Le Tour du monde/Volume 7/Une visite au sérail en 1860/01

La bibliothèque libre.
Mme X…
Première livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 1-16).
Première livraison

Les murs du sérail. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Adalbert de Beaumont.


UNE VISITE AU SÉRAIL EN 1860,

PAR Mme X…[1].
TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Description du sérail.

Une grande dame, une pairesse d’Angleterre, lady Crawen, disait en 1786, dans une lettre datée du palais de France, à Pera :

« Voyez combien les mots se dénaturent et changent de signification dans les pays étrangers ; nous entendons par sérail l’habitation ou plutôt la prison des femmes, ici c’est la résidence du sultan ; on ne peut l’appeler son palais, car les kiosques, les jardins et les écuries se confondent tellement, qu’on pourrait dire que ce sont autant de maisons, avec leurs dépendances, bâties sans ordre ni symétrie, dans un parc environné de hauts remparts. »

Cette appréciation est encore parfaitement exacte aujourd’hui. Les murs du sérail forment un triangle inégal dont deux côtés sont baignés par la mer. Le terrain, très-accidenté, descend en pente douce jusqu’au rivage, que borde une épaisse muraille[2]. On aperçoit du dehors plusieurs édifices disséminés parmi des masses de verdure. Les toits en saillie des kiosques et les coupoles d’étain qui remplacent les toits, donnent un caractère singulier à ces constructions, dont on ne distingue d’ailleurs que très-imparfaitement les détails. Ce site, le plus beau peut-être de l’univers, domine à la fois la Corne-d’Or, l’entrée du Bosphore, la côte d’Asie et la mer de Marmara.

On entre dans le sérail par une grande porte, dont l’architecture n’a aucun caractère et n’appartient à aucune époque : c’est la Sublime Porte. De chaque côté, dans le mur, on remarque deux grandes niches où l’on mettait jadis la tête des pachas étranglés par ordre du sultan. Quand l’exécution avait lieu dans les provinces, l’exécuteur bourrait de foin le chef du supplicié, l’enfermait dans un sac de cuir, et l’emportait attaché à la selle de son cheval. La tête d’Ali, le féroce pacha de Janina, fut apportée ainsi à Constantinople, et exposée sur un plat d’argent pendant neuf jours.

Quand on a franchi le seuil de la Sublime Porte, on se trouve dans une grande cour irrégulière, très-peu ombragée et environnée d’édifices qui n’ont rien de monumental. Bientôt on se trouve en face d’une seconde porte flanquée de deux tourelles que relie un mur crénelé. C’est Bab-us-Selam, la porte des salutations ; personne du dehors n’avait jadis le privilége d’en franchir le seuil, si ce n’est les vizirs pour se rendre au divan, et les ambassadeurs lorsque le Grand Seigneur leur accordait une audience. Elle est comme la Sublime Porte, gardée par une trentaine de soldats turcs en tenue assez négligée et coiffés de cette ridicule calotte couleur grenat qui fait regretter le bonnet extravagant des janissaires.

La porte des salutations[3]. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Adalbert de Beaumont.

Au delà de la porte des salutations il y a une autre enceinte où de vieux platanes jettent un peu d’ombrage. Tout cela est désert, triste et muet. On avance encore et l’on aperçoit à travers des massifs de cyprès et de grands sycomores la toiture élégante et les fenêtres treillissées d’édifices qui paraissent habités. Personne n’est admis à parcourir ce coin de sérail où vivent, dit-on, quelques vieilles favorites du sultan Mahmoud, et, peut-être quelques jeunes veuves du sultan Abdul-Mejid.

On se hâte de visiter la collection des armures, la bibliothèque, qui contient une collection peu authentique des portraits des anciens sultans, et l’on gagne les jardins en cherchant des yeux les parterres remplis de fleurs rares, les hautes charmilles à travers lesquelles ne pénètre pas un rayon de soleil, et les cafess cachés dans les sombres bosquets comme au fond d’un labyrinthe. Les cafess (cage) étaient de petits édifices en pierre, solidement construits, où vivaient solitaires les princes de la famille impériale que le sultan régnant n’avait pas fait mourir à son avénement au trône.

Mais tout cela n’existe plus ; on n’aperçoit rien que quelques jardinets plantés de lilas et d’autres arbustes vulgaires. En descendant vers Ghulané (la maison des roses) on voit de grands carrés de légumes, piqués çà et là de tournesols gigantesques et divisés par des haies vives où s’enchevêtrent des liserons blancs. Des bouquets de pins et de sycomores s’élèvent au milieu des espaces incultes, et des rideaux de cyprès étendent de tous côtés leur ombre immobile. Le cyprès est l’arbre du sérail ; on l’y trouve partout, et il semble que, dans ce séjour témoin de tant de morts violentes, il doit croître sur des tombeaux. Pourtant son feuillage noir n’a jamais abrité que les nids des tourterelles, tandis que les gais platanes, qui donnent un aspect presque riant à la seconde cour, ont souvent porté au bout de leurs branches la tête sanglante des vizirs.

Les édifices qui subsistent encore dans l’enceinte du sérail ne datent guère que du siècle dernier, et ne renferment plus que quelques raretés, restes infimes des immenses richesses qui composaient le trésor des empereurs ottomans. Les Turcs, insouciants et fatalistes, n’ont bâti que des mosquées, et jusqu’au règne d’Abdul-Mejid, leurs sultans n’ont habité que des palais de bois. Hormis les cafess et les salles voûtées où était enfermé le trésor, il n’existait aucune construction solide dans le sérail. Les incendies étaient fréquents dans ces légers édifices, dont les lambris étaient couverts d’enduits résineux. À diverses époques le feu dévora une partie du sérail, et le grand incendie de 1665 détruisit les somptueux appartements du quartier des femmes.


Ce qu’était autrefois le sérail.

Rien de ce qui existe encore aujourd’hui ne peut donner une idée de la puissance des empereurs ottomans et du luxe inouï dont ils environnaient leur favorites. Ce n’est pas dans les historiens turcs qu’il faudrait chercher des documents pour peindre les mœurs de la cour ottomane et raconter la vie des sultans ; mais l’histoire du sérail existe dans les récits des anciens voyageurs et dans les rapports des espions que les cours de Vienne et de Versailles entretenaient près de la personne du Grand Seigneur.

Les voyageurs qui ont visité Constantinople à l’époque de la grandeur des sultans avouent qu’ils n’ont pas vu l’intérieur du sérail ; aucun d’entre eux n’a dépassé l’enceinte de la troisième cour, et jeté un coup d’œil au delà de l’espèce de salle du trône, étroite et sombre, où le Grand Seigneur, le Padisha, le Sublime Empereur, le Commandeur des Croyants, le Successeur du Prophète, l’Ombre de Dieu, donnait audience aux ambassadeurs des puissances chrétiennes ; mais tous ont recueilli de curieux documents, et plusieurs ont écrit en quelque sorte sous la dictée de gens qui avaient vécu dans le sérail. L’un d’entre eux raconte comment il a obtenu les détails les plus intimes sur ce qui s’y pasait sous le règne d’Amurat IV. Se trouvant à Calcutta, il rencontra un vieil esclave noir qui avait passé trente ans dans le sérail et joui de la plus haute faveur. Disgracié et dépouillé de toutes ses richesses à la suite d’une de ces révolutions de palais, si fréquentes autour des souverains absolus, il avait échappé par miracle à la mort, et s’était enfui jusqu’à Calcutta, où il subsistait à grand’peine d’un petit commerce de parfums et de cosmétiques.

Jusque vers le milieu du seizième siècle, les empereurs ottomans habitèrent le vieux sérail de Mahomet II, espèce de forteresse située presque au centre Constantinople où le gouvernement actuel a établi le seraskierat (ministère de la guerre).

Soliman II, arrière-petit-fils du conquérant, abandonna ce séjour, qu’il ne pouvait embellir, et transféra ses femmes et ses trésors à l’extrémité de sa capitale, dans les lieux charmants abandonnés par les moines grecs qui desservaient Sainte-Sophie. Cette enceinte était déjà couverte de beaux arbres, et des aqueducs byzantins y amenaient l’eau en abondance. — Il fit construire sur les hauteurs sa demeure impériale et planter ces jardins fameux où mille bastandgis (jardiniers) cultivaient les plus beaux légumes et les fleurs les plus rares de l’univers. La mer battait le pied du mur d’enceinte, et la flottille qui servait aux promenades du sultan était amarrée au bas de ce petit cap, qu’on appela dès lors la Pointe du sérail.

Le salon d’été au sérail. — Dessin de Catenacci d’après M. Adalbert de Beaumont.

Soliman transporta dans le nouveau sérail le luxe barbare de ses prédécesseurs et quelques-uns des raffinements de la civilisation plus avancée des pays occidentaux. La chambre où il dormait était éclairée par un procédé des plus primitifs ; il y avait de grandes lampes d’or massif qu’on remplissait de suif et qui brûlaient comme nos lampions. Son lit n’était qu’une planche sous une couverture de drap d’or lourdement brodée ; mais il y avait aussi des porcelaines de Chine, des miroirs de Venise, et il buvait dans des gobelets de verre de Bohème. Comme le roi François Ier, son contemporain, il aimait le faste et les belles choses ; s’il y avait eu des artistes dans son empire il les aurait protégés ; mais il régnait sur un pays ennemi des arts plastiques et il n’eut à récompenser que des poëtes.

