Le Tour du monde/Volume 7/Voyage au Kordofan

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VOYAGE AU KORDOFAN,

PAR M. G. LEJEAN[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I

Départ de Khartoum. — Silhouettes d’indigènes. — Le mont du Diable. — Des fonctionnaires peu populaires. — Arrivée à Lobeid.

Me trouvant à Khartoum au commencement d’août 1860, et décidé à utiliser dans un intérêt scientifique les loisirs trop prolongés que me faisaient les vents du sud qui empêchaient toute exploration sur le Nil Blanc, je m’étais résolu à me lancer dans le sud-ouest, au Kordofan, avec un vague espoir de pénétrer par le pays des Nouba dans les régions encore inconnues de la Nigritie orientale. Un ornithologiste romain fort distingué, qui était de passage dans la même ville, le marquis Horace Antinori, de Pérouse, ancien membre de la Constituante romaine, joignit sa petite caravane à la mienne, société que je n’eus garde de refuser.

Le 6 août après midi, nous nous embarquions à bord d’un joli steamer égyptien que son capitaine, M. Louis de Tannyan, mettait gracieusement à notre disposition jusqu’à Ondourman, sur la rive ouest du Nil Blanc, où nous avions donné rendez-vous à nos chameliers ; et vingt minutes plus tard nous descendions sur la plage brûlée et onduleuse qui s’étend entre le confluent des deux fleuves et le village, après avoir reçu les adieux du docteur Perney et des amis qui nous avaient escortés jusque-là.

Nos chameliers n’arrivèrent que le lendemain matin, et nous fûmes heureux de trouver une hutte vide et propre pour nous abriter contre une pluie diluvienne qui eût suffi à nous prouver que nous n’étions plus en Nubie.

Le 7 au matin, nous nous mîmes en route.

Nous avions cinq chameaux pour nos hommes et nos bagages ; nous montions en outre deux de ces admirables petits ânes qui sont la providence du voyageur au Soudan. Sobres, infatigables, doués de jarrets d’acier (les nôtres ont fait en un jour dix-neuf lieues), ces braves petits trotteurs passent là où ne peuvent vivre le cheval ou le chameau. Quant à nos hommes, leur physiologie serait assez longue à faire ; en voici une esquisse à grands traits qui les présentera au lecteur.

Mohammed-Skanderani, cuisinier d’Antinori, amené par lui de la basse Égypte, vrai fils du pavé d’Alexandrie (j’oublie qu’Alexandrie n’a pas de pavé), serviteur alerte et ingénieux en voyage, mais au repos le mécréant le plus irrégulier qui soit. Il ne peut passer à côté d’une jolie fille à cheveux tressés et beurrés sans lui adresser la parole ; il ne croit guère en Dieu, il croit peu au Prophète, mais rien au monde ne le ferait manger d’un animal tué en dehors du rite musulman.

Il a pour ennemi personnel mon drogman, Carletto, un Toscan, chasseur d’éléphants, en ce moment sans ouvrage, et qui parle italien de façon à prouver que tous les Toscans n’ont pas le parler classique du baron Ricasoli. C’est dans la compagnie intime de ces deux originaux que j’ai appris les mots les moins parlementaires de la langue arabe, la plus riche, je crois, qu’il y ait sous ce rapport.

Je ne dirai rien d’Abdallah, chasseur d’Antinori : c’est un beau garçon à longues jambes, que j’ai figuré l’arme au bras dans ma vu de l’Abou-Senoun ; il aura sa place dans la suite du récit. Il est Nubien Dongolaoui, de même que mon cuisiner Hessein (le renard), rusé drôle qui a sur les renards à quatre pieds une supériorité spéciale : il ment du matin au soir. Tous deux ont le blason de leur race : trois scarifications longitudinales sur chaque joue.

Point culminant de l’Abou-Senoun, frontière du Kordofan vers le Darfour. ─ Dessin de Karl Girardet d’après M. G. Lejean.

