libérateurs, on crie d’une seule voix avec émotion : « Allez et sauvez Bonnivard ! »

Le 28 mars Chillon est cerné, canonné, mais le gouverneur a eu soin, — à la première nouvelle de l’expédition, — d’embarquer sa femme avec quelques coffres remplis d’or, d’argent et de choses précieuses... Les Genevois n’ont qu’une crainte, celle de l’enlèvement de Bonnivard, qui peut-être sera transféré dans une autre prison de Savoie.

L’attaque a lieu avec vigueur : le gouverneur demande qu’on le laisse se retirer lui et ses gens avec armes et bagages. — Le général bernois refuse.

Pendant ces pourparlers le capitaine de la grande galère de Chillon s’enfuit avec une précipitation telle que les Genevois qui se sont mis à sa poursuite ne peuvent l’atteindre ; il gagne la côte de Savoie, près de Lugrin, jette à l’eau son artillerie, brûle sa galère et se sauve par la montagne suivi de son équipage.

Grande angoisse des Genevois... Bonnivard se trouve-t-il avec les fuyards ?...

« Les barques virent de bord et regagnent Chillon. Le château venait de se rendre. Il était près de midi, (30 mars). On se hâte. On entre à l’envi. Bonnivard vit-il ? — Il respire. — Dans le souterrain ? — Il y est. — On court, une porte basse s’ouvre, on avance ; on est dans la salle des exécutions. Sous une voûte grossière sont réunis confusément la roue, la corde, la hache et toutes ces machines faites pour disloquer et déchirer les membres humains... On fait rouler les verroux, on détache les barres, on se précipite. C’était bien lui, c’était le prieur de Saint-Victor.

— Bonnivard, tu es libre.

— Et Genève ?

— Elle l’est aussi.

« On dit qu’il a été quelque temps comme sans savoir ce qu’on lui voulait et comme s’il lui eût été indifférent de revoir le ciel. On dit encore qu’au moment de franchir le seuil de la prison, il s’est retourné, et que son regard humide a adressé un long adieu à tout ce qu’il laissait. Il semblait un homme qui quitte le toit paternel, tant une longue habitude lui avait fait de ces rochers un foyer et une patrie. Il avait fait amitié avec les ombres, tandis que la lumière vive et éclatante du jour blessait ses yeux désaccoutumés de la clarté.

« Les enfants de Genève non plus ne pouvaient s’arracher à la vue du souterrain, de cette architecture, mélange unique de grâce et d’effrayante majesté, de ces voûtes mystérieuses qui, pendant des siècles, ont été l’objet de tant de terreur. Ils ne pouvaient surtout quitter la vue du lieu où reposait Bonnivard. On n’en approchera plus que comme d’un lieu sacré. Que si jamais, par la colère du ciel, les flammes de la liberté s’éteignaient sur tes rivages, ô Léman ! elles brûleraient encore ici, et l’on verrait tes jeunes hommes venir à cet autel en rallumer le flambeau : le flambeau d’une liberté sage, l’amie des lettres, noble, pure et chrétienne. Il suffira à l’avenir de montrer Chillon pour en raviver l’amour dans les cœurs. L’étranger lui-même viendra de loin amarrer sa nacelle à ces rivages ; il cherchera, le front baissé, les traces des pas du martyr, et demandera à ces voûtes des inspirations d’amour et de liberté.

« À ses yeux, la liberté sous ces ombres paraîtra plus resplendissante que nulle part. Lui aussi, en contemplant l’œuvre de la tyrannie, élèvera ses regards au ciel. Il ne pourra s’empêcher d’appeler heureux le peuple qui possède dans Chillon un palladium de son indépendance.

« Il ne manquait à la plus belle des terres que d’être sanctifiée par le plus noble et le plus touchant des souvenirs...

« Ce fut pour Genève un grand jour que celui où elle a vu ses barques revenir de Chillon, ses prisonniers descendre sur le rivage, et au milieu d’eux Bonnivard, les cheveux et la barbe descendant jusqu’à la ceinture, le visage pâle, et portant ses regards émus tour-à-tour sur Genève, et vers le ciel.....[6] »

Ainsi le prieur de Saint-Victor fut huit ans et demi prisonnier du duc de Savoie, — qui s’était, comme tu le vois, emparé de lui au mépris du droit des gens, — il passa deux ans à Grolée et six ans et demi à Chillon.