L’étiquette de la cour ottomane date de son règne ; il régla les attributions des hauts fonctionnaires, c’est-à-dire des esclaves qu’il élevait aux positions les plus éminentes, en les attachant à sa personne pour lui rendre tous les services de la domesticité. Il augmenta considérablement le nombre des femmes enfermées dans le harem, et rendit leur existence plus splendide et plus austère. En même temps, il doubla la cohorte des eunuques noirs qui gardaient les sultanes.

Le sérail renfermait environ cinq mille âmes, en comptant la soldatesque casernée dans la première cour. Les eunuques noirs et blancs, les nains, les muets, les femmes et les jeunes serviteurs du sultan vivaient dans les appartements intérieurs ; ils étaient environ trois mille. Ce peuple d’esclaves n’appartenait pas à la race turque. La plupart, nés chrétiens et sujets du Sublime Empereur, étaient des enfants de tribut.

On appelait enfants de tribut les jeunes gens et les jeunes filles qui formaient l’espèce de dîme humaine que les pachas, gouverneurs des provinces, prélevaient chaque année sur les populations vaincues. La Grèce et les côtes de l’Asie fournissaient les plus beaux contingents. Ces enfants n’avaient pas encore atteint leur adolescence, lorsqu’ils étaient ravis à leurs parents et amenés à Constantinople. Le capou-agasi (chef des eunuques blancs) choisissait parmi eux les plus beaux, les plus intelligents, les plus forts et les gardait dans le sérail, où ils oubliaient bientôt leur religion, leur pays, et jusqu’à leur famille. Les garçons, élevés sous la rude discipline des eunuques, apprenaient toutes les fonctions de la domesticité. On enseignait aussi aux plus intelligents l’arabe, le persan et les belles-lettres. C’est dans leurs rangs qu’étaient choisis les soixante pages de la chambre du sultan, ses musiciens, ses barbiers, ses secrétaires, ses baigneurs, son porte-glaive et souvent ses ministres ; l’élite de cette troupe était comme une pépinière de fonctionnaires : les moins favorisés tombaient dans les rangs infimes ; ils devenaient capijis (portiers), bastandjis (jardiniers), etc., etc. Les premiers s’appelaient ichoglans (garçons de l’intérieur) ; les seconds azamoglans (garçons de peine).

Les filles choisies parmi les enfants de tribut passaient dans le harem (quartier des femmes) ; elles étaient soumises à une discipline sévère et surveillées par les kaduns. Les kaduns (dames) y étaient des esclaves qui, entrées dans le sérail à la fleur de l’âge, y avaient vieilli sans avoir su plaire. Elles formaient la cour et le cortége des favorites et des princesses de la famille impériale. Les captives que renfermait le sérail venaient de toutes les parties du monde : les Tartares vagabonds y amenaient leurs prisonnières ; les Circassiens venaient, comme aujourd’hui, vendre leurs plus belles filles, et les pirates des États barbaresques y apportaient un contingent considérable de jeunes esclaves espagnoles, italiennes et même françaises.

Les eunuques noirs étaient spécialement destinés à garder et à servir toutes ces femmes. Leur chef, le kislar-agasi, était le personnage le plus important de la cour après le capou-agasi (chef des eunuques blancs). Celui-ci ne quittait jamais le sultan, auprès duquel il cumulait les fonctions de grand chambellan, de surintendant et de maître des cérémonies.

Les muets, créatures tout à fait subalternes, étaient habiles à serrer le fatal lacet. Quand la justice du sultan avait prononcé une sentence de mort, il l’exécutaient sur l’heure, sans appareil et sans bruit. Ces malheureux avaient un langage qu’ils se transmettaient, par tradition, et que tout le monde entendait dans le sérail, où d’ailleurs il était d’usage de parler par signes, le respect exigeant que l’on gardât toujours le silence en présence du Grand Seigneur. Les muets étaient, comme les pages, au nombre de soixante.

Les nains avaient aussi le privilége d’habiter les appartements intérieurs. Ordinairement ils remplissaient le rôle de bouffons ; les plus difformes, les plus hideux étaient les plus appréciés.


Histoire de Roxelane.

Soliman le Magnifique, qui avait rempli le sérail des plus belles femmes de l’univers, eut deux favorites. La première était une Géorgienne apathique et simple d’esprit ; elle lui donna un fils, héritier de l’empire, et fut bientôt délaissée pour la célèbre Roxelane. Celle-ci, née à Sienne, en Italie, était de race noble : des pirates barbaresques pillèrent le château où elle demeurait au bort de la mer, et l’emmenèrent après avoir égorgé toute sa famille. Celui qui l’avait eue pour sa part de prise alla la vendre à Constantinople, et le kislaraga l’acheta pour le sérail. Elle avait alors seize ans. Sans doute elle oublia facilement sa naissance et les sentiments dans lesquels elle avait été nourrie, car elle attira l’attention du sultan, moins par sa beauté que par son humeur vive et enjouée. Soliman, charmé de sa gaieté, la surnomma Kourrem (joyeuse), et, dans le sérail, on l’appela Kourram-Sultane. Les traducteurs ont fait de ce nom Roxelane, sans se soucier de l’étymologie.

La vie de cette favorite contraste étrangement avec son nom ; elle continua la série des crimes domestiques dans laquelle la maison ottomane a dépassé les forfaits classiques de la race d’Agamemnon, et ses lèvres souriantes prononcèrent plus d’un arrêt de mort. Elle avait donné au sultan quatre fils et plusieurs filles. Souveraine absolue dans le sérail, elle ne craignait aucune rivale. Pourtant l’ambition de Roxelane n’était pas satisfaite ; elle voulait devenir la femme légitime de l’empereur son maître.

Depuis que les sultans régnaient à Constantinople, ils n’avaient donné à aucune femme le titre d’épouse ; leur politique ombrageuse n’admettait que des esclaves dans le harem impérial. Leurs favorites n’avaient aucun privilége, aucun droit ; seulement celle qui, la première, leur donnait un fils prenait le titre d’hassaki (qui appartient au padischa) ; le titre de sultane était réservé à la valideh (mère du sultan) et aux princesses du sang impérial. L’aîné de la famille ottomane, l’héritier direct, s’appelait simplement le chazadéh (fils du roi). Soliman hésita avant d’élever si haut son esclave ; mais les séductions de Roxelane l’emportèrent ; il l’épousa solennellement devant le cadi et lui donna pour douaire les revenus d’une province. Un sort si glorieux ne combla pas les désirs de Roxelane ; son ambition avait encore beaucoup d’autres choses à obtenir du sultan. C’était Mustapha, l’aîné des enfants de Soliman, le fils de la Géorgienne qui, depuis sa naissance, était considéré comme l’héritier de l’empire. Bien que la loi qui l’appelait au trône eût été parfois éludée, le sultan persévérait à considérer ce fils comme son successeur. Il lui avait donné le gouvernement de la province d’Amasie, et malgré les secrètes obsessions de la sultane, il lui témoignait toujours les mêmes bontés. Roxelane se lassa de cette sourde lutte, et pour frapper son ennemi d’un coup plus sûr, elle lui envoya pour les fêtes du Baïram une corbeille de fruits confits avec un art merveilleux. Mustapha, dont la défiance était éveillée, ne toucha pas au présent de la sultane et en fit les honneurs à son messager, qui, comblé d’une telle faveur, mangea une poire et mourut un quart d’heure après. À cette nouvelle, la sultane, furieuse et consternée, se prépara à une lutte ouverte ; mais soit insouciance, soit grandeur d’âme, Mustapha garda le silence sur cette tentative.

Tandis que tout ceci se passait à Amasie, le sérail était en fête. Mohammed, le fils aîné de Roxelane, entrait dans sa seizième année, et déjà le sultan l’avait choisi pour gouverner une des grandes provinces de l’empire : c’était comme une royauté qu’il lui donnait. La sultane ordonna pour son départ des préparatifs d’une magnificence extraordinaire ; son harem et sa cour se disposaient à le suivre ; mais il était écrit qu’il ne sortirait pas du sérail : atteint d’une fièvre maligne, il mourut presque subitement. Ses deux frères, Sélim et Bayezid, héritèrent de ses grandeurs, et Dgiangir, le plus jeune des fils de Soliman et de Roxelane, resta seul dans le sérail. Dgiangir était un pauvre petit être difforme, dont la tête charmante disparaissait entre deux épaules monstrueusement inégales. Lorsqu’il eut atteint l’âge d’homme, on continua à le traiter comme un enfant, et il ne quitta pas les appartements intérieurs ; ses saillies égayaient le sultan qui, accoutumé à le voir près de lui, l’aimait avec tendresse, et tolérait de sa part des hardiesses qui eussent coûté la vie à ses autres fils. Dgiangir avait le goût de la poésie, de la musique, des parfums, des pierreries et des beaux vêtements. Il portait habituellement des perles à son cou et un tesbîh (chapelet) de sandal à la main. Ses goûts frivoles, sa vivacité enjouée l’éloignaient des intrigues du sérail ; soit qu’il manquât de pénétration, soit que les passions qui s’agitaient autour de lui fussent habilement dissimulées, il ignorait la haine mortelle que sa mère portait au chazadéh, et, par une contradiction étrange, il manifestait pour ce prince une vive amitié.