Je ne fatiguerai pas le lecteur des incidents peu variés d’une marche dans les steppes qui bordent le fleuve Blanc. Nous marchons au sud-sud-ouest, en nous écartant peu à peu du fleuve, dont les rives plates et monotones, beaucoup trop vantées par le voyageur autrichien Russegger, n’offrent à l’est qu’un seul accident saillant, le Djebel-Aouli ou Djebel-Chêrtan (mont du Diable). La rive ouest est bordée d’ondulations sablonneuses et ravinées qui nous fatiguèrent beaucoup et nous menèrent jusqu’à Abou-Sarad, où la route quitte la vallée du Nil pour suivre un plateau boisé parcouru par les nomades.

Nous entrâmes dans l’oasis cultivée qui forme proprement le Kordofan, à El-Koï, que nous trouvâmes désert. Un vieillard resté près du puits du village nous apprit la cause de cette solitude. Il paraît qu’un haut fonctionnaire égyptien voyageait sur la même route, à quelques heures de nous ; les villageois avaient été avertis que des Turcs arrivaient, et ils s’étaient enfuis en masse dans les bois. Ce petit fait en dit plus sur le gouvernement égyptien de Kordofan que toutes les réflexions du monde.

Vue du Djebel-Chertan ou mont du Diable, au Kordofan. ─ Dessin de Karl Girardet d’après M. G. Lejean.

Trois jours après, nous étions à Lobeid, capitale de la province.


II

Esquisse de Lobeid. ─ Le defterdar. ─ Un géographe comme il y en a peu.

Lobeid m’a paru être une ville de vingt-trois à vingt-cinq mille âmes, entièrement bâtie en terre, depuis la préfecture et la mosquée jusqu’aux plus pauvres habitations. Ce qui lui donne un certain charme, c’est que l’espace n’y ayant pas été ménagé, la surface occupée par des jardins et des terrains vagues gazonnés est au moins quintuple de celle des rues, cours et maisons, de sorte que la ville vue à vol d’oiseau doit ressembler à une sorte de jardin anglais, coupé de massifs grisâtres et traversé par un ruban de sable fin : c’est la rivière de Lobeid, rivière temporaire que j’ai vue à sec le matin, gonflée à deux heures du soir, presque nulle à sept. Elle n’en a pas moins mangé l’ancien bazar, dont les boutiques effondrées lui font une piteuse bordure à dix pas du nouveau.

Lobeid n’a pas quarante ans de date comme ville ; elle ne remonte guère qu’à Mohammed-bey, le fameux defterdar gendre de Mehemet-Ali, conquérant du Kordofan vers 1820, et qui a trouvé moyen, après une dictature semée de barbaries dont l’histoire du monde offre heureusement peu d’exemples, de rester populaire au Kordofan. Il est vrai que dans ce pays d’injustices, il était juste ; mais par quels moyens ! Voici, sans commentaires, quelques traits de la vie du defterdar.

Un sien jardinier lui avait servi une pastèque qui n’était pas assez mûre, il le fit mener au marché et lui fit briser sur le crâne toutes les pastèques qui s’y trouvaient.

Un autre lui déplaît, il le fait jeter nu à ses deux lions favoris, dans un coin reculé de son jardin. Les lions repus et à demi apprivoisés épargnèrent le pauvre homme, qui réussit à se construire une cabane avec quelques branchages et à vivre de fruits. Le defterdar le rencontre au bout de huit jours et paraît fort surpris de le voir ; l’homme tombe à genoux et croyant le toucher lui explique le prodige. Les serviteurs émus murmuraient : « Safer Allah ! (merveille de Dieu.) — Merveille de quoi ? dit le maître. Cet homme est si mauvais que les bêtes mêmes ne veulent pas le manger ; mais moi je suis plus méchant que les lions. » En même temps il fait saisir le malheureux, et le fait enfermer dans sa hutte à laquelle on met le feu.

Deux de ses serviteurs lui avaient demandé des souliers neufs à l’occasion de la fête du Beïran. C’est un usage général en pays musulman de faire un cadeau ce jour-là aux gens de service. « Vous voulez être chaussés, dit le pacha ; vous allez l’être, mes amis, et solidement. » Puis il fait venir un maréchal ferrant et fait ferrer à nu les deux malheureux.

