Le Tour du Léman/48

La bibliothèque libre.
Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 501-507).


ÉPILOGUE.



Paris, — 1846.

Au milieu du calme plat dont jouissent les monarchies européennes, la Suisse, — ce pâté de montagnes et de vallées où la paix devrait ce semble régner plus que partout ailleurs, — est en proie à une fébrile agitation, à un mal anarchique, invétéré, passé à l’état chronique.

La révolution est partout : dans chaque État particulier, c’est-à-dire dans chaque canton, et dans l’État général, — si toutefois il en existe un, — c’est-à-dire dans la Confédération...

Conflits d’opinions, de gouvernements, feux croisés de prétentions, de tendances inconciliables, tohu-bohu de systèmes, brouhaha de partis, mécontentements réciproques, esprit de bouleversements et d’innovations.

Voilà la maladie locale, la diète ne suffit pas... mais quel remède employer ?

That is the question.

Les rois, qui font cercle autour de ce petit territoire où grouillent deux ou trois millions d’habitants, regardent assez indifféremment et du haut de leur grandeur, une loupe à la main parfois, les évolutions de la fourmilière helvétique ; — ou plutôt ils en rient, ils s’en amusent, ils s’en gaudissent et disent à leurs peuples : « Baissez-vous, regardez ce qui se passe chez ces gens, et que ce spectacle du désordre organisé vous soit une frappante leçon, vous montre l’inanité des choses démocratiques, les inconvénients et les dangers du régime républicain, si beau en théorie, mais impossible dans l’application. »

Tel est le langage des rois, je ne veux ni le défendre ni l’attaquer, ce serait faire de la politique mal à propos. Dieu m’en garde ! Du reste mon opinion là-dessus importe fort peu, n’aurait aucun poids, et personne ne me la demande.

Passons.

On sait les affaires de Lucerne, la malheureuse campagne des Corps-Francs, la captivité et l’évasion de Steiger, la rançon fixée pour les prisonniers, la victoire des enfants de Loyola, l’assassinat de Leu et le supplice de Muller, qui est de fraîche date.

Ces événements, habilement exploités par les radicaux de la Suisse française qui depuis longtemps rongeaient leur frein, ont amené une brusque révolution ; l’ancien gouvernement vaudois, qui était assez bonhomme, — quoi qu’on puisse dire, — a été renversé : Mortuus et sepultus est.

Je n’ai pas à me mêler de tout cela, je n’ai rien à y voir ; d’ailleurs de quelle valeur serait mon approbation ou mon improbation ? Mais je dois constater ceci : le pays a pris depuis ces changements un aspect plus triste, les étrangers y viennent moins volontiers, — car on ne se rend pas en Suisse pour chercher des émeutes, — et les étrangers sont la fortune du pays ; les riches, les ristous ou aristocrates du canton, qui redoutent le communisme, la loi agraire, les vexations, vendent sans regret leurs domaines et s’expatrient avec leurs familles, — car ils ont peu de chances de ressaisir le pouvoir qu’ils ont laissé échapper.

Bref on trouve partout des arbres de liberté pavoisés, des clubs, des pamphlets politiques, et l’on vient de condamner à la charge en douze temps, c’est-à-dire au service militaire, les pasteurs qui ayant refusé de lire dans la chaire de paix une proclamation de guerre, un appel au peuple, je crois, ont été suspendus de leurs fonctions et s’en sont démis en masse.

Que deviennent au milieu de tout cela l’Église et les fidèles ?

Les ennemis de la Réforme profitent sans doute de ce déplorable état de choses et gagnent du terrain. Quel sujet d’allégresse et d’espérances pour le clergé de Savoie, de Fribourg et du Valais, qui voit ces troubles de très près.

Voici à peu près la statistique politique des vingt-deux cantons en ce moment.

Genève conserve son gouvernement conservateur et a su résister jusqu’à ce jour aux factions ; elle est paisible. Sa voix doit être vivement désirée du côté des radicaux, car sans doute elle ferait pencher la balance qui reste à peu près en équilibre. On s’étonnerait que la Rome protestante ne prît point position dans le camp anti-jésuitique si on ne savait point que son territoire a été augmenté de communes catholiques en 1814.

