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Le Trésor de la caverne d’Arcueil/17

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Le Trésor de la caverne d’Arcueil
La Revue de ParisTome Seizième (p. 316-326).
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XVII.


L’écriture qui couvrait tous les feuillets du petit livre que M. d’Argenson avait trouvé dans la cellule de pierre, près du squelette du jeune homme, et qui, à en juger par l’élégance de son enveloppe si bien en harmonie avec l’élégance des vêtements de cet infortuné, avait dû certainement lui appartenir, était une écriture ronde assez lisible, mais tracée d’une main incertaine et tremblante. Il y avait peu d’ordre dans la rédaction et peu de suite dans la succession des pages. La plupart des lignes couraient de bas en haut ou de haut en bas d’une façon extravagante, comme ces rangées de bâtons qu’on fait faire aux jeunes enfants pour les initier peu à peu aux arcanes des déliés et du jambage.

Sur le premier feuillet on voyait d’abord, en assez grands caractères et comme pour servir de titre :


ADOLPHUS,
NEVEU DE MAITRE JEAN D’HANSPACH,
À CEUX
QUI POURRONT PÉNÉTRER DANS CE REPAIRE, SI JAMAIS
LE CIEL LE PERMET, ET ENTRE LES MAINS DESQUELS
POURRAIT TOMBER CE PORTEFEUILLE,
SALUT, AMITIÉ ET BONHEUR.
PITIÉ POUR MOI.

Ce commencement bizarre, qui semblait promettre des révélations, n’était pas fait pour détourner la curiosité ; bien loin de là. Amorcé, piqué au vif, M. d’Argenson, qui brûlait d’en savoir davantage, se mit à déchiffrer le mystérieux grimoire avec l’ardeur et l’application d’une jeune dame dévorant à la dérobée un de ces beaux romans qui font voyager l’âme sur une mer de galanterie et d’amour.

À la suite de cette espèce de frontispice ou de préface venait la narration que voici, sinon absolument exacte pour les termes, certainement exacte pour les faits.

Le pauvre et malheureux neveu de maître Jean d’Anspach entamait ainsi :

« Ma fin sera sans doute horrible ! il faudra que j’expire là aux côtés de mon oncle, dans une lente agonie ; cela est inévitable, inexorable ; auprès de mon oncle sur le front duquel descendent déjà les froides ombres de la mort. Et c’est pour expliquer ma présence en ce lieu funeste, si jamais elle parvient à la connaissance des hommes, et sauver ma mémoire de toutes fâcheuses suppositions ou interprétations, que je vais prendre le soin de consigner sur ce livre la cause et l’occasion de ma perte. — La fatalité est une loi bien cruelle !

« Tout ce qui concerne mon oncle, son métier, sa fortune, ses richesses, sa bizarrerie, sa sordidité, sordidité que le pauvre homme, hélas ! aura expiée si chèrement par ma faute : toutes ces circonstances, dis-je, sont trop bien connues ; elles ont trop longtemps fait l’étonnement de la cour et de tout Paris pour qu’il soit nécessaire que je m’y arrête. D’ailleurs, comme je viens de l’exposer, ce que je souhaite seulement, si ma lampe, dont la lumière baisse de minute en minute, si le peu de courage qui me reste ne me manquent pas en chemin, c’est de laisser après moi quelques mots d’éclaircissement sur l’horrible événement qui en ce moment s’accomplit.

« Mon oncle, après avoir quitté son atelier d’orfèvrerie ou plutôt son bureau d’usure, emportant un immense avoir, s’était donc retiré ici, à Arcueil, dans ce château, comme chacun sait, et il y vivait dans une solitude absolue et dans un raffinement de privations bien extraordinaire.

« Personne au monde ne pénétrait dans sa retraite, personne, excepté moi, qui venais de loin à loin prendre de ses nouvelles et passer quelques heures dans sa compagnie.