Un soldat avait volé un mouton à un paysan ; le paysan avait été rossé en défendant son bien et vint se plaindre au préfet. Celui-ci était gravement occupé à attraper des mouches : c’était son passe-temps favori. Il laissa parler l’homme sans l’interrompre, puis quand il eut fini : « Quel est ce chien, dit-il, qui vient me déranger pour une affaire de mouton ? Qu’on le mène au juge de paix (el kadi) ! » Le plaignant ne demandait pas mieux, mais il changea d’avis en voyant le juge de paix : c’était un énorme canon toujours chargé qui décorait la cour de la préfecture. Il fut lié à la bouche du canon malgré toutes ses protestations, et lancé dans l’espace.

J’ai dit qu’il avait la manie des mouches ; aussi les gens du Kordofan, grands amateurs de sobriquets, l’avaient-ils appelé Abou-Dubban (l’homme aux mouches). Il en faisait de petits tas sur son divan et n’aimait pas qu’on y touchât. Un jour qu’il s’était absenté quelques instants, il s’aperçut qu’on avait retiré ses mouches. Il n’était entré dans la chambre qu’un serviteur nouvellement installé dans la maison. Il l’appela et l’autre avoua qu’il avait nettoyé l’appartement et jeté dans la fosse d’aisance des mouches qu’il avait trouvé sur le divan. « Ah ! tu as jeté dans la fosse les mouches de ton maître ! Eh bien ! va me les chercher ! » La fosse fut descellée et l’homme lancé dedans.

Je ne raconterai pas d’autres traits plus connus, comme celui du soldat éventré pour cinq paras (trois centimes) de lait. Tout alla bien jusqu’au jour où il plut à ce terrible homme de battre sa femme, la princesse Nesli, la fille du vice-roi. Celui-ci fit servir à son gendre ce qu’on appelle un café à l’égyptienne, après lequel on a juste le temps de faire verbalement son testament.

Un dernier mot : le defterdar était membre de la Société de géographie de France. Je le suis aussi, et ne veux rien en conclure.


III


Le Kordofan : esquisse historique. ─ Msellem l’eunuque. — Bataille de Bara.

Ce pays populeux, qui compte encore aujourd’hui douze cents villages au moins, n’a qu’une histoire fort récente. On ne sait même à quelle race il faut rattacher la population indigène, qui ne parle qu’arabe, mais qui n’a certes pas le type arabe. Je la crois nubienne ou nouba, bien qu’on n’appelle aujourd’hui Nouba que les montagnards du sud, et que ceux du nord prétendent être venus, à une époque récente, de Debbey ou Dabey, près Dongola. Ces Nouba du nord ont en effet le même type et la même langue que les Barabra de Dongola. Les Nubæ de Pline semblent avoir habité les montagnes des Nouba actuels, autour des lavages d’or (or en copte se dit noub) et jusqu’au fleuve Blanc ; mais cela nous entraînerait à une discussion dont le lecteur n’a que faire. Les origines de tous ces peuples niliens sont difficiles à retrouver grâce à des déplacements et à des destructions qui continuent même de nos jours. Les Chelouks, qui habitaient en 1840 les îles situées à six heures de Khartoum, ont été chassés aujourd’hui cent cinquante lieues plus loin au sud. Ptolémée mentionne un peuple des Memnones à peu près au point où est à présent Khartoum, et nous trouvons actuellement au delà de la source du fleuve des Gazelles, sur la frontière des Djour, une petite tribu appelée Memnon. J’en aurais bien d’autres à citer.

Il y a un siècle, l’oasis appartenait à l’empire du Sennaar, qui y avait développé une prospérité sans exemple. La bataille de Forcha et la conquête du pays par les sultans de Darfour, qui étaient plus voisins et qui disposaient d’une redoutable cavalerie, mit fin à cet heureux état, et l’histoire du pays se traîne à travers les révolutions et les guerres jusqu’en 1820, qu’arriva une armée égyptienne de 4 000 hommes au plus, mais bien disciplinée, sous les ordres du defterdar.

La province était alors pour magdoum (vice-roi) un eunuque nommé Msellem, qui concentra ses troupes à Bara, comptant que les Nouba du Haraza, retranchés dans leurs montagnes, empêcheraient les Turcs de passer la frontière. Mais le Haraza fut tourné par une manœuvre habile, et le magdoum, avec sa cavalerie mal armée, eut à soutenir le choc d’une infanterie solide, appuyée d’une arme jusque-là inconnue au Soudan : le canon.