Cependant Roxelane avait repris son œuvre : pendant quelques années, lentement, sourdement, elle travailla à détruire le prince Mustapha ; elle l’accusa sans relâche des plus perfides intentions, et s’appliqua surtout à dénoncer ses efforts pour gagner l’affection de l’armée, dont il était, en effet, fanatiquement adoré.

Le padischa finit par prêter l’oreille à ces délations. Il considéra que son fils aîné avait plus de trente ans ; que véritablement il avait une grande influence sur le corps des janissaires, et que peut-être il trouvait déjà long son rôle d’héritier présomptif. La sultane comprit ses dispositions, et frappa un dernier coup. Armée d’une lettre de Mustapha, elle l’accusa d’avoir formé le dessein de détrôner son père : la lettre était adressée au shah de Perse, et contenait la preuve de cette trahison. L’espion qui l’avait livrée à Roxelane s’en était emparé, disait-il, après avoir tué le messager du prince. Cette pièce avait un tel caractère d’authenticité, que Soliman y fut trompé. Il entra dans une fureur silencieuse qui était comme le prélude de ses plus terribles arrêts, et commanda à son grand vizir Rustem d’aller porter à Mustapha l’ordre de se rendre immédiatement à Constantinople.

Mustapha était alors au milieu de l’armée qui, depuis plusieurs mois, campait sur la frontière de son gouvernement ; il refusa fièrement d’obéir. Rustem comprit qu’il ne pourrait pas achever d’accomplir sa mission : au lieu d’exécuter les ordres secrets de son maître, il lui manda que le chazadéh s’était emparé de tous les esprits, et que si l’on touchait à un cheveu de sa tête les soldats et le peuple se révolteraient. C’était la première fois que le padischa commandait sans être obéi. Sa résolution fut prompte : il se mit à la tête des troupes qui étaient à Constantinople, et alla lui-même porter sa réponse au grand vizir.

La fontaine du sérail[4]. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Adalbert de Beaumont.

Tour le monde trembla quand l’étendard impérial parut en vue du camp : Soliman arrivait environné de la pompe guerrière qu’il déployait toujours quand il entrait en campagne. Il amenait avec lui le prince Dgiangir et la plupart des grands dignitaires du sérail. On dressa la tente impériale à la tête du camp. Cette tente était une espèce de palais mobile dont les divisions formaient plusieurs salles d’une magnificence inouïe. Les lambris étaient tapissés de drap d’or et de soieries des Indes ; des tapis de Perse couvraient le sol fraîchement remué, et une fontaine jaillissait au centre d’un kiosque improvisé, dont les fenêtres donnaient sur un paysage solitaire. Quoique le sultan fût très-proche du camp, il n’était pas importuné par les bruits de cette grande réunion d’hommes, et tout était aussi tranquille autour de lui que s’il n’eût pas quitté son sérail de Constantinople.

Moins d’une heure après son arrivée, Soliman envoya à son fils l’ordre de se présenter sur-le-champ devant lui. L’envoyé du sultan trouva le prince sur le chemin d’Amasie ; un avis lui était déjà parvenu : Achmet-pacha, un de ses partisans, le prévenait que des ordres funestes avaient été donnés contre lui ; mais le chazadéh était si certain du dévouement de l’armée, qu’il crut que le sultan lui-même n’oserait rien contre sa personne. Il traversa le camp avec une contenance assurée. Le bruit se répandait déjà qu’il était accusé de trahison, et l’armée, saisie de terreur et d’indignation, gardait un silence menaçant. À la vue du prince, elle fit entendre des acclamations et des cris de joie qui durent parvenir jusqu’aux oreilles du sultan.

Mustapha entendait encore le bruit de ces manifestations lorsqu’il entra dans la tente impériale. Selon l’usage, il dut quitter ses armes avant d’être admis en présence du padischa. Lorsque les eunuques blancs, qui gardaient la première porte, lui eurent ôté le sabre recourbé qu’il avait au côté, et le poignard passé dans sa ceinture, il fut conduit par le capou-agasi jusqu’à la salle qui servait d’antichambre au kiosque impérial. Il n’alla pas plus loin. Au moment où il entrait, six muets se précipitèrent sur lui, le fatal cordon à la main, et une lutte terrible commença. Mustapha, extraordinairement agile et fort, tenta d’échapper à ses bourreaux ; il se défendit avec tant de furie, qu’un instant ils faiblirent et s’arrêtèrent incertains. Si le prince avait eu le temps de s’élancer au dehors et de gagner le camp, il sauvait sa vie et montait sur le trône ; mais avant qu’il pût profiter de l’hésitation et de l’effroi des muets, le sultan lui-même souleva la portière qui cachait l’entrée du kiosque, et avança la tête avec un geste menaçant. À l’aspect de ce visage terrible, les muets comprirent qu’il fallait en finir ; ils revinrent vers le prince, et après l’avoir terrassé, ils l’étranglèrent ; puis ils s’enfuirent comme s’ils eussent encore craint la colère du sultan. Pendant cette tragédie, personne n’avait songé au prince Dgiangir, qui était sorti pour visiter le camp. Ayant appris que Mustapha était allé vers le sultan, il rentrait pour lui donner la main. À la vue de ce corps immobile, de ce visage livide et taché de plaques bleues, Dgiangir jeta de grands cris et tomba dans le plus violent désespoir. Les eunuques, consternés et tremblants, voulurent l’éloigner, mais il se précipita sur le corps de son frère, et l’étreignit avec une sorte de frénésie. Ses cris attirèrent le sultan, qui lui ordonna, avec une tendresse mêlée d’autorité, de le suivre ; mais cette pauvre créature, si faible, si frivole, et qu’on supposait incapable d’aucun sentiment énergique, se tourna vers son père, et lui dit avec fureur : « Voilà donc ce que tu fais de tes fils !… Va ! je t’empêcherai bien de me faire mourir par la main des muets !… »

En même temps, il tira de sa ceinture un petit poignard qu’on lui laissait plutôt comme un jouet que comme une arme dont il pût jamais se servir, et, avant qu’on eût compris son dessein, il se donna dans le cœur un coup mortel. Soliman fut couvert de son sang. On assure qu’il le pleura.

Cependant la fatale nouvelle se répandait dans le camp et l’attitude de l’armée devenait menaçante ; de moment en moment le danger grandissait et les janissaires commençaient à murmurer autour de la tente impériale ; pendant le reste de la journée, il ne prirent aucune nourriture, et le soir, ils manquèrent à la prière. La situation était terrible. Le sultan n’avait autour de lui que quelques troupes, ses ichoglans, ses eunuques et quelques grands fonctionnaires ; pourtant il ne songea pas à flatter et à apaiser cette multitude ; retiré dans son kiosque, il écouta toute la nuit le bruit confus que faisaient tant de gens qui veillaient ; quand le jour parut, il se leva sombre, courroucé, et dit au grand vizir, qui attendait ses ordres en tremblant : « Puisqu’ils murmurent, je vais leur rendre Mustapha ! »

En effet, le corps du malheureux prince, roulé dans un tapis, fut porté en vue du camp et exposé comme celui d’un rebelle qui venait d’expier justement son crime. En même temps le padischa sortit à cheval, presque seul, et passa au milieu des soldats, la tête haute, le visage menaçant et en regardant autour de lui comme pour découvrir ses ennemis. À cette vue, l’armée entière trembla et se prosterna le front dans la poussière, en criant : « Vive le Sublime Empereur ! Vive le sultan Soliman ! »

Roxelane apprit en même temps la mort de l’homme qu’elle haïssait le plus au monde et la fin déplorable de son plus jeune fils. Pendant plusieurs jours elle parut inconsolable ; mais dans le fond de cette âme méchante il y avait peut-être encore plus de joie que de douleur ; le pauvre Dgiangir n’était pas le plus aimé de ses enfants ; depuis la mort de Mohammed, elle avait concentré tout son amour sur Bajazed, son troisième fils. À ses yeux, Selim, que le droit d’aînesse appelait à monter sur le trône, était indigne de ce grand titre d’empereur. Il est juste de convenir que sur ce point elle était d’accord avec le sentiment populaire. Bajazed avait toutes les qualités qui plaisent à la multitude ; il était beau, hardi, d’une complexion vigoureuse et singulièrement propre à tous les exercices guerriers. Selim, au contraire, avait la taille lourde, la face large et l’air indolent. On l’accusait de boire du vin en secret, et même de s’enivrer, avec un juif renégat, son favori. Les deux frères se haïssaient mortellement, et il était aisé de prévoir qu’à la mort de Soliman l’un des deux ferait étrangler l’autre. Cependant Roxelane n’avait pas impunément triomphé ; ses espions l’avertirent de ce qui se passait dans le camp. Le sultan était resté sur les frontières de l’Anatolie, au milieu de l’armée ; il ne sortait plus de sa tente et semblait livré à une noire mélancolie. Tout lui était suspect ; il avait chassé le grand vizir et la plupart de ceux que protégeait la sultane. D’étranges rumeurs circulaient ; on disait que les eunuques chargés d’ensevelir le prince Mustapha avaient trouvé sur lui des papiers qui contenaient la preuve de son innocence. — Lorsque l’empereur reprit, quelques semaines plus tard, le chemin de Constantinople, il paraissait certain qu’il avait résolu d’éloigner de lui Roxelane et de l’enfermer pour le reste de sa vie dans le vieux sérail.