« Le but et le motif de ces visites, on me fera cette justice de le croire, n’avaient certainement rien d’intéressé. Ce n’était ni le bon accueil ni la bonne chère qu’on m’y préparait qui pouvaient m’attirer dans ce repaire. Ce que j’en faisais, ce n’était pas davantage pour obéir à l’obligation que m’avaient imposée mes tuteurs en m’envoyant vivre en France auprès de maître Jean, mon oncle, de ne négliger aucun moyen, aucune hypocrisie, afin de capter sa bienveillance, de lui plaire, de le séduire, de le tourner en ma faveur, de m’assurer ses libéralités ( hélas ! les libéralités de mon oncle), et l’héritage considérable dont j’avais la lointaine espérance. Non, ce n’était pas cela davantage, j’en prends le ciel à témoin, l’amour de la richesse ne m’avait point encore souillé le cœur. Je crois même que l’état d’abjection dans lequel je voyais que cette passion pouvait plonger un homme, m’avait guéri par anticipation, et à tout jamais, du goût de l’or, de l’or, cette infâme drogue ! — Le mauvais exemple serait-il donc plus salutaire que le bon ?

« Si je venais auprès de mon oncle, c’était donc conduit surtout par un honnête sentiment de famille. N’était-il pas le frère de ma pauvre mère, que j’avais tant aimée ? Puis il y avait dans les traits du vieillard, et parfois dans sa voix et dans ses gestes, quelque chose qui me rappelait cette première amie ; et cela suffisait, je l’avoue, pour m’attacher à lui.

« Mais peut-être dois-je le dire aussi, une pensée plus puérile, qu’on pardonnera, je l’espère, à mon extrême jeunesse, avait-elle aussi sa place dans mon esprit. Mon oncle était si fantasque, si singulier, si plaisant dans toutes ses petites pratiques avaricieuses, chaque fois que je l’approchais j’étais si parfaitement sûr qu’il me servirait quelque nouvelle folie, que je prenais un certain plaisir malin et secret à le voir.

« J’avais lu et relu l’Avare de Plaute à l’université. Mais comme cet avare-là était loin d’égaler mon oncle ! comme il me revenait à la mémoire pâle et décoloré ! Harpagon, Euclio, Thesaurochrysonicocbrysidès, comparés à mon oncle, étaient de véritables dissipateurs. »

Ici le jeune Adolphus, sans doute par inadvertance, avait tourné deux feuillets ensemble, car une lacune de deux pages blanches interrompait brusquement le récit en cet endroit. — Il reprenait ensuite.

« Soit que j’eusse trop musé le long de la route d’Arcueil, soit que je me fusse oublié trop longtemps dans la société un peu farouche de mon oncle, plusieurs fois il m’était arrivé de me laisser surprendre par la nuit, et, ne pouvant plus rentrer dans Paris sans courir quelque danger, il m’avait fallu demander un gîte au château. Mon oncle avait toujours vu cette circonstance avec effroi, et n’avait jamais consenti à m’accorder cette hospitalité de passage qu’avec une extrême répugnance et après avoir épuisé toutes les subtilités imaginées par la politesse pour faire comprendre indirectement à un homme qu’il ferait bien de gagner la porte.

« Enfin, quand il était bien convaincu de l’inefficacité de son éloquence expulsive, de l’inutilité de ses ingénieux efforts pour altérer ma résolution, il me conduisait d’une façon fort rechignée au local qui devait me servir de logis. C’était d’ordinaire un grenier immense, situé au-dessus du bâtiment des écuries, celui qui se trouve à main droite du côté du jardin lorsqu’on entre dans la cour d’honneur.

« Là mon bon oncle, après m’avoir invité à goûter les bienfaits du repos sur une jonchée d’herbe sèche, me souhaitait un bonsoir, une bonne nuit, me laissait sans lumière, et refermait derrière lui rigoureusement la porte, si bien que jusqu’au lendemain au jour il me tenait ainsi son prisonnier.

« Vous voyez que le bonhomme n’avait pas une confiance inimitée en son neveu.

« Comme je me couchais l’estomac vide, mon sommeil n’était pas très profond ; le cri d’une chouette prenant sa volée, le moindre murmure du vent soufflant dans les tuiles, me mettait l’œil et l’oreille au guet.

« Une nuit que j’étais, je ne sais pourquoi, fort agité sur mon lit de fourrage, et que j’avais entendu sonner au moûtier du village onze heures, minuit, une heure du matin, il me sembla tout à coup reconnaître qu’on marchait à l’extérieur. — C’était bien le bruit pesant et sonore d’un pas humain qui se pose sur une terre nue et silencieuse pendant l’obscurité.

« Je me levai, et m’avançant avec précaution de peur d’aller donner du front contre un poteau ou de me fourvoyer sous les solives du comble, je gagnai une espèce de lucarne, sans châssis ni vitrage, qui laissait arriver jusqu’à moi l’air parfumé de la nuit, en me montrant tout au fond de son étroite embouchure un peu de l’azur du ciel et deux ou trois poignées d’étoiles.

« Je me glissai doucement sur la plate-forme qui saillait de beaucoup en dehors du mur, comme il est d’usage aux lucarnes de greniers à foin ; je me penchai sur le garde-fou qui l’environnait, et je pus alors distinguer, à travers les broussailles et les massifs du jardin, une faible lueur, pareille à la lumière d’un falot. Cette lueur, autant que je pouvais la suivre à travers le feuillage, semblait parcourir une ligne tortueuse, mais qui cependant la rapprochait peu à peu du château. Si je n’avais entendu en même temps le sable crier sous des semelles, le sol résonner sous un pied lourd, j’aurais pris certainement cette petite flamme brillante pour un de ces feux follets qui voltigent la nuit dans la campagne, pour un de ces petits lutins ou farfadets qui, après avoir dérobé le phosphore d’un ver-luisant ou d’une luciole, viennent se placer malignement devant les pas d’un voyageur pour l’égarer et le conduire, après mille espiègleries, au fond d’un marécage.

« Enfin la lumière, qui s’avançait toujours, atteignit l’extrémité d’une allée, longea les plates-bandes du parterre, et entra dans l’espèce d’avant-cour que formaient le château et l’équerre de ses deux ailes.

« Je reconnus alors parfaitement mon bon oncle dans son costume de chartreux, qui lui donnait l’air d’un véritable fantôme.

« Il portait à la main la lanterne dont j’avais aperçu de loin le pâle reflet dans les taillis du parc, et qui répandait sur sa barbe, sur les grands plis de sa robe, à quelque distance autour de lui, une sorte de brouillard lumineux, semblable à l’auréole blafarde qui environne le disque de la lune quand le ciel est brumeux.

« Mon oncle traversa la cour, se dirigeant vers un perron qui se trouvait à l’angle du bâtiment principal, ouvrit une petite porte basse et cachée, dont les battants étaient peints de la couleur du mur, mit le pied sur le seuil, et, après avoir jeté un coup d’œil inquiet autour de lui, entra et disparut dans l’épaisseur du guichet.

« J’entendis les ais de la porte se joindre, un grand remuement de ferraille et de serrures, puis ce bruit sinistre cessa, et je me retrouvai seul sur le balcon de ma lucarne, perdu dans cette paix profonde qui règne à cette heure dans les campagnes, seul, en proie à toute une multitude de pensées, par une de ces belles nuits d’été où la nature entière semble s’être endormie dans les caresses de l’amour.

« Mais que diable mon oncle avait-il été faire dans le parc avec sa lanterne ? Comme la belle Zoraïde, qui la nuit se rencontrait avec un jeune chevalier maure sous les rosiers blancs de l’Alhambra, le bonhomme avait-il des entrevues secrètes, à la faveur des ténèbres, sous la ramée de son jardin ?

« S’arrachait-il ainsi d’habitude à son repos et à son sommeil pour se livrer à ce genre de promenade assez funèbre, ou n’était-ce qu’une sortie amenée par quelque hasard ? Cela m’intrigua quelques instants, puis j’oubliai bientôt cet incident vulgaire, et, l’aube commençant à gagner l’horizon et à effacer sous une couleur assez fade les grandes ombres de la nuit, je retournai m’étendre sur ma litière d’herbe sèche, sur laquelle, cette fois, je m’endormis profondément.

« A quelque temps de là, mon oncle, à qui j’avais demandé le gîte, m’ayant comme de coutume enfermé galamment au-dessus des écuries, cela me remit en mémoire la scène nocturne dont je viens de parler.

« Médiocrement pressé par le sommeil, j’avais soupé, je crois, de deux noix et d’une poire, mes entrailles criaient famine ; je me dis : Voyons donc si décidément maître Jean, mon oncle, passe ses nuits à courir les champs comme un chat veuf ; — et je m’installai de mon mieux sur la plate-forme de la lucarne.

« Du haut de mon échauguette, comme un veilleur de nuit dans une ville de guerre, je plongeais de toutes parts dans la campagne, je dominais sur tout ce qui m’environnait, le jardin, les bâtiments, le parc, et il était impossible d’entrer ou de sortir du château sans passer à la portée de mon regard.

« C’était mal, certainement, ce que je faisais là ; c’était d’une grande indiscrétion. Ah ! que n’ai-je réprimé ce premier mouvement d’une curiosité coupable ! je n’aurais pas été amené à faire ce que j’ai fait depuis, je ne serais pas là aujourd’hui étendu sur ces dalles, n’ayant plus d’espoir que dans la mort, qui sera sans doute bien lente à venir et bien rebelle.

« À minuit environ, mon oncle Jean sortit avec précaution de la petite porte basse par laquelle je l’avais vu rentrer la fameuse nuit de ma découverte. Il avait à la main un falot comme la première fois ; il traversa la cour de même, gagna le jardin et le parc, semblant repasser exactement par le même chemin, mais en sens inverse. Enfin, la lueur que jetait la lanterne s’enfonçant de plus en plus dans l’épaisseur des taillis, je ne distinguai bientôt plus rien, je perdis toute trace. Bruit, ombre et lumière, tout avait disparu.

« Vive Dieu ! m’écriai-je, si mon oncle n’est plus dans la première verdeur, comme en revanche il est fidèle ! et la dame qui l’attend là-bas chaque nuit sous la feuillée, si dame il y a, doit être bien charmée de son exactitude ; car rien ne plaît tant aux dames que de trouver en leurs amants les vertus qui font les bons domestiques ! Un amant, c’est le laquais d’un cœur.

« À propos de laquais, moi, de mon côté, je me fis celui de ma curiosité, et j’attendis patiemment à ma lucarne le retour de mon oncle, comme un porteur de chaise attend à la porte d’un hôtel.

« Ah ! quand on court le guilledou, le temps a les ailes légères. Cependant le bonhomme ne s’oubliait pas dans son bonheur ; et comme une heure du matin sonnait, je le vis aussitôt paraître, du moins, veux-je dire, la lumière de son flambeau : l’amour va-t-il jamais sans une torche brûlante !

« Mais ce n’est pas bien de m’amuser ainsi à ce badinage. Mon oncle, un tel anachorète, si haletant et si caduc, s’occuper aux amours ! Le pauvre homme ! Ah ! plût au ciel mille fois qu’il fût aller bâiller la sérénade à sa belle !

« Tandis qu’il regagnait lentement, dans l’angle de la cour, la porte basse du perron, mon oncle avait vraiment l’air funéraire d’un habitant du Styx ou d’un vieux gnome s’en allant souper chez les morts.

« Je lui souhaitais bon appétit, et je retournai me blottir dans mon nid de fourrages. Mais je jurai toutefois de faire si bien, que je viendrais à connaître le motif des excursions nocturnes de mon oncle. Il y avait bien, au fait, de quoi piquer ma fantaisie.

« Je me fis faire, en conséquence, à Paris une échelle de soie d’environ six coudées. Le passementier s’imagina que je la destinais à quelque entreprise amoureuse ; je le laissai croire, et j’avoue que cela flatta infiniment mon humeur romanesque.

« Hier donc dans la journée, lorsque je fus muni de cet audacieux instrument qui aurait pu m’aider à faire des escalades si mignonnes, je le roulai autour de mon corps, sous mon pourpoint, afin de le cacher de mon mieux au regard si scrupuleux de maître Jean, et je vins prendre gîte au château. J’apportai, pour motiver ma visite, quelques écheveaux de fil et des aiguilles que mon oncle m’avait demandés.

« À l’heure habituelle de sa sortie, juste à minuit sonnant, là porte basse s’ouvrit, et mon oncle, portant sa lanterne, se mit à cheminer comme de coutume dans la direction du parc.

« Vite je jetai au dehors mon échelle que je tenais depuis un instant toute prête, et l’ayant attachée au balcon de ma lucarne, le long de la muraille, je me hâtai de descendre, si prestement, que j’en eusse fait sécher d’envie un écureuil.

« Je courus doucement dans la direction de la lumière, et j’atteignis à pas de loup maître Jean d’Anspach comme il allait pénétrer dans un massif du parc.

« De peur de me trahir, je me tins à quelque distance. Je me cachai derrière le tronc d’un immense hêtre, et plongeant mes regards dans le fourré à travers le feuillage et le clayonnage des branches, je cherchai à démêler ce que mon oncle pouvait avoir à faire en ce lieu. L’histoire de Numa Pompilius et de son Égérie me revint en mémoire ; mais aujourd’hui les nymphes sont plus rares, et surtout leurs doux propos.

« Je vis d’abord mon cher oncle s’incliner, poser sa lanterne près de lui, déranger une couche épaisse de brindilles et de feuilles mortes pour en former un monceau ; soulever avec effort le volet pesant d’une trappe placée au niveau de la terre, après en avoir fait couler les vervelles ; le rejeter de côté sur l’amas de brisées et de feuilles, puis reprendre son falot et disparaître peu à peu dans le vide laissé par la trappe, semblant s’enfoncer par degrés sous le sol, comme s’il avait descendu les marches d’un escalier soute

« Je m’approchai alors de l’ouverture avec précaution, je risquai un regard timide, et je vis au-dessous de moi, tout au bout d’une longue suite de gradins de pierre échelonnée entre les deux parois d’un étroit couloir, la silhouette décharnée de mon oncle qui s’avançait le dos courbé dans un espace plein d’obscurité où mon œil le suivait avec peine.

« Je le vis ensuite s’enfoncer de nouveau dans le sol, disparaître peu à peu, comme si la terre avait fui sous son pied fourchu, laissant encore après son entière disparition une faible lueur de plus en plus mourante, pareille à la trace de phosphore et de soufre que laisse derrière lui Lucifer, et qui bientôt s’éteignit tout-à-fait.

« J’attendis quelques instants, l’oreille au guet, l’œil plongé dans la même direction ; mais n’entendant plus au et ne voyant point reparaître la lumière, je me glissai doucement dans l’escalier, quitte à me rompre le cou, car il me tardait de savoir ce que mon oncle pouvait célébrer au fond de ce puits.

« J’arrivai au bas des degrés sans encombre, et après avoir fait quelques pas sur une surface unie, je me trouvai sur le bord de l’orifice par lequel maître Jean avait disparu. Je me penchai sur ce soupirail, j’aperçus au fond d’une sorte d’hélice ou caracol une lumière faible et rampante, qui, tournant plusieurs fois sur elle-même, venait mourir à mes pieds. Conduit par cette lueur, je descendis encore, marche à marche, cette étroite spirale, et je débouchai tout à coup dans la salle nue et voûtée qui précède celle-ci.

« Mon oncle était alors en cette dernière cellule. Là, près de lui, sur un grand coffre, était posée cette petite lampe de fer qui m’éclaire encore et me permet de tracer rapidement ces lignes. Mais hâtons-nous, j’ai beau la pencher, je ne vois plus dans le récipient que quelques gouttes d’huile ; la mèche, que je remonte sans cesse, a presque atteint son extrémité ; et quand la lumière va quitter cette lampe, elle quittera aussi à jamais ma paupière. Hélas ! Ô mon bon oncle, il nous faut mourir ! Quelle fin désespérante et cruelle ! Mais le vieillard ne m’entend déjà plus. Sa main froide et crispée ne répond plus aux serrements de la mienne. Adieu, adieu, mon oncle ! Oh ! dites que vous me pardonnez !

« Mais si, au lieu de demeurer oisif et résigné, j’appelais, j’ébranlais ces barreaux sans relâche ! si je rongeais de mes dents cette grille ?… Appeler !… et dans cette habitation isolée et solitaire, et dans cette profondeur souterraine, qui pourrait ouïr mes cris et m’apporter du secours ?… Je tarirais vainement ma voix dans ma gorge, fuserais vainement mes dents sur le fer.

« Comme mon oncle tournait le dos à l’entrée, je ne pouvais voir ce qui le retenait immobile dans la même attitude. Il me semblait pourtant qu’il contemplait quelque chose avec application, dans une sorte d’absorption ou d’extase. Il avait tant d’amour, le pauvre homme, tant d’amour pour son veau d’or !

« La grille du caveau était large ouverte ; follement, légèrement, sans songer à ce que je faisais, à l’effroi, à la surprise que pouvait causer ma présence inopinée dans ce lieu, me laissant aller à mon enfantillage, je passai le seuil, je m’avançai doucement vers mon oncle. Mais comme je n’étais plus qu’à peu de distance de lui, marchant sur la pointe des pieds, mes chaussures se heurtèrent, je perdis l’équilibre, et, cherchant à le rattraper, je posai le talon trop lourdement à terre.

« À ce bruit, mon oncle se retourna dans une épouvante indicible, et, me reconnaissant tout à coup, il laissa tomber sur moi un regard enflammé et menaçant.

« Il s’était placé devant ses barils et ses coffres, que j’apercevais remplis d’or, comme une lionne qui couvre de ses flancs ses lionceaux.

« Puis, s’élançant contre moi avec rage (sa tête était égarée par la colère et la terreur), il vint, le pauvre vieillard, se heurter ou plutôt se briser sur ma poitrine. Si je ne l’avais secouru, je crois que de son propre choc il se fût renversé de sa hauteur sur les dalles.

« Je ne sais s’il se méprit sur le geste que je faisais pour le secourir ; mais, tremblant comme la feuille : — Misérable ! me cria-t-il d’une voix épuisée, tu viens me voler et me tuer ! eh bien ! meurs donc avec moi ! — Et dans son égarement, se perdant dans sa propre rage et ses propres menaces, il poussa violemment la grille comme pour la fermer sur mes pas.

« À peine ce mouvement était-il exécuté, que, poussant un long cri de regret et de désespoir, il voulut faire un effort en sens inverse pour la retenir ; mais les pênes et les ressorts avaient déjà claqué dans leurs gâches. Il était trop tard.

« Immobile et glacé, atterré comme un valet à la vue d’un vase échappé de ses mains et qui se brise, le vieillard resta là, anéanti, écrasé.

« La grille, quoi qu’on pût faire, ne pouvait s’ouvrir que du dehors.

« Nous étions scellés à jamais dans la tombe.

« J’aurais encore bien des choses à dire ; mais l’obscurