Le Tour du Léman/43

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 465-474).


XLIII

Montreux et Clarens
(DE CHILLON À VÉVEY).




Montreux, — 16 oct.

Montreux est un nom collectif s’appliquant aux hameaux des Planches, de Sales et de Chêne, que sépare un torrent qui s’épanche en cascades tonnantes et sort d’une gorge de rochers et de bois.

Ces groupes de maisons perchées bien au-dessus de la route, et qu’un pont de pierre raide, pittoresque, fort hardi, met en communication, ont pour pasteur un vieil érudit bien connu pour ses travaux historiques sur la Suisse : M. le Doyen Bridel[1], qui a connu Voltaire, Gibbon, Tissot, Mme de Montolieu, qui a vu Rousseau sous l’accoutrement d’Arménien, et à qui des Anglais viennent souvent demander l’exhibition des actes de naissance de Mme de Warens et de Claude Anet, nés l’un et l’autre dans cette paroisse.

Au dire de Gottlieb Kypseler de Munster, auteur des Délices de la Suisse, ouvrage oublié, l’eau d’une grotte pétrifie ou du moins couvre d’une écorce de pierre tout ce qu’on lui jette ; — je n’ai pas songé à faire cette expérience et je m’en rapporte à maître Gottlieb, qui peut-être s’en rapportait à d’autres là-dessus.

Tout ce coin du lac est d’une magnificence indescriptible, d’une beauté vigoureuse ; les montagnes dont la cime nourrit les plantes des latitudes septentrionales abritent la zône du bord, chaude en été comme le climat de Nice, et où croissent le figuier, le grenadier, le romarin et le pêcher.

Aujourd’hui je hume un air attiédi, quelques nuées d’automne traînent paresseusement au flanc des Cornettes, le lac diamanté reste immobile, et la lumière pénètre dans ses abîmes d’un bleu limpide, à reflets verts.

Je ne fais que passer... vision courte et belle que je prendrai dans quelques années pour une création du domaine de l’impossible !

À Lausanne dont j’approche, il faudra me séparer de ces merveilles, — peut-être pour toujours, — partir et laisser derrière moi le triste Jura.

L’archaïsme est la manie des poètes de ce pays, j’ai lu près de l’église villageoise, dont la flèche élancée touche presque la bosse du rocher de Glion, un quatrain qui sollicite en faveur de l’indigent la charité du touriste ; le but louable de ces vers et leur tour assez heureux ne peuvent faire passer le mot pite employé pour menue monnaie, et qui est entièrement hors d’usage :

En passant jette ici ta pite aux malheureux.

La plupart des Anglais qui baragouinent notre langue et viennent ici attirés par le souvenir de Rousseau ne doivent pas comprendre ce que c’est que cette pite, inconnue à bien des Français même.

L’emploi des mots surannés, quand on n’écrit pas une chronique en style d’autrefois, est une preuve d’affectation, de mauvais goût, ou le fruit d’une inspiration malheureuse, d’une fâcheuse habitude.

Les femmes de Montreux paraissent fortes et actives, on en voit qui cultivent les champs et les vignes, qui piochent et labourent la terre, portent des hottes dont la charge m’écraserait..... et toi, aussi, cher Émile, ce qui me fait penser qu’ici les hommes filent, cousent, font le ménage et allaitent les enfants..... au biberon ; l’élégant costume des paysannes de Montreux n’est porté que le dimanche sans doute.

Cette paroisse a produit un M. Dufour qui, en 1800, établit aux États-Unis, dans le Kentuky, une colonie de Suisses connue sous le nom de Switzerland, et dont la métropole est appelée la Nouvelle Vévey.

Un autre homme, que je ne puis passer sous silence à propos des célébrités de Montreux, c’est Michel Mamin, chasseur de chamois et chercheur de métaux précieux ; il mourut en 1779, âgé de soixante-quatre ans, et légua par testament trois ou quatre mille francs, fruit de ses épargnes, à tous les pauvres de l’univers. La municipalité du village des Planches, chargée de l’exécution de ce bizarre testament, crut ne pouvoir rien faire de mieux, pour se conformer aux intentions du défunt, que d’affecter la rente de cet argent au soulagement de tous les pauvres qui se présenteraient.