Roxelane l’attendait tranquille, impénétrable. Usant des priviléges qu’il ne lui avait pas encore retirés, elle alla au-devant de lui dès qu’elle fut avertie qu’il entrait dans le sérail. Et alors, se prosternant à ses pieds, toute pâle et le visage en pleurs, elle lui dit avec l’accent de la plus profonde soumission : « Des hommes méchants ont attiré la colère sur moi par leurs mensonges… J’ai perdu ta faveur sans laquelle je suis moins qu’un ver de terre… Je ne veux plus vivre… Finis promptement mon supplice… Appelle les muets… Je suis prête, et je bénis la mort, puisque c’est ta volonté que je meure… »

Le sultan ne s’attendait pas à ces paroles ; la douleur de Roxelane, son courage, sa résignation le touchèrent et changèrent subitement ses dispositions ; il l’emmena dans le somptueux kiosque qu’il avait fait construire sur le bord de la mer et passa le reste de la journée avec elle. L’un et l’autre avaient déjà oublié leur deuil. Ils mangèrent ensemble au son des instrument, servis par de jeunes esclaves, les plus belles qu’il y eût dans le sérail. À cette occasion, une vieille kadun, gouvernante des filles, se permit de dire aux odalisques, dont la vie s’écoulait dans une attente toujours déçue : « Allez ! allez ! mes tourterelles, il faut renoncer à l’espoir d’attirer les regards du Sublime Empereur ; la plus grande faveur qu’il puisse vous faire, c’est de souffrir que vous lui présentiez à boire. »

Dès ce moment Roxelane comprit que son empire était inébranlable ; elle en profita d’abord pour demander la mort d’un enfant, le seul héritier qu’eût laissé Mustapha. Quand elle eut ainsi détruit tout ce qui ne sortait pas d’elle dans la famille impériale, elle tourna sa fureur contre son propre sang et devint l’ennemie implacable de son fils aîné Sélim. Déjà elle avait inutilement supplié le sultan de changer l’ordre de succession ; Soliman avait résisté à toutes ses obsessions et il n’y avait pas apparence que sa volonté dût changer un jour. Le naturel audacieux de Bajazed lui faisait ombrage ; il se souvenait de l’avoir trouvé parfois moins respectueux que son frère, et il avait une prédilection pour Sélim, qui avait toujours paru soumis et tremblant devant lui. Quand Roxelane eut perdu tout à fait l’espérance de changer la résolution de l’empereur, elle excita secrètement son fils à la révolte. Profitant de l’influence qu’elle avait dans les affaires de l’État, elle créa un parti à Bajazed et mit à sa disposition l’argent dont il avait besoin pour gagner les soldats par ses libéralités. Toutes ses intrigues étaient conduites si habilement, que le padischa ne conçut aucun soupçon ; il apprit en même temps que Bajazed était à la tête d’une armée et que les pachas d’Asie, toujours prêts à la révolte, allaient s’unir à lui pour attaquer Sélim. Cette fois encore la résolution du vieil empereur fut prompte ; il envoya cent mille hommes au secours de Sélim. Avec cet appoint, celui-ci triompha sans peine de son frère, et le pays fut entièrement pacifié en quelques jours. Pendant ces troubles, Soliman n’avait manifesté ni souci, ni colère. Lorsque tout fut fini, il envoya à Bajazed l’ordre de se rendre à Constantinople. Roxelane pénétra le sinistre dessein du sultan et elle parvint à le fléchir à force de supplications, de mensonges et de larmes. Il révoqua l’arrêt de mort qu’il avait prononcé dans le fond de son âme, mais sa colère contre Bajazed était encore si violente, qu’il ne voulut pas lui permettre l’entrée du sérail et qu’il lui envoya dire d’aller l’attendre dans un de ses kiosques, sur la côte d’Asie, à l’entrée du Bosphore.

Le jour de cette entrevue Roxelane voulut accompagner le sultan, et elle monta avec lui sur la galiote impériale qui stationnait près de la pointe du sérail. Cinquante eunuques noirs environnaient la sultane, et tandis que ce cortége traversait les jardins, tous ceux qui l’apercevaient se prosternaient la face contre terre. En arrivant au kiosque, Roxelane se hâta d’aller près d’une fenêtre grillée sous laquelle son fils devait passer ; le sultan n’avait pas permis qu’elle le vît autrement. Quand elle l’aperçut, ses yeux se mouillèrent de larmes, et dès qu’il fut à portée de la voix, elle lui cria doucement : « Ne crains rien, mon agneau, va… ne crains rien !… »

Malgré cette assurance, Bajazed avançait en tremblant ; la fin terrible de son frère Mustapha était présente à sa pensée, et il devint pâle lorsque, selon l’usage, les eunuques blancs lui ôtèrent ses armes avant de l’introduire dans la salle où était le sultan.

L’entrevue fut courte ; je vais la raconter comme un trait des mœurs de ce peuple barbare.

Le sultan reçut son fils d’un air sombre et irrité et sans souffrir qu’il parlât ; il lui reprocha durement sa tentative et sa folle ambition ; puis, s’animant par degrés, il en vint jusqu’à lui dire : « Tu ne peux nier toutes ces trahisons ! Le moindre de tes crimes mériterait la mort ! »

À cette parole, Bajazed frissonna et murmura des protestations de soumission et de respect : « Assez ! interrompit le sultan, j’ai pardonné ; mais souviens-toi que tu payeras de ta vie le moindre signe de rébellion. »

Là-dessus, il demanda le scherbet. Le scherbet est une boisson sucrée et fortement parfumée avec l’essence des fleurs ou le suc des fruits. Soliman fit présenter la tasse à son fils. Malgré les assurances qu’il venait de recevoir, celui-ci crut que sa dernière heure était venue. Il trempa, en hésitant, ses lèvres dans ce breuvage suspect et rendit la tasse au kuiptar-aga (échanson), en jetant sur lui un regard sinistre. Soliman qui l’observait prit la même tasse et but à son tour jusqu’à la dernière goutte. Puis, sans permettre à son fils d’ajouter un seul mot, il le congédia d’un geste hautain.

Malgré ce premier revers, la sultane ne tarda pas à recommencer ses menées ; elle était habile et audacieuse ; elle avait des trésors à sa disposition et pouvait, dans un moment de crise, gagner les janissaires ; elle serait parvenue à faire monter Bajazed sur le trône si le temps ne lui eût manqué ; mais la mort l’arrêta. Une maladie violente l’emporta en quelques jours ; elle expira entre les bras de Soliman, et, à sa dernière heure, elle lui fit promettre de se souvenir d’elle si Bajazed avait de nouveau le malheur d’encourir sa colère. Roxelane mourut avant que l’âge eût détruit sa beauté. Elle était naturellement si dissimulée, que jamais personne n’avait lu sur son visage ce qui se passait dans son âme ; ses traits étaient toujours naturellement calmes et souriants. On porta son corps dans l’enceinte de la mosquée bâtie par Soliman. Quelques années plus tard le sultan alla la rejoindre, et aujourd’hui encore elle repose à quelques pas de lui sous les tranquilles ombrages de la Solimanieh. Roxelane est la première femme qui ait commandé souverainement dans le sérail ; elle est la seule esclave qu’un monarque du sang ottoman ait élevée au rang de femme légitime.

Soliman ne la remplaça pas ; mais il oublia qu’elle lui avait demandé la vie de son fils bien-aimé, et lorsque l’ambitieux Bajazed recommença la guerre, il le fit étrangler ainsi que les quatre fils qu’il avait eus de ses favorites.

Les femmes du harem[5]. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Adalbert de Beaumont.

Les femmes n’eurent aucune influence sous le règne de Sélim, et le harem devint un séjour triste et muet où les eunuques et les kedans gouvernèrent despotiquement les odalisques. Le sultan passait sa vie à table, entouré de chanteurs et de bouffons. Son aversion pour tous les exercices violents était excessive et il se promenait dans les jardins du sérail couché dans une litière. Néanmoins ce monarque indolent agrandit l’empire ; ses armées conquirent l’ancien royaume des Lusignan, la belle île de Chypre où le Turc règne encore aujourd’hui. Les chrétiens prirent leur revanche en gagnant la bataille de Lépante, où la flotte ottomane fut dispersée et détruite. Ce revers attrista si profondément le padischa qu’il passa deux jours sans boire ni manger. Quoique Sélim n’eût point de favorite parmi les odalisques, il eut un certain nombre d’enfants, et lorsqu’il mourut, encore à la fleur de l’âge, il avait six fils. L’aîné vivait selon l’usage, éloigné de la cour ; les cinq autres, encore enfants, n’avaient pas quitté le sérail. La veille de sa mort, le sultan les fit venir près de son lit, et prévoyant leur sort, il versa des larmes et dit qu’il regrettait de ne pas les avoir envoyés auprès du roi de France, son allié. S’il eût accompli ce dessein, on aurait vu le spectacle étrange de cinq petits princes musulmans élevés à la cour de Henri III, sous les yeux de Catherine de Médicis. Sélim ne se trompait pas sur l’avenir de sa triste progéniture ; quelques jours après sa mort, Mourad III, son successeur, fit étrangler tous ces innocents.


