Le Tour du Léman/47

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 497-500).


XLVII

Pensées d’un Abbé-Capitaine de hussards.




Lausanne, 20 octobre

Croirais-tu, ami, que j’ignorais complètement que le chevalier de Boufflers eût écrit à sa mère neuf petites lettres pimpantes, rieuses, gentilles, folâtres, pleines de drôleries, intitulées : Voyage en Suisse ?... Oui, tu le croiras, car peut-être tu ne savais rien toi-même de cette excursion faite bien plus pour voir Voltaire que les Alpes, pour voir Ferney que Genève et Lausanne. — On ne peut pas tout connaître, on ne se rappelle pas de tout.

Un quidam m’a parlé ici de cet opuscule, et voilà les extraits que j’en ai faits à bâtons rompus :

« ... Ce peuple-ci me représente le peuple gaulois ; il en a la stature, la force, le courage, la fierté, la douceur et la liberté... La terre est cultivée par des mains libres. Les hommes sèment pour eux et ne recueillent point pour d’autres. Les chevaux ne voient pas les quatre cinquièmes de leur avoine mangés par les rois. Les rois n’en sont pas plus gras, et les chevaux ici le sont bien davantage. »

« ... C’est une belle chose que le lac de Genève. Il semble que l’Océan ait voulu donner à la Suisse son portrait en miniature. Imaginez une jatte de quarante lieues de tour remplie de l’eau la plus claire que vous ayez jamais bue qui baigne d’un côté les châtaigniers de la Savoie et de l’autre les raisins du Pays-de-Vaud. »

« ... Nous voyons plus d’honnêtes gens dans une ville de trois mille habitants (Vévey) qu’on n’en trouverait dans toutes les villes des provinces de la France. Sur trente ou quarante jeunes filles ou femmes il ne s’en trouve pas quatre de laides et pas une de catin. Oh ! le bon et le mauvais pays ! »

« ... Oh ! pour le coup, me voilà dans les Alpes jusqu’au cou[1]. Il y a des endroits où un enrhumé peut cracher à son choix dans l’Océan ou dans la Méditerranée... Où est l’abbé Porquet ? que je le place lui et sa perruque sur le sommet chauve des Alpes, et que sa calotte devienne, pour la première fois, le point le plus élevé de la terre.

« Pardonnez-moi mon transport, madame, les grandes choses amènent les grandes idées... »

« ... Lausanne est connue dans toute l’Europe par ses pastels et sa bonne compagnie... »

« ... J’ai été hier pour la première fois à Genève. C’est une grande et triste ville habitée par des gens qui ne manquent pas d’esprit, et encore moins d’argent, et qui ne se servent ni de l’un ni de l’autre. Ce qu’il y a de très joli à Genève, ce sont les femmes ; elles s’ennuient comme des mortes, mais elles mériteraient bien de s’amuser.

« Le peuple suisse et le peuple français ressemblent à deux jardiniers dont l’un cultive des fleurs et l’autre des choux. Remarquez encore avec moi que moins on est libre et mieux on aime les femmes. Les Suisses s’en servent moins que les Français et les Turcs davantage... »




Je vide le fond de mon bissac à citations, j’y trouve ces passages des Mémoires de Besenval qui auraient été mieux placés dans la lettre traitant la même matière :

« L’association helvétique fut toujours divisée en de trop petites parties pour pouvoir, en réunissant ses forces et son industrie, produire la puissance dont elle est susceptible ; elle est assujétie à des administrations trop bornées et trop multipliées pour que des volontés sans cesse en opposition, et qui gouvernent d’après différents principes, opèrent ce que la nature du pays et l’espèce d’hommes pourraient produire. »

Plus loin il est dit à propos des capitulations :

« Chaque Suisse vaut trois hommes à la France : le soldat qu’elle acquiert, celui qu’elle ôte à ses ennemis, et le cultivateur qu’elle laisse aux campagnes. »


Chapelle rustique à Esserenex (Savoie).
  1. Boufflers était alors dans le Valais