C’est là, peut-être, une institution de bienfaisance unique en son genre.




Clarens.

Sénancour, que je me plais à mettre à contribution, fait écrire ceci à son languissant héros :

« Entre Lausanne et Vévey le chemin s’élève et s’abaisse continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez ennuyeux, à mon avis, dans une telle contrée ; mais Vévey, Clarens, Chillon, les trois lieues depuis Saint-Saphorin jusqu’à Villeneuve surpassent ce que j’ai vu jusqu’ici.

« C’est du côté de Rolle qu’on admire le lac de Genève ; pour moi je ne veux pas en décider, mais c’est à Vévey, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n’y a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de l’aiguille du Midi et des neiges du Vélan, là, devant les rochers de Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée, de difficile accès ; et dans cette île, deux maisons, trois au plus ! Je n’irais pas plus loin ! Pourquoi la nature ne contient-elle presque jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins ? ne serait-ce point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la nature ne forme pas ordinairement ; et que, si elle se trouve l’avoir préparé quelque part, ils le détruisent bientôt. »




Il existe des gens qui vous disent que les bosquets de Julie n’ont jamais existé à Clarens...

Je veux bien le croire, mais où est le mal ?

Voilà pourtant les chicanes qu’on fait sérieusement aux romanciers... eh ! messieurs, la Nouvelle Héloïse n’est point un guide du voyageur, un ouvrage de géographie ; l’écrivain d’imagination doit avoir toute licence d’arranger ou de déranger les lieux à sa façon, de planter des ormes où il y a en réalité des vignes, et de creuser une baie là précisément où il y a un cap… passons-lui sa baie et ses ormes et n’en parlons plus.


On se fatigue de tout, même du plaisir et de l’admiration, — je commence à être un peu las de créneaux, de tourelles, — c’est pourquoi je me suis borné à saluer de loin le château du Châtelard campé sur un conique monticule, et celui de Blonay, frère du manoir savoyard de la rive opposée.

Le premier, donjon carré, date de 1450 ; Jacques de Gingins le fonda, un des barons ses successeurs fut page de François Ier, et posséda aussi les seigneuries d’Oron, Gingins, la Sarraz, Divonne, Montreux et une partie de celle de Vévey.

Le second appartient à la famille qui en porte le nom depuis le xe siècle, sans interruption aucune. Selon Gottlieb, dont j’ai déjà invoqué l’autorité, l’église paroissiale de Blonay était la seule du Pays-de-Vaud où l’on se servit de trompettes pour l’accompagnement du chant des psaumes.

Il ne nous apprend pas l’origine de ce singulier usage.

Les Blonay, les du Châtelard étaient les grands vassaux des comtes de Savoie : les Montmorency et les Larochefoucault de la Suisse romande.




La Tour-de-Peilz

Il y a, je ne sais où, un M. Bailly de Lalonde qui a fait et publié un voyage à Genève et dans le canton de Vaud (2 vol. in-8º) que j’ai lu,— car je tenais à connaître tout ce qui a été écrit sur ce pays : œuvres bonnes, médiocres ou pires, à épuiser la matière, et sans vanité j’y suis à peu près parvenu, tu dois le voir. — Or ledit M. de Lalonde, dont je respecte mais ne partage nullement les convictions religieuses, l’orthodoxie catholique, semble avoir entrepris son pèlerinage en vue de dénigrer Genève et de glorifier Rome, d’attaquer, comme par occasion, Voltaire, Rousseau et la philosophie.

Malgré une profonde divergence d’opinions, suivant le système littéraire qui proclame qu’il est permis de prendre son bien partout où on le trouve, j’ai mis deux ou trois fois à contribution ce monsieur, et ne m’en cache pas, — bien que son livre n’ait guère de style et contienne un fatras inutile, une érudition diffuse, confuse, mal digérée et partant quelque peu indigeste, — car mon dessein, cher ami, est de t’envoyer non seulement mes impressions personnelles, mes appréciations particulières, mais encore ce que j’ai pu noter des remarques d’autrui.

M. de Lalonde étant allé voir deux villages situés dans la montagne et que je n’ai point en l’envie de visiter : Chailly et Baugy, je vais avoir recours à son travail.

Et d’abord je dois t’apprendre le but de cette double ascension : Chailly possède la maison de campagne de Mme de Warens (nous prononçons en France Warins, et ici on dit Waran) ; quant à Baugy, on y a découvert par hasard des antiquités romaines d’une grande valeur.

Arrivé à Chailly, le voyageur s’approche d’un groupe de paysans et s’enquiert tout d’abord de l’ancienne habitation de la maman de Jean-Jacques ; on lui répond que l’on ne connaît point de Mme de Warens. Il demande alors qu’on lui indique le domicile du syndic du village dans l’espoir d’obtenir de ce fonctionnaire des renseignements, on le lui montre : le maire est absent, mais son fils, qui conduit des bœufs en ce moment, les quitte pour conduire notre compatriote à une masure occupée par le sieur Michel dont la femme descend du père de Claude Anet, le botaniste, l’ami de Rousseau ainsi que de Mme de Warens, — et qui est fermier de Mme de Montcamp, issue elle-même d’une famille Hugonin, laquelle était alliée à celle de Mme de Warens.

M. de Lalonde parcourt cette demeure si décrépite qu’il redoute de voir le plafond (il s’agit sans doute du plancher) s’abîmer sous lui.

Je transcris textuellement :

« La chambre de Mme de Warens ressemble à un mauvais grenier ; elle est au premier étage : c’est là, dit-on, qu’avait lieu le dénoûment de ses intrigues amoureuses (!!!)[2], si ce que l’on rapporte sur ces galanteries n’est point une invention de la critique des méchants. Un trou percé dans le mur me fut sérieusement indiqué comme l’endroit par lequel se glissaient ses adorateurs : on le pense, je ne pus que sourire en entendant faire d’aussi pitoyables contes. Une autre chambre et un corridor sont encore tapissés d’anciennes peintures à fresque qui existaient sans doute du temps de Mme de Warens. On me montra de vieux meubles, que l’on suppose avoir été à son usage, puisqu’ils datent de près d’un siècle avant sa naissance : un mauvais fauteuil de bois ayant le millésime gravé de 1621 ; deux grands poëles de faïence, d’une forme antique mais élégante[3], et dont l’un porte la date de 1603 : tels sont les objets conservés dans la maison de Mme de Warens, et qui appartenaient à la famille de la Tour, d’où est sortie cette dame. »

Vient, un peu plus loin, le récit complaisamment rapporté de la conversion de Mme de Warens, qui étant allée à Évian voir la cour de Sardaigne se laissa prendre aux homélies d’un évêque et se fit catholique, — grand et juste sujet d’étonnement, de scandale, d’indignation pour les habitants du canton de Vaud.


À Baugy, endroit d’une origine très antique, on a découvert, à diverses époques, des vestiges précieux de colonnades de marbre et de mosaïques romaines ; une grande quantité de monnaies de bronze ; des pavés, des sculptures d’albâtre, richesses aujourd’hui dispersées dans les principaux musées de l’Europe. Baugy devait avoir une grande importance.

Un maçon en jetant bas un vieux mur trouva une cassette pleine de médailles d’or et d’argent, ce qui fit sa fortune ; enfin un stupide paysan ayant déterré une trentaine de médailles d’argent parfaitement intactes, les alla vendre tout de go à un fondeur qui en fit des boucles de souliers.


J’arrive à la Tour-de-Peilz, bourg sur le lac, avec un vieux château ; il est si près de Vévey que I’on peut le considérer comme le faubourg de cette ville.



  1. Il est mort depuis que cette lettre a été écrite, il avait 80 ans et travaillait encore dans les loisirs de son ministère.
  2. Les points d’exclamation sont de moi : il y a lieu de s’exclamer trois fois en lisant de pareils détails dans un livre fait ad maj. Dei glor.
  3. Ce mais est fort joli... comme si ce qui est antique, en fait de meubles, devait nécessairement manquer d’élégance, — le reproche s’appliquerait bien mieux aux meubles modernes qui n’ont aucun style, aucun caractère.