La Vénitienne Baffa. — La Grecque Élenka. — La juive Keira-Kadun. — Les Turques Kiosem et Ashada.

Mourad n’imita pas son père ; une esclave vénitienne, de la famille des Baffa, fut pendant quinze ans son unique favorite. Malgré l’usage, elle avait conservé son nom de famille en entrant dans le sérail ; on l’appelait toujours Baffa et jamais elle n’oublia ni son origine, ni son malheur. C’était une femme sévère et triste, qui n’avait d’autre charme que son incomparable beauté. Le sultan se lassa d’elle enfin, et tout à coup on le vit s’abandonner avec emportement aux voluptés qu’il avait si longtemps dédaignées. Cependant aucune des belles esclaves que le kislar-agasi lui amenait chaque jour n’obtenait une préférence exclusive. Il avait relégué l’austère Baffa dans un coin du sérail et passait sa vie dans une suite continuelle de fêtes et de plaisirs. Ce joyeux régime finit par altérer sa santé ; quoique sa complexion fût des plus robustes, il mourut étique avant d’avoir accompli sa quarante-septième année ; cent deux enfants étaient nés de la multitude des odalisques : sur ce nombre il y avait trente petites filles. L’aîné de cette nombreuse postérité, le sultan Mahomet III, fils unique de la Baffa, monta sur le trône.

Une horrible tragédie se passa alors dans le sérail : Mahomet prononça, le lendemain de son avénement, l’arrêt de mort de tous ses frères. Dix-neuf jeunes princes furent étranglés, et les muets jetèrent dans la mer dix odalisques qui étaient enceintes. Quant aux trente petites sultanes, tristes restes de la famille impériale, le nouveau sultan les laissa vivre.

Après ces exécutions, Mahomet III mena une vie tranquille et voluptueuse. La Baffa, sa mère, prit avec le titre de valideh une influence souveraine.

Cette femme, si longtemps humiliée, triomphait à son tour, et son premier acte d’autorité fut d’envoyer toutes ses jeunes rivales dans le vieux sérail, où il est d’usage de mettre pour le reste de leur vie les veuves des sultans défunts. Jamais elle ne souffrit que son fils s’attachât à une seule femme et elle lui choisit quatre favorites. La première, qui était une belle Circassienne, lui avait déjà donné un fils, et, selon l’usage, elle avait pris le titre d’hassaki (voy. p. 4) ; les trois autres étaient ses égales, sauf cette distinction ; malgré les efforts de la valideh pour maintenir toutes ces femmes dans le respect et le dévouement qu’elles devaient à leur maître, le padischa éprouva des malheurs de famille. La belle Grecque Élenka avait eu de lui un fils qu’elle aimait avec passion et à l’avenir duquel elle ne pouvait songer sans verser des larmes, car elle savait qu’il ne grandissait que pour mourir jeune. Cette douleur secrète la fit tomber en langueur et elle dépérissait de jour en jour, ce qui n’empêchait pas qu’elle parût encore plus charmante aux yeux du sultan. Elle profita de ces dispositions pour déclarer que c’était l’air vif qu’on respirait dans le sérail qui lui était mauvais, et que si elle pouvait vivre quelques mois dans le climat chaud de l’Égypte, elle serait guérie. La valideh, qui remarquait avec inquiétude l’influence qu’Élenka commençait à prendre sur son fils, conseilla vivement ce voyage et prit sur elle d’en ordonner les préparatifs. Le sultan consentit à regret, et pourtant il fit plus encore ; il permit qu’Élenka emmenât son fils. La favorite s’embarqua avec une suite nombreuse d’esclaves et d’eunuques noirs. Le vaisseau turc qui la portait dut aborder au port de Salonique, parce que le jeune prince était tombé dangereusement malade. Peu de jours après il mourut. Son corps fut enseveli avec les cérémonies d’usage, et déposé dans un turbé près de la grande mosquée. Élenka envoya un de ses eunuques à Constantinople pour annoncer au sultan cette funeste nouvelle, et le même jour, chose étrange ! elle disparut sans qu’il fût possible de retrouver ses traces. Il paraît certain qu’elle avait conçu depuis longtemps ce plan d’évasion, et qu’elle l’avait accompli par un miracle de ruse, de persévérance et d’audace. Secondée par un de ses eunuques noirs, elle était parvenue à tromper tous ceux qui l’environnaient. C’était un enfant juif, mort de la peste, qui reposait dans le turbé, à la place de son fils, qu’elle avait soustrait ainsi au triste sort qui l’attendait. On soupçonne les chrétiens de Salonique d’avoir favorisé sa fuite, parce qu’elle était chrétienne d’origine et qu’elle avait toujours manifesté peu de zèle pour la loi du prophète. Quoi qu’il en soit, le sultan manifesta plus d’étonnement que de chagrin en apprenant sa fuite, mais la perte de son jeune fils le toucha sensiblement.

Vers ce temps-là de sinistres intrigues troublèrent le sérail. Depuis longtemps l’hassaki supportait impatiemment l’autorité de la valideh Baffa et travaillait sourdement à mettre son fils sur le trône. Cette femme hardie était parvenue à gagner les chefs des janissaires et la plupart des grands fonctionnaires de la Sublime Porte. Le complot avait été ourdi avec tant de prudence et d’habileté que les espions chargés par la valideh de surveiller son ennemie n’avaient rien découvert. Déjà le chazadéh avait quitté secrètement Magnésie, où il résidait pour venir recueillir l’héritage de son père ; mais la veille du jour fixé pour l’exécution de ce grand crime, un eunuque noir révéla tout au sultan et lui apprit que le chazadéh caché dans un des kislawaga du sérail attendait que tout fût fini pour se montrer au peuple.

Lorsque le padischa entendit ces révélations, les muezzins annonçaient la prière du soir ; il n’avait plus qu’une seule nuit pour prévenir le coup fatal ; mais ce fut assez. Avant que le jour parût les muets allèrent étrangler le chazadéh dans le kiosque où il était caché ; quatorze grands personnages, ses adhérents, eurent le même sort et l’hassaki cousue vivante dans un sac de cuir fut précipitée au fond de la mer.

À la suite de ces événements Mahomet III tomba dans une noire mélancolie ; tout ce qui l’environnait lui était devenu suspect, hormis la valideh, à laquelle il confia entièrement le gouvernement de l’État. Cette vieille princesse n’était pas fort habile en politique, mais elle avait l’art de maîtriser les factions et de se concilier l’opinion populaire. Les Turcs ayant été battus en Hongrie il s’ensuivit de grands désastres ; les provinces se révoltèrent, le pain manqua à Constantinople et la populace commençait à s’agiter. Pour apaiser ce mécontentement, la valideh imagina d’ordonner un duhalma (fête publique) : il y eut une cavalcade où figurait toute la cour et où elle parut elle-même, à cheval et sans voile. Cette nouveauté n’avait pas de précédents ; elle excita beaucoup la curiosité de bons musulmans qui jusqu’alors n’avaient jamais entrevu le visage d’une sultane. La Baffa était belle encore, dit un témoin oculaire ; elle avait le teint fort blanc, les yeux noirs et pleins de feu, le geste et le port de tête imposants. Son tefeletar (trésorier) venait derrière elle et lui présentait continuellement des poignées d’aspros (menue monnaie) qu’elle jetait au peuple.

Mahomet III n’avait plus que deux fils nés de la même mère, une esclave cypriote choisie parmi les enfants du tribut. Cette favorite avait toujours rendu de grands respects à la valideh et s’était maintenue dans sa faveur par la douceur et la nullité de son caractère. Étrangère à toutes les intrigues du sérail, elle ne chercha pas à s’élever après la fin tragique de sa redoutable rivale et reçut le titre d’hassaki avec une sorte d’indifférence. La Baffa gouvernait donc paisiblement, son pouvoir semblait pour longtemps assuré lorsque l’événement le plus inattendu la renversa. Mahomet III mourut à trente-huit ans d’une maladie qui ne dura qu’une seule nuit et qui, dit-on, était la peste.

La Cypriote sortit alors de son néant et manifesta tout à coup des qualités qu’on ne lui avait pas soupçonnées. D’accord avec le grand vizir elle s’empara du pouvoir et relégua la valideh Baffa dans le vieux sérail après avoir fait porter au trésor les sommes immenses que cette sultane avait amassées. Son influence modifia la barbare coutume qui condamnait à la mort tous les frères de l’empereur régnant. Mustapha, l’unique frère d’Achmet II, ne fut pas livré aux muets ; il passa du harem d’où il n’était pas encore sorti dans un cafess situé au fond des jardins du sérail. Quelques eunuques et quelques vieilles esclaves furent enfermés avec lui pour le servir et lui faire compagnie.

Pour un adolescent qui n’avait pas encore goûté la liberté, cette prison n’eut sans doute rien d’affreux et la suite de sa vie prouva qu’il s’y était volontiers résigné.

Achmet II venait d’avoir seize ans lorsqu’il succéda à son père. Il était d’un tempérament faible et maladif ; il dédaignait toutes les esclaves et se montrait fort ennuyé de leurs empressements. Son unique favorite était une vieille juive appelée Keira-Kadun, dont la figure était des moins attrayantes. Elle avait plu jeune au sultan en lui faisant des contes et des historiettes et en lui apportant secrètement des flacons d’un vin de Chio qu’il aimait singulièrement. Keira dissimulait sous l’apparence d’une humeur toujours enjouée et complaisante une cupidité excessive et une sourde haine pour tout ce qui n’appartenait pas à sa race. Elle faisait trafic des grâces qu’elle obtenait. En peu de temps elle avait amassé des biens immenses, et son insolence croissant avec sa fortune, elle exigeait qu’on lui rendît les mêmes respects qu’à la mère du sultan. Enfin sa faveur devint un scandale public ; le peuple s’émut et s’indigna d’être gouverné par cette vieille juive qu’il avait vue jadis traîner sa misère aux portes des bazars. Un jour les janissaires envahirent la première cour en proférant des cris confus, préludes redoutables de toutes les séditions. Ils attaquèrent bientôt les portes de la seconde cour afin de pénétrer dans l’intérieur du sérail, mais la troupe fidèle des bastandjis qui défendait le passage parvint à les repousser. Pendant ces commencements de révolte, le sultan était dans un des kiosques qui ont vue sur la mer, écoutant les histoires de Keira-Kadun ; de cet endroit il ne pouvait entendre les bruits du dehors et il demeura fort étonné lorsque le grand vizir vint en toute hâte lui apprendre que les janissaires révoltés assiégeaient le sérail. « Eh ! que veulent-ils ? demanda sans s’émouvoir le padischa. — Ils veulent la tête de Keira-Kadun, et il faut la leur donner, » répondit le grand vizir avec décision. La malheureuse femme se réfugia aux genoux de son maître ; elle le supplia de lui sauver la vie. Mais les cris menaçants des janissaires se firent entendre jusque dans le kiosque ; il y avait tout à craindre de leur fureur. Le sultan Achmet essaya vainement de défendre sa favorite ; pressé par le grand vizir il fut forcé de donner l’ordre fatal. Un bastandji se saisit de Keira-Kadun et l’emporta à demi morte déjà d’angoisse et d’épouvante. Elle fut conduite dans la seconde cour, et un moment après sa tête, lancée par-dessus les créneaux de la porte des Salutations, tombait au milieu des séditieux. Cette exécution apaisa la révolte et tout rentra dans l’ordre accoutumé ; mais le jeune empereur ne se contenta pas aisément d’avoir perdu sa vieille amie, et il ne tarda pas à la venger en faisant étrangler le grand vizir qu’il soupçonnait d’avoir secrètement fomenté la révolte des janissaires.

Parmi les belles esclaves dont le kislar-aga remplissait le sérail, il s’en trouva une enfin qui eut le bonheur de plaire au jeune empereur. À cette grande nouvelle la joie rentra dans le harem impérial ; toutes les odalisques espérèrent obtenir aussi l’amour du sublime sultan. Il eut en effet plusieurs favorites qui presque simultanément le rendirent père d’un fils et de quatre filles. Celle qui eut la fortune de mettre au monde le chazadéh fut, selon l’usage, proclamée hassaki ; mais elle resta confondue parmi ses rivales et dut se contenter de ce vain titre.

Au milieu de ces femmes dont le bonheur était si passager et qui remplissaient le sérail de leurs jalousies, de leurs querelles et de leurs intrigues, se trouvait une jeune esclave qui avait la plus belle éducation que puisse recevoir une femme turque. Elle savait lire et elle écrivait bien le turc et le persan ; de plus elle chantait fort agréablement les vers et dansait avec beaucoup de grâce. Son visage était d’une médiocre beauté ; elle avait le teint uni, les cheveux d’un blond doré et les yeux noirs. On l’avait surnommée Kiosem (potelée) à cause du léger embonpoint qui arrondissait ses membres forts et gracieux. Des années s’écoulèrent avant que le sultan jetât les yeux sur elle ; mais enfin il fut attiré par la douceur de sa voix ; bientôt il découvrit qu’elle savait presque autant de contes et d’histoires merveilleuses que sa regrettée Keira, et dès lors il ne se soucia plus des autres odalisques.

Kiosem n’était point de sang chrétien, et d’origine noble comme Roxelane et la Baffa. Née musulmane elle unissait aux instincts farouches de sa race des aptitudes rares. Son esprit était vif et sagace, son âme profondément corrompue ; elle avait la douceur perfide, l’astuce, la volonté patiente, la soumission absolue des femmes de l’Orient.

Le sultan lui donna bientôt des marques extraordinaires de son amour. Ne pouvant ôter à l’hassaki le titre dont elle était en possession, il nomma Kiosem seconde hassaki et voulut qu’elle eût un train pareil à celui de la sultane valideh. Aucune souveraine, pas même la reine d’Espagne, ne possédait autant de pierreries et de joyaux que cette favorite ; elle était parée des plus belles perles et des plus beaux diamants qu’il y eût dans le trésor des sultans. Un jour Achmet lui donna des pendants d’oreilles qu’on estimait trois millions de notre monnaie. Ces pendants étaient en brillants gros comme des noix et accompagnés de rubis admirables. Kiosem ne quitta plus cet ornement superbe, gage de la passion du sultan. Elle aimait à l’excès la magnificence dans les habits et ne paraissait jamais devant le Grand Seigneur que dans la plus somptueuse parure. L’hassaki et les autres odalisques étaient rentrées dans le néant ; elle aurait pu d’un seul mot les exiler dans le vieux sérail ; libre dans le harem impérial où le sultan ne venait que pour elle seule, elle marchait l’égale de la valideh. La première hassaki conçut tant de jalousie et de douleur du triomphe de sa rivale qu’elle en mourut.

Achmet II n’alla jamais combattre à la tête de ses armées ; pourtant son règle fut glorieux ; ses généraux gagnaient des batailles, tandis qu’il bâtissait la belle mosquée qui porte son nom, et faisait prudemment étrangler un de ses gendres, le grand vizir Nassouf, qui méditait de le détrôner. Ce Nassouf avait eu l’honneur d’épouser la fille aînée du sultan et de Kiosem. La petite sultane n’avait que cinq ans lorsque son premier mari mourut, et avant qu’elle eût atteint l’âge de vingt ans, elle fut quatre fois remariée. Ayant accumulé tant de douaires, elle était devenue si riche qu’on disait proverbialement d’un prodigue : « Il dépenserait le trésor de la sultane Ghenher. » Ce nom veut dire en persan pierre précieuse.

Sultan Achmet était l’homme le plus heureux de son empire. Osman, son fils aîné, n’annonçait que de belles inclinations et ne lui causait encore aucun souci. Kiosem l’avait rendu père de deux fils encore en bas âge, et de plusieurs petites sultanes. La valideh, sa mère, voyait sans envie l’influence de la favorite, et toutes deux vivaient en bonne intelligence. Mais les destinées humaines ne comportent pas une telle félicité aussi complète. Au milieu de sa gloire, le Sublime Empereur éprouva les premières atteintes d’un mal dont la cause était inconnue ; quoiqu’il fût à la fleur de l’âge, il dépérissait lentement, et chaque jour semblait emporter une année de sa vie. Malgré leur ignorance, ses médecins comprirent que leurs remèdes ne le guériraient pas, et ils avertirent la valideh. Déjà Kiosem savait que le sultan touchait à sa dernière heure, et elle prévoyait les suites de cet événement : tout changeait autour d’elle, sa puissance tombait, et elle était menacée d’aller finir ses jours dans le vieux sérail, après avoir vu étrangler ses deux fils. Tel était l’avenir qui l’attendait, si le chazadéh succédait directement à son père. Pour échapper à ce funeste sort, elle eut la hardiesse de provoquer un changement dans l’ordre de succession. D’accord avec la valideh, elle remontra au sultan que le chazadéh était bien jeune pour gouverner un si vaste empire, et que les pachas turbulents, les janissaires indociles ne laisseraient pas un enfant de douze ans monter paisiblement sur le trône. Pour éviter les malheurs qu’elle prévoyait, elle le conjura de désigner lui-même, pour son successeur, ce frère auquel sa magnanimité avait laissé la vie, et qui, depuis quatorze ans, végétait dans le cafess qui lui servait de prison.

Le triste monarque se rendit à ces conseils et commanda qu’on fît venir Mustapha. Celui-ci se jeta à genoux en entrant dans la chambre impériale ; il tremblait qu’un soupçon, un caprice ne le livrât au fatal lacet. Les deux frères ne s’étaient revus qu’une fois depuis que l’un régnait et que l’autre languissait dans sa prison ; quoique jeunes l’un et l’autre ils paraissaient également vieillis ; la maladie et la captivité avaient produit le même effet.