Le début du combat ne fut pas favorable aux envahisseurs. Leur cavalerie fut rompue, et le vaillant eunuque, chargeant au galop les artilleurs égyptiens, les tailla en pièces dans leurs batteries. Mais les feux réguliers de l’infanterie décimèrent les braves soldats du magdoum, et celui-ci ayant été tué par un cavalier arabe, son armée se débanda. Le pays se soumit, consterné plutôt que rallié : car le nom de Msellem resta populaire dans l’oasis comme celui d’un héros mort pour la patrie, et aujourd’hui encore les femmes du Kordofan, en broyant le maïs pour faire le pain, répètent ce refrain sur un air monotone et plaintif :

Haltò Kordofano !
Katalò Msellem askerò !

« Maudit soit le Kordofan ! les soldats ont tué Msellem ! »

Les Égyptiens partagèrent le pays conquis en quatre districts ou sous-préfectures, gouvernées chacune par un kachef ou capitaine, et ayant pour chefs-lieux Bara, Kouraï, Taïara, l’Abou Haraz. Un cinquième district fut formé de la capitale et de la banlieue. La capitale elle-même se forma lentement de l’agglomération de quelques villages originairement séparés par des terres cultivées : dans cet espace, on bâtit des casernes, une préfecture, une mosquée, des habitations de fonctionnaires, toutes constructions assez faciles à reconnaître aujourd’hui à leur style arabe, tandis que les anciens quartiers ne se composent que de toukouls (huttes rondes des Soudanies).

À Lobeid, du reste, bâtit qui veut un palais ou une chaumière : les matériaux sont à portée de la main et chacun est libre de les employer selon son goût et sur la place qui lui convient le mieux : on n’a pas à s’inquiéter des règlements de l’administration : l’alignement est inconnu. Mais si cette liberté a quelque avantage, il est aisé de comprendre qu’elle a aussi beaucoup d’inconvénients. Par exemple, à toute maison neuve correspond une large excavation que la saison des pluies remplit bientôt d’une eau croupissante. Tous les chiens, chevaux ou chameaux morts y trouvent une sépulture offensante pour la vue, l’odorat et l’hygiène : aussi Lobeid est-il la ville la plus malsaine du Soudan oriental et j’y gagnai ma première fièvre.


IV


Le Khor d’Abou-Haraz. ─ Le conseil en plein air. ─ Les pluies : ma maison croule sur les épaules. ─ La beauté nubienne. ─ Je pars pour le Haoudon.

Je me hâtai de quitter cette métropole empestée, et je partis un soir pour Abou-Haraz avec Antinori. C’était une excursion d’une cinquantaine de kilomètres, à travers un pays charmant, mais sans grand caractère. Nous ne trouvâmes un peu de nature tropicale qu’au khor d’Abou-Haraz, trois lieues avant la ville.

Un khor, au Soudan, est un de ces torrents qui, à sec pendant neuf mois de l’année, roulent pendant la saison des pluies des masses d’eau que le soleil boit le plus souvent avant qu’elles arrivent au Nil. Aussi les ramifications des khor sont-elles assez malaisées à déterminer, à moins d’une étude topographique que le voyageur a rarement le temps de faire. Le Kordofan, représenté jusqu’ici sur toutes les cartes, sauf une, comme un pays sans rivière, en est au contraire sillonné partout : je ne sais où vont les torrents du nord, mais ceux du sud se réunissent dans le lac de Cherkela, et de là, dit-on, au Nil. Le vallon d’Abou-Haraz, qui a des flaques d’eau dans les mois les plus secs, porte une végétation admirable et exceptionnelle. C’est une forêt continue, dont les essences sont peu variées, mais au tronc de chaque arbre s’enroulent des plantes grimpantes, et partout dans le feuillage pointent les couleurs éclatantes des fleurs, des baies et des fruits. J’ajouterai que le botaniste peut s’y promener sans inquiétude, car si j’y ai rencontré les plus jolis oiseaux du monde, à commencer par cette sorte de flamme ailée qu’on appelle Ignicolor Senegalensis, je n’y ai trouvé nulle trace de serpent ou de scorpions.

À Abou-Haraz, petite ville composée d’une centaine d’habitations éparpillées dans un désordre rendu plus pittoresque encore par une profusion de jardins entourés de haies vives, nous fûmes logés dans un grand toukoul, en face de la place du marché quotidien. À un des coins de la place, à l’ombre d’un vaste tamarinier, les membres du conseil provincial tenaient leurs assises également quotidiennes : c’est le casino de l’endroit, et nous y allions quelquefois, sûrs d’un accueil distingué. Le président était le sous-préfet Arabe aux traits accentués, moins réguliers que ceux du kadi (juge), également Arabe, sentencieux et grave personnage, habituellement assis sur une selle recouverte d’une peau de mouton de prix. Un jeune officier turc, blanc et rose, aux yeux bleus et aux blondes moustaches retroussées, contrastait par sa pétulance avec ces diplomates. Quatre ou cinq notables kordofans, noirs mais nullement nègres, entouraient le divan dans une attitude respectueuse ; derrière eux se tenait un gendarme nègre, l’arme au repos, portant à la ceinture un outil qui, au première abord, avait l’air d’un moule à halles, mais qui, vu de près, n’était autre que la clef qui sert à ferrer et à déferrer les esclaves.

CONSEIL PROVINCIAL D’ABOU-HARAZ. — Dessin de Karl Girardet, d’après M. G. Lejean.

La saison des pluies nous surprit dans cette retraite et faillit nous être fatale. Un jour qu’il pleuvait à verse, Antinori, couché en face de moi sur son angareb, se précipita vers moi, en me criant : « Regardez derrière vous ; le mur se fend ! » Nous nous jetâmes les bras en avant, nous arc-boutant au mur en pisé qui bâillait d’une façon formidable, et criant comme des aigles qu’on vînt nous ouvrir. Hestin arriva fort à propos, et nous nous élançâmes dehors au moment même où le mur s’écroulait tout entier d’un côté, entraînant le toit conique qui se pencha obliquement, comme un chapeau chinois sur la tête d’un homme ivre. L’autorité, prévenue de l’accident, nous donna un autre logement.

Un autre jour, après une pluie diluvienne qui avait rempli la matinée, le temps s’était rasséréné, et nous dînions gaiement en compagnie du sous-préfet, que nous avions invité. Après le café nous sortîmes, et au premier coup d’œil que nous jetâmes sur la campagne, nous poussâmes de véritables cris d’admiration. Il est impossible d’imaginer scène plus grandiose. Une masse d’eau bouillonnante et rugissante arrivait de l’ouest, remplissant tout le bassin du khor, large d’une centaine de mètres, et chassant devant elle les piétons et les chameliers, qui voyageaient de préférence sur le sable ferme et fin du torrent. Le soleil, qui se couchait dans une atmosphère encore humide, incendiait l’occident de rayons enflammés que reflétaient, en les brisant, les vagues limoneuses et rapides. Le surlendemain, le fleuve improvisé avait disparu : le sable avait tout bu et avait repris sa surface sèche et solide.

El ouadi gar ! (Le torrent arrive !) Invasion d’un torrent dans le lit desséché d’une rivière. ─ Dessin de Karl Girardet d’après M. G. Lejean.

Les Kordofans sont une bonne population, et les gens du village s’étaient vite familiarisés avec nous. Leur industrie particulière était la fabrication de tabaka, jolis ouvrages de vannerie ornementés de paille de couleur. Nous fûmes un jour abordés par un beau garçon vêtu de la blanche tunique du faki (prêtre séculier), qui, nous sachant curieux de ces objets, nous invita à venir voir son atelier. Nous entrâmes dans une habitation très-modeste, propre, précédée d’une petite cour, et nous vîmes trois femmes occupées à tresser des tabaka. Pendant qu’Antinori marchandait, je remarquai une grande et belle fille de seize ans environ, qui me sembla une jeune sœur du curé. Faite comme la Vénus de Milo, avec des traits purs et réguliers, de grands yeux pleins d’une flamme voilée, un teint d’un noir mat, une attitude à la fois gracieuse et modeste, elle n’avait rien de la bouffissure du visage, du noir luisant et de la pétulance tout animale des plus jolies négresses que j’aie vues. Nigra sum, sed formosa. Je me figure ainsi l’idéal de la beauté africaine.