D’ailleurs la considération politique et la volonté de vivre prévalent dans son système sur l’opinion religieuse.

Cela est évident.

Vaud se montre radicalement radical[1].

Neuchâtel. Position fausse, équivoque, bizarre, bâtarde, anormale... Que penser d’un pays français de langue, contigu à la France, qui s’est donné à un état monarchique allemand... d’un pays qui est tout à la fois canton suisse et principauté prussienne ?

Monstruosité sans seconde !...

Fribourg. Ce nom en dit assez... Fribourg est le quartier général de la Compagnie de Jésus. — Une partie du canton est de langue allemande.

Valais. Sol infesté du même fléau, pays foncièrement rétrograde.

Passons aux cantons allemands qui sont les plus nombreux.

Berne mitonne quelque chose de très révolutionnaire à l’heure qu’il est ; ses assemblées populaires font grand bruit..... Attendons..... qui vivra verra... Son travail actuel me paraît pour la Confédération un événement capital. Ce canton, l’un des plus grands, des plus influents et des plus riches, qui renferme la ville presque centrale, la ville diplomatique, pourrait bien entraîner par son exemple des États flottants et irrésolus.

Bâle se montre, je crois, modéré ; il s’est partagé ainsi : Bâle-ville, Bâle-campagne, scission heureuse !... Ainsi la tête est conservatrice, le corps radical ou du moins à peu près.

L’harmonie entre les députés de cet état divisé me paraît au moins problématique.

Argovie a eu ses orages, — on se rappelle l’affaire des couvents, — et vote avec les libéraux ; il renferme un district catholique qui sympathise avec les cantons de cette religion.

Thurgovie n’a pas une position tranchée en ce moment ; qu’en dirai-je ? Le prince Napoléon-Louis, si parfaitement oublié aujourd’hui, et qui a failli faire naître un casus belli, y avait un castel.

Soleure. Je ne sais rien de particulier sur ce canton.

Lucerne. Un des cantons directeurs... Belle direction à espérer !... celle des abîmes.

Zurich. Autre canton directeur, — mais autre esprit.

Uri. Zug. Schwyz. Unterwald. Les cantons primitifs, la vieille Suisse (mot dérivé de Schwyz), la véritable Suisse, la ligne ultramontaine, les alliés et les bons compères de Lucerne, les ennemis du progrès, les cantons pauvres, les petits cantons.

Schaffhouse. Je n’ai rien à en dire.

Appenzell. Canton divisé en : Rhodes intérieures et Rhodes extérieures, canton-métis, deux cantons en un ou un canton en deux ; mi-partie catholique et protestant.

Glaris. On en parle peu ou point.

Saint-Gall, ancien fief d’un abbé, canton sans importance.

Reste la Suisse italienne, la plus petite des trois :

Tessin. Qu’en dire ?... niente... si ce n’est que le Grand-Conseil prend ou va prendre une mesure qui provoque les clameurs du clergé et excite, je crois, les réclamations de l’archevêque de Milan, métropolitain.

Grisons. Autrefois les ligues grises. C’est un pays qui touche aux contrées allemandes et italiennes, et qui participe des deux ; il eût été plus convenable peut-être de le classer parmi les premières.

De cet aperçu rapide et succinct il appert que la Suisse divisée de toutes manières porte en elle bien des éléments de troubles, bien des germes de dissolution, de mort...

Au physique, c’est un beau pays... mais au moral on n’en peut pas dire autant !



  1. Avant la dernière révolution, lisant un jour la Gazette de Lausanne, j’y trouvai ce passage : « M. Rossi a échangé le titre de citoyen suisse contre la qualité de citoyen français..... »

    Remarquons bien cette opposition outrecuidante faite avec intention : titre et qualité. Il faut rire de pitié de cette présomption bête, de cette sotte vanité républicaine.