En présence de la valideh, de Kiosem et du grand vizir, l’empereur mourant désigna pour son successeur le prince Mustapha et lui recommanda sa jeune famille, le priant avec larmes de laisser vivre ses fils.

Intérieur d’un kiosque du sérail, construit sous Soliman le Magnifique[6]. — Dessin de Catenacci d’après M. Adalbert de Beaumont.

Achmet II mourut quelques heures après avoir fait cette espèce de testament, et ses dernières volontés furent fidèlement exécutées. Le sultan défunt laissait six enfants mâles : l’aîné Osman qui garda le titre de chazadéh, Mohammed plus jeune que l’héritier présomptif de huit jours seulement, Mourad et Ibrahim que Kiosem avait mis au monde, et deux autres petits princes nés d’obscures favorites. Ces faibles rejetons de l’arbre impérial auraient péri infailliblement si Kiosem n’avait eu l’habileté de faire substituer Mustapha à l’héritier direct de la maison ottomane. Le nouvel empereur n’avait guère que vingt-cinq ans ; mais il était presque idiot. Sa longue captivité lui avait ôté la vigueur de l’esprit et la santé du corps. Quoique dans la série des portraits dont j’ai parlé il soit représenté avec les cheveux noirs, les lèvres rouges et le regard terrible, il avait en réalité la barbe blonde, les yeux languissants et une physionomie fort douce. Ses idées n’étaient pas toujours nettes ; il ne se plaisait que parmi ses nains et ses bouffons ; un jour, voulant récompenser les bastandjis qui soignaient le parterre où il aimait à se promener, il fit jeter par les fenêtres de sa chambre des poignées d’or et de joyaux. Bientôt il se montra indifférent à tout ce qui l’entourait, et la population du sérail en vint à ne plus avoir aucun respect pour sa personne. D’autre part le peuple murmurait disant que le sultan n’avait pas belle grâce à cheval et qu’il tenait toujours les yeux levés vers le ciel comme un santon. Le kislar-aga, qui n’avait de crédit que par les femmes, se voyant sans fonctions et sans autorité sous un maître si exempt de passions, se ligua avec le cheik-ul-islam et quelques autres grands personnages pour détrôner Mustapha. Le grand vizir et les agas des janissaires entrèrent dans la conspiration, et le cheik-ul-islam (chef de la religion) rendit un fetra dans lequel il déclarait que les bons musulmans devaient refuser l’obéissance quand le sultan était insensé. Un jour le sultan Mustapha revenant d’un promenade sur le Bosphore entra comme à l’ordinaire dans le quartier des femmes pour faire sa visite à la valideh. Le kislar-aga fit aussitôt fermer les portes derrière lui et en emporta les clefs ; une troupe dévouée garda le passage par lequel on communiquait avec les autres parties du sérail. Les conjurés se réunirent aussitôt et sans perdre un moment ils se rendirent dans l’appartement des jeunes princes, fils du sultan Achmet ; le grand vizir Ali-pacha prit le chazadéh par la main et l’emmena dans la salle du conseil où il fut aussitôt proclamé empereur. Tout le monde cria : « Longue vie au sultan Osman ! mille ans de règne au padischa ! » Cependant Mustapha était encore auprès de la valideh ; ni l’un ni l’autre n’avait rien entendu, et lorsque le sultan détrôné voulut sortir il s’étonna de trouver les portes fermées et commanda avec colère qu’on les ouvrît. Le kislar-aga parut alors et l’instruisit de ce qui venait de se passer. En même temps il l’invita froidement à se laisser conduire dans le cafess qu’il avait déjà habité. Mustapha devint furieux ; contre toute prévision il comprenait sa déchéance et manifestait une énergie dont il avait semblé incapable. Mais le kislar-aga n’était pas homme à s’effrayer de ses cris et de sa résistance. Maître absolu dans le quartier des femmes, il ordonna aux eunuques d’enfermer Mustapha en quelque lieu d’où il ne pût s’échapper, et comme la valideh exhortait son fils à se défendre, il la fit conduire dans le vieux sérail avec quelques anciennes odalisques, ses confidentes. Le sultan déchu eut pour prison une petite tour dont l’unique porte s’ouvrait dans le harem. Sa chambre ne recevait un peu de jour que par une étroite fenêtre solidement grillée et il avait pour toute compagnie deux vieilles esclaves et un vieil eunuque noir.

Le monarque adolescent se laissa d’abord gouverner par ceux qui l’avaient mis sur le trône ; mais avant qu’il eût atteint sa quinzième année on s’aperçut qu’il ne tarderait pas à régner par lui-même. Déjà le pouvoir l’enivrait et il aimait à se montrer au peuple dans le superbe appareil des sultans. Un voyageur de cette époque, s’étant trouvé sur le passage du padischa tandis qu’il se rendait à la mosquée de Sainte-Sophie, s’écria avec enthousiasme : « La plus belle odalisque ne pourrait lui disputer le prix de la beauté ; il a les yeux noirs, la bouche vermeille et le teint admirable ; sa taille est grande et majestueuse, enfin toute sa personne inspire l’admiration. »

Malgré ces avantages extérieurs Osman ne gagna pas les sympathies de la multitude ; il se montrait déjà farouche, violent, inflexible ; le sérail était promptement rentré dans l’obéissance sous sa main de fer. Il avait des sévérités qui faisaient trembler les vieux pachas et répandaient la terreur autour de lui. Il eut un fils avant l’âge de seize ans et n’attendit pas qu’une barbe naissante ombrageât sa lèvre pour se mettre à la tête de l’armée. Soit intrépidité, soit présomption, il voulut commander les trois cent mille hommes qu’il envoyait en Pologne ; mais après une sanglante campagne il revint à Constantinople vaincu et presque fugitif. Profondément humilié par ces revers, il accusa les janissaires d’avoir manqué de valeur et conçut contre cette milice une haine implacable. Sans doute il résolut dès lors de la détruire, mais il fut distrait de son dessein par une autre préoccupation.

Il y avait à Constantinople une jeune fille de grande naissance nommée Ashada ; quoique le harem du cheik-ul-islam son père fût un endroit inaccessible, on savait qu’elle était d’une beauté si rare que peut-être elle n’avait point d’égale dans tout l’empire. Le padischa fut tenté par le portrait qu’on lui fit de cette merveille. Il demanda au cheik-ul-islam de lui amener sa fille. La belle Ashada répondit fièrement que le Sublime Empereur était le maître de sa vie, mais qu’elle aimerait mieux être la femme légitime du dernier de ses sujets que de devenir une de ses odalisques. Ce scrupule étrange chez une Turque irrita la passion du sultan et il n’hésita pas à élever au rang d’épouse légitime l’ambitieuse jeune fille. Elle fut conduite dans le sérail avec le cérémonial en usage pour les mariages musulmans et prit immédiatement le titre de sultane.

Cette infraction aux lois de l’État et aux coutumes de la maison ottomane révolta le sentiment public ; les pachas, fatigués du joug qui pesait si lourdement sur eux, s’unirent aux janissaires mécontents ; on répandit des nouvelles inquiétantes et bientôt le bruit courut que le sultan Osman, prêt à quitter le sérail de Constantinople, allait transférer le siége de l’empire au grand Caire. Alors le peuple crédule commença à s’agiter et à parler du sultan avec des termes de mépris. Au premier indice de cette sédition le sultan avait envoyé les muets étrangler son frère Mohammed. Depuis environ trente ans aucun mâle du sang impérial n’avait péri de mort violente et cet acte de cruelle prudence acheva de rendre le sultan odieux. La révolte se propagea comme un incendie : les janissaires investirent le sérail avec des menaces effroyables, et leurs agas, loin de les retenir, marchèrent avec eux. Osman n’avait autour de lui que la population du sérail ; pourtant il opposa une énergique résistance à ses ennemis et l’on se battait depuis quatre jours lorsqu’il tomba entre leurs mains. Les cruels janissaires le conduisirent au château des Sept-Tours en l’accablant d’outrages et en portant devant lui au bout d’une pique la tête sanglante de son grand vizir.

Lorsque le sultan déchu fut sorti du sérail, le kislar-aga qui à la tête de ses eunuques noirs gardait le quartier des femmes, se rendit près de Kiosem. La veuve d’Achmet II était restée dans le harem impérial, à portée de surveiller les événements ; la mort de Mohammed et la déchéance d’Osman donnaient l’empire à son fils aîné Mourad ; portant lorsque le kislar-aga lui annonça cette grande nouvelle, la prudente femme répondit froidement : « Pas encore. »

Elle ne se trompait pas. Les janissaires maîtres de la situation cherchaient partout Mustapha pour le remettre sur le trône ; un ichoglan leur montra sa prison, mais ils ne purent d’abord y pénétrer parce que la porte s’ouvrait dans le quartier des femmes, séjour inviolable, même pour des soldats furieux. On s’avisa enfin d’enlever le dôme de plomb qui servait de toit à la petite tour, et trois janissaires, hardis sauteurs, descendirent dans la cellule ; ils trouvèrent le pauvre prisonnier à demi mort et priant le Koran entre les mains ; pendant tous ces désordres on l’avait oublié, et depuis quatre jours il n’avait pris aucune nourriture. Les deux vieilles et l’eunuque noir gisaient accroupis dans un coin, près de rendre l’âme.

On tira Mustapha de la tour avec des cordes et on le conduisit au camp que les janissaires avaient dressé hors de la porte d’Andrinople ; là, il fut de nouveau proclamé et sur-le-champ il nomma son grand vizir Daround-pacha, qui avait eu l’honneur d’épouser une des sultanes filles d’Achmet II et de la valideh. Quelques jours après Daroud-pacha se rendit au château des Sept-Tours ; il portait au malheureux Osman l’ordre fatal et amenait les sinistres exécuteurs. Osman demanda quelques instants pour se préparer à la mort ; mais au lieu de se mettre en prière, il se précipita sur les muets afin de leur arracher les cordons de soie qu’ils tenaient prêts pour l’étrangler. Cette action les obligea à se servir de leurs armes. Excités par Daroud-pacha, ils massacrèrent leur victime ; Osman mourut comme sur un champ de bataille, couvert de blessures et baigné dans son sang ; il n’avait pas encore accompli sa dix-huitième année.

On s’était empressé de tirer la valideh du vieux sérail ; elle seule savait gouverner l’esprit débile du sultan et empêcher qu’il ne manifestât publiquement sa folie. Telle était son habileté et la surveillance dont elle l’environna, que dans le sérail même on ignora longtemps qu’il était fou et maniaque. Toute l’autorité était concentrée entre les mains de la valideh et du grand vizir, son gendre. Kiosem aurait pu jouir d’une grande influence ; mais elle affectait de ne prendre aucune part aux affaires de l’État. Attentive à se faire oublier, elle vivait dans l’appartement le plus isolé du quartier des femmes et n’en sortait que pour se rendre chez la valideh, à laquelle elle ne cessait de témoigner le plus humble respect. Une si sage conduite l’avait maintenue dans la confiance et l’amitié de la valideh ; cette vieille princesse oubliait qu’elle aussi avait vécu soumise, les genoux pliés devant la mère du padischa, mais qu’un jour elle s’était relevée et avait envoyé la Baffa au vieux sérail.

Vue des jardins du sérail[7]. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Adalbert de Beaumont.

Cependant la tranquillité ne régna pas longtemps dans ce séjour orageux ; le grand vizir Daroud-Pacha était un homme hardi, ambitieux à l’excès et capable de toutes les cruautés. Il considéra que les fils du sultan défunt étaient encore des enfants, que le sultan Mustapha devenait de jour en jour plus incapable, et il conçut la pensée de se mettre à sa place. Son union avec une sultane tant aimée du padischa lui semblait un titre suffisant et le pouvoir souverain qu’il exerçait déjà un moyen infaillible pour amener ce changement de dynastie. Afin de simplifier la situation, il obtint du sultan l’ordre de faire étrangler Mourad, le fils aîné de Kiosem et l’héritier présomptif de l’empire. Ce petit prince n’avait guère que dix ans, mais il était déjà d’un naturel si violent et si intrépide qu’il faisait ombrage au grand vizir. Cette fois les muets ne furent points mandés pour faire la lugubre besogne ; Daroud-pacha en chargea le capi aga (chef des portiers du sérail).

Mme X…

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Il ne nous est pas permis, à notre grand regret, de nommer l’auteur de ce récit. Peut-être même ne le désignerons-nous que trop en disant qu’on s’accorde assez unanimement à placer ce nom qu’il faut taire à l’un des premiers rangs parmi ceux des femmes les plus célèbres aujourd’hui par le mérite de leurs inventions et leur art d’écrire.

    Mme X… a visité le sérail dans des conditions et des circonstances qui lui ont donné toute facilité de bien observer ce que peu de voyageurs sont autorisés à voir. Toutefois, les souvenirs qui naissent à chaque pas dans ce mystérieux séjour, ont paru à Mme X… plus intéressants encore que la réalité bien déchue dont elle avait le spectacle sous les yeux. Nos lecteurs ne trouveront pas hors de propos les excursions d’une plume si exercée à travers des annales qui abondent en péripéties dramatiques pour la plupart mal connues ou défigurées au dernier siècle.

  2. « Des inscriptions grecques, des chapiteaux et de fûts de colonnes montrent que ces murs ont été construits en partie avec les débris des monuments de Byzance. Ici on aperçoit, sous un rideau de lierre, une arcade voûtée communiquant aux vastes souterrains qui traversent, dit-on, la ville entière ; là, c’est une porte secrète dissimulée dans la pierre ; pus loin, un pont-levis qui, des tourelles s’avançant au-dessus de l’eau, servait à précipiter dans les courants de Marmara les femmes infidèles ou soupçonnées. Que de crimes, que d’intrigues, que de mystères, quelles histoires sanglantes se sont déroulés dans cette enceinte, devant ces témoins impassibles, mais qui semblent encore en porter les marques ! »

    Adalbert de Beaumont.

  3. « L’Orta-Capoucou qu’on nomme aussi Bab-us-Selam, porte des Salutations, crénelée et flanquée de deux tourelles à meurtrières et mâchicoulis, comme les portes de ville au moyen âge. Sous l’épaisse voûte de cette porte, qui forme ainsi une sorte de salle décorée d’armes antiques, on exposait de temps immémorial les têtes des malheureux que la politique autrefois soupçonneuse et inflexible du Divan vouait à la mort. En sortant de la salle du trône, en quittant le bâtiment nommé Séjour de félicité, sur un signe du sultan au chef des eunuques noirs, les disgraciés recevaient là ce fameux cordon de soie des mains du bourreau, dont le logement est toujours placé de même à gauche de l’entrée. »

    Adalbert de Beaumont.

  4. « La fontaine représentée page 5, toute en faïences de Perse et en marbres de diverses couleurs, est le plus beau type des fontaines de Constantinople. Elle porte la date du règne d’Achmed III. Voici la légende arabe écrite sur une de ses faces, en lettres d’émail et d’or : Buvez avec dévotion l’eau de Khan Ahmédié et priez pour lui. Ce petit monument, de forme quadrangulaire, surmonté de coupoles élégantes, est entièrement revêtu d’arabesques et d’émaux aux couleurs les plus vives, de grilles dorées d’un dessin charmant et de pendentifs sculptés en forme de stalactites.

    « Aux quatre angles de l’édifice ouverts par des fenêtres grillées, se trouvent les fontaines cachées à l’intérieur, afin de conserver la fraîcheur de l’eau. Des gardiens sont chargés de passer à travers la grille, à tous ceux qui le demandent, des vases étamés remplis de cette eau qui, sous ce soleil ardent, semble glacée. En Orient, l’eau fraîche est une jouissance plus grande que le vin le meilleur dans nos climats. Aussi ces fontaines sont-elles toujours des fondations pieuses.

    Adalbert de Beaumont.

  5. « La gravure de la page 9 représente le costume actuel des femmes de qualité, dans le harem, le lieu fermé, inabordable à tout autre qu’au maître. Les femmes seules et les eunuques en connaissent les détours. »

    Adalbert de Beaumont.

  6. « La vue de ce kiosque (p. 13) peut donner quelque idée de ce qu’était le luxe à l’époque de Soliman le Magnifique. Le kiosque aux Perles, qui s’avançait des terrasses du sérail sur la mer de Marmara, était sans doute dans ce genre de décorations : faïences de Perse aux couleurs harmonieuses comme celles d’un cachemire, arabesques d’or et d’azur, bois sculptés, niellés de nacre et d’argent, fontaines jaillissantes, et par-dessus tout la vue sans pareille du Bosphore sous ce ciel étincelant. »

    Adalbert de Beaumont.

  7. « Le hasard semble aujourd’hui avoir été le dessinateur de ces jardins. Il n’y a là ni allées, ni plans qui indiquent une autre intention que celle d’avoir de l’ombre. Mais ces arbres sont si beaux dans leurs allures sauvages, avec les vignes, les clématites et les jasmins qui les enveloppent de leurs bras parfumés, ils se détachent si bien du haut de ces terrasses crénelées, sur le fond d’azur de la mer de Marmara, sur les montagnes neigeuses de l’Olympe et les faubourgs de Scutari, qu’on ne songe guère à demander plus de soin et d’entretien aux bastandjis dégénérés du sérail. Et cependant, sous Achmet III, c’était un véritable paradis terrestre, où les plantes et les oiseaux les plus rares, les kiosques et les bassins de marbre embellissaient encore ce site merveilleux. La vue reproduite ici est prise dans un des coins du jardin sauvage, et tout à côté du bassin des Roses. Quarante pins parasols, entrelacés de la façon la plus pittoresque, forment un premier plan ombreux qui permet d’admirer à l’aise, à travers cette belle colonnade, l’éclatant et vivant paysage de la Corne d’Or, de la ville, ou pour mieux dire des trois villes dont Constantinople se compose : Stamboul, Galata et Scutari. »

    Adalbert de Beaumont.