Il eut la joie de trouver la ville libre et réformée, elle le reçut au nombre de ses bourgeois, lui donna une pension de deux cents écus d’or et le logement qu’occupait auparavant le vicaire-général de l’évêque. Bientôt après le conseil des Deux-Cents l’admit dans ses rangs.

C’était justice en vérité.

Dans ce siècle d’intolérance universelle Bonnivard s’interposa entre le conseil de la ville et les paroisses rurales qui, à l’instigation des prêtres, refusaient de se soumettre à la réforme ; il obtint qu’elles ne seraient point converties par la violence et qu’on leur laisserait le temps de la réflexion et de l’examen.

Cependant ne se croyant pas suffisamment indemnisé par ses compatriotes, il demanda, en 1538, la restitution de son ancien prieuré, et comme la ville s’y refusa, il se retira à Berne et fit un procès à Genève... mais bientôt les choses s’arrangèrent à l’amiable, il obtint une somme de huit cents écus d’or et cent quarante qu’on lui paierait, — annuellement sans doute, — sa vie durant.

On croit qu’il mourut en 1570 ou 1571 après avoir légué à la ville sa bibliothèque qui fut le premier fond de la bibliothèque publique. Ces livres sont en partie, dit Sennebier dans son Histoire littéraire de Genève, les rares et belles éditions du quinzième siècle qu’on voit dans cette collection.

« ..... Ce bon patriote institua la république son héritière, à condition qu’elle emploierait ses biens à entretenir le collége dont on projetait la fondation. »

Bonnivard a laissé plusieurs ouvrages tous manuscrits qui se trouvent à la bibliothèque de Genève et qui sont fort curieux : l’'Histoire ou Chronique déjà mentionnée ; des Poésies sur divers sujets ; un Traité de l’ancien et du nouveau gouvernement de Genève ; l’Amartigénée ou la source du péché ; Avis et devis de la source de la tyrannie papale, par quels artifices les papes sont montés à si haut degré ; Menues pensées ; Chroniques des ligues ; Histoire des capitaines généraux de Genève ; Mémoires sur l’histoire ancienne et quelque chose sur la moderne ; Traité de la noblesse et de ses offices ou degrés et des trois États monarchique, aristocratique et démocratique ; des Dismes et des servitudes taillables, in-4º, 1549 ; Relation de la fraude des Dominicains de Berne qui furent brûlés quelque temps avant la Réformation.

Le pasteur Froment fut temporairement le secrétaire de Bonnivard, qui eut pour amis Roset, Chandieu, Amé de Gingins, Calvin, Bèze et d’autres hommes qui ont joué un grand rôle dans la république naissante.

Il est fâcheux pour ceux qui s’occupent de travaux historiques, et notamment des faits et gestes de la réformation calviniste et des choses du seizième siècle, que le gouvernement genevois ne fasse pas imprimer les écrits de Bonnivard, les mémoires de Froment qui en sont la suite, les chroniques de Roset, celles de Savion, les antiquités de Genève par de la Corbière, le journal de la sœur Jeanne de Jussie ayant pour titre Le Levain du Calvinisme, — relation naïve, ingénue, superstitieuse, en style de légende et faite au point de vue monastique et catholique, de ce qui se passa dans Genève lors de l’introduction de la réforme[7], — et plusieurs autres documents d’un haut intérêt dont on ne connaît guère que les titres... et encore faut-il pour cela s’être occupé un peu de bibliographie[8].


Château de Chillon.
  1. Obermann.
  2. Le Rhin, par Victor Hugo.
  3. Cela ne manqua pas d’arriver, notamment pour Calvin, qui fut obligé de se retirer à Strasbourg, d’où on finit toutefois par le rappeler.
  4. Cela revient absolument au même, rien ne peut excuser un prince qui, manquant à sa parole, viole ou laisse violer un sauf-conduit qu’il a librement signé.
  5. a et b L. Vulliemin
  6. L. Vulliemin.
  7. L’abbé de Saint-Réal a osé corriger le style de cette relation.
  8. On doit désirer vivement que M. le ministre de l’instruction publique charge quelqu’un d’une mission a Genève dans le but d’obtenir la communication de ces matériaux et la permission d’en faire prendre copie. L’histoire de Genève est liée intimement à la nôtre, à celle de nos guerres civiles, de l’Édit de Nantes et des émigrations pour cause de religion au seizième siècle et après.