J’avais de fréquents entretiens avec le kachef d’Abou-Haraz, officier fort intelligent. Il m’attirait surtout par une mémoire géographique surprenante, qui me promettait une ample récolte de notes et de documents, but presque unique de mon voyage. Il avait une véritable carte du Kordofan gravée dans le cerveau. Entre autres récits, voici ce qu’il me narra un jour et qui me fit dresser l’oreille.

« Il y a environ six ans, nous avons conquis sur le Darfour le pays de Katoul et celui de Kadja, où il y a quatre-vingt-dix-neuf montagnes. Je fus nommé commandant de Kadja, et chargé d’aller percevoir l’impôt des Kababich qui demeurent autour de la montagne de Haoudon, à six journées de chameau de Kadja, dans le désert. Je fus donc au Haoudon, mais les nomades avaient pris la fuite, abandonnant leurs villages déserts. Je me mis à parcourir ces villages, tous situés dans les replis de la montagne, et je remarquai avec étonnement que c’était non des groupes de toukouls, mais comme d’anciennes villes où les Kababich s’étaient logés. Les murs, à hauteur d’homme, avaient des sculptures étranges d’hommes et d’animaux, comme chevaux, girafes, antilopes et autres. On distinguait les hommes à leurs armes, les femmes à leurs seins nus. Je n’ai pas d’écritures. Il y avait une source dans la montagne, alimentant les villages. »

Je n’hésitai pas, et me tournant vers Antinori, je lui dis simplement :

« Mon cher ami, je vais au Haoudon.

— Je vous accompagne, » me répondit-il aussitôt.

Nous requîmes des chameaux sur l’heure, et dès qu’ils furent arrivés, nous partîmes pour Kadja, d’où nous devions gagner les fameuses ruines.


V


L’Abou-Senoun. ─ Mes chameliers refusent d’avancer. ─ Les Medjanin. ─ Un colonel soigneux de ses soldats. ─ Retour à Lobeid.

Je fais grâce au lecteur de la série d’inductions à l’aide desquelles je me fortifiai dans l’idée (que j’ai reconnue comme fausse plus tard) que le Haoudon était situé entre Kadja et le Darfour. Parti d’Abou-Haraz, j’arrivai le lendemain à l’Abou-Senoun, l’un des plus escarpés des massifs découverts qui dominent la plaine kordofanienne. Le soir même j’en fis l’ascension, que j’ai un peu plus tard esquissée de souvenir :

« Quand je fus arrivé aux deux tiers du mont, une muraille à pic, nue et lisse, m’empêcha d’aller plus avant. Je m’arrêtai au bord d’une charmante source, seule eau courante que j’eusse vue depuis que j’avais quitté le Nil. Dans toute cette portion de l’Afrique, les montagnes ont seules le privilége de posséder des eaux vives, que le sol absorbe avant même qu’elles aient atteint la plaine. Je m’assis alors et embrassai du regard l’ensemble du paysage. Au levant, la vue s’étendait à deux grandes journées de marche bien au delà de Lobeid : les villages et les cultures disparaissaient dans le tapis vert de la forêt, qui, de cette hauteur, faisait l’effet d’une pelouse parsemée de gigantesques baobabs d’un vert sombre. Elle se prolongeait au couchant vers le Darfour et entourait deux collines qui, par une bizarrerie géologique, montraient deux sommets à peu près cylindriques semblables à des ruines féodales. On eût dit deux forteresses antiques bâties pour protéger la frontière de la province[2]. »

C’est ce coin de paysage que j’ai esquissé dans la vue sentier séparant des champs de dounah, débouche une colonne d’indigènes, en tenue de guerre, sur deux de front, chaque homme ayant un bouclier au bras gauche, deux ou trois lances à la main droite. Du reste, pas un cri, pas un geste provocateur, mais le calme bien autrement menaçant des gens forts de leur bon droit. Au lieu de venir vers nous, ils s’établirent à l’ombre d’un arbre voisin et se mirent à délibérer ; une autre colonne moins forte déboucha d’un autre côté et vint se joindre à eux. Au bout de dix minutes, deux hommes à barbe grise, suivis d’une vingtaine de jeunes gens, se dirigèrent vers nous.

Je pus à cette occasion constater sur moi-même à quel point un danger palpable et visible laisse de liberté à l’esprit. Je n’ai pas la prétention de faire du courage militaire ; mais dans la position fâcheuse où me mettait l’acte sauvage de l’un de nos hommes et où j’étais bien à la merci des gens qui venaient en demander raison, je fus presque humilié de constater que je n’éprouvais pas l’ombre d’une émotion physique, de celle par exemple qu’on éprouve en face de quelqu’un que l’on aime ou que l’on hait très-violemment. Je sentais tout au plus une curiosité d’enfant, le désir de voir « comment cela tournerait. » Un des deux parlementaires s’accroupit au pied de mon angareb et nous fit ce petit discours :

« Nous sommes les sujets obéissants du vice-roi ; nous payons les impôts et les réquisitions de bœufs et de chameaux, quoiqu’elles soient lourdes ; nous obéissons sans nous plaindre à des réquisitions illégales : dès lors pourquoi tire-t-on sur nous sans motif ? Le sultan lui-même n’a pas le droit de mettre un homme à mort sans jugement. Êtes-vous plus puissants que le sultan ? »

Nous fîmes répondre :

« Ce n’est pas nous qui avons tiré sur l’un des vôtres. Nous sommes des Francs, et les Francs ne tirent pas même sur un oiseau sans nécessité. C’est un Dongo-laoui, un des vôtres, qui a fait feu sans notre participation : il est coupable, et nous désirons que quelques-uns de vous nous accompagnent jusqu’au poste militaire le plus voisin, afin qu’il soit jugé selon les lois du pays. »

Ces paroles conciliantes furent bien accueillies, mais les mots de lois du pays ne semblèrent pas produire une bonne impression. Évidemment on s’y fiait peu. « Quand le coupable mourrait sous le bâton, le blessé en guérissait-il plus vite ? » disaient les villageois ; et ils insinuèrent une réparation financière. Cela nous allait assez. Nous prîmes à part un vieillard à figure rusée, à barbe blanche, qu’à son encrier passé à la ceinture nous jugeâmes être le faki, le curé notaire du lieu, et nous le priâmes de parlementer pour nous auprès de la famille. Après un long palabre, celle-ci se contenta d’une indemnité de trois talaris (quinze francs soixante-quinze centimes), et de quelques soins pour le blessé, qu’on nous amena sur un brancard ombragé de feuillages. J’avais heureusement une bonne trousse de chirurgie, présent de mon excellent ami le docteur Fr… ; Antinori, qui avait fait la campagne de 1848 en Vénétie et se connaissait en blessure d’armes à feu, réussit à extraire fort adroitement force grains de plomb que les assistants se passaient de main en main avec une curiosité ingénue. Le coup ayant porté obliquement, tous les plombs étaient logés à une certaine distance des ouvertures qu’ils avaient faites, ce qui obligeait à des scarifications que le blessé, beau garçon d’environ vingt ans, supporta sans la plus légère contraction du visage. Nous donnâmes un peu d’huile pour les pansements des jours suivants et assurâmes au contentement général que dans dix jours il n’y paraîtrait plus.

Au moment où nous finissions, la Loi se présenta sous la figure d’un beau et fringant cavalier suivi de deux acolytes : c’était le sous-préfet de Bara, qui, averti, accourait en toute hâte. Il établit ses assises au bout du village, devant une sorte de mairie, et envoya vers nous un gendarme dandy, tout soie et tout sedan, qui, après nous avoir salués, se mit en devoir d’empoigner Abdallah, qui était plus mort que vif et ne paraissait pas tenir à être jugé par les tribunaux réguliers de sa patrie. Nous voulûmes détourner l’orage et fîmes présenter au gendarme la pipe et le café. Il les prit avec force remercîments, et ayant bu et fumé, il se leva, salua encore et se remit en devoir d’empoigner. Il n’y avait qu’à s’incliner devant la loi et devant cette vocation d’empoignement commune, à ce qu’il paraît, à toutes les gendarmeries du monde. Seulement au bout d’un quart d’heure, nous allâmes au tribunal voir comment cela tournait pour le malheureux tireur. Après avoir pris le café et échangé quelques compliments avec le magistrat, nous réclamâmes le délinquant, alléguant que le prix du sang avait été réglé. Abdallah était si bouleversé qu’il n’avait pas songé à exhiber le contrat qu’il portait dans un coin noué de sa toge. Le sous-préfet avait l’air un peu vexé de voir échapper le coupable ; mais le contrat était inattaquable, et nous nous séparâmes bons amis.

Depuis ce jour jusqu’à notre arrivée à Khartoum, Abdallah n’a pas même tiré sur un moineau.

Nous continuâmes notre route à travers une plaine monotone et des steppes couverts d’un chardon appelé dans le pays azkanîte. J’ignore le nom scientifique. L’azkanîte a une tige de quarante à cinquante centimètres de haut, terminée par un chardon gros comme un très-petit pois, se détachant de la tige au moindre contact et adhérant fortement à tout ce qui peut lui offrir une prise, principalement aux tissus. Il est impossible de chasser à pied dans une plaine semée d’azkanîtes, et même à cheval, on n’est pas exempt d’accidents burlesques. M. Thibaut, ayant fait une chute sur un tapis de cette plante maudite, dut abandonner tous ses vêtements et se sauver tout nu dans le village le plus voisin. Moi-même, la veille de l’affaire de Chenaga, j’avais été culbuté dans un fourré par un chameau effrayé, et m’en étais relevé dans un piteux état. Il y avait à cette date à Koursi un sous-préfet de caractère atrabilaire, et que, suivant un mot populaire, on ne savait par quel bout prendre. Les gens du pays, railleurs par caractère, lui avait donné le sobriquet d’Azkanîte, et ce nom s’était si bien incorporé à ce malheureux, qu’en dehors des actes officiels, le peuple ne lui en connaissait pas d’autre. Nous demandions quelque part des poules : « Il n’y en a plus, monsieur, Azkanîte a passé par ici avant-hier avec ses gens, et a pris toute la volaille disponible. — Peut-on trouver des chameaux ? — Oui, sauf du côté du Grenniè, Azkanîte a requis ceux-là pour aller dans le sud. »

Conçoit-on en France, par exemple, un arrondissement dont le sous-préfet ne serait connu de ses administrés que sous le nom de M. Porc-Épic ?

Au bout du steppe, nous descendîmes dans un khor desséché, qui semblait venir d’assez loin dans le sud, et qui se terminait dans un bassin triangulaire à fond de sable, également desséché, dominé par un petit groupe isolé de montagnes et un assez grand village, où nous passâmes la nuit. C’est ce que les cartes figurent par un petit lac et un village noté « Ketschmar, eau saumâtre. » Le lieu s’appelle en réalité Kaimar, et l’eau n’est pas plus saumâtre que celle de la Seine ; il est vrai qu’au Soudan j’ai bu tant d’eau couleur d’absinthe ou d’encre, que j’ai pris l’habitude de trouver excellente une eau qui n’est pas pire, par exemple, que celle qu’on peut boire entre les pavés des rues de Paris après une averse abondante.

Forêt vierge du Kordofan. ─ Ruisseau d’Abderbe. ─ Dessin de Karl Girardet d’après M. G. Lejean.

C’est ainsi que tous les voyageurs, sauf M. Ch. Didier, appellent saumâtre l’eau du Bir-Mourad, au milieu du désert de Korosko. Je conviens qu’elle a, étant fraîche, la couleur qu’on obtiendrait en versant une cuillerée de macadam liquide dans une tasse de café noir ; mais à part cela, quiconque boit de cette excellente eau après quarante-cinq lieues de désert aride, éprouve une jouissance que je défie mes lecteurs de goûter en face d’une glace savourée en plein juillet devant le café des Variétés.

À Kaimar, je sortis de l’oasis du Kordofan pour entrer dans le désert. Je me rendis de là à Kharthoum en suivant une route brisée comme un N posé horizontalement, et passant par les monts Zer’aoua, Haraza, l’oasis d’Abou-Gonatir, le mont Lao-Lao et le bras d’Echegoub, latéral au Nil blanc. Sur cette route, je fis quelques découvertes : je faillis mourir, et je fus victime du ragle, cette maladie bizarre qui n’est que trop réelle et que je me garderai bien de souhaiter à ceux qui en contestent l’existence.

G. Lejean.



  1. Voy. tome V (premier semestre de 1862), p. 397.
  2. Revue des Deux Mondes, 15 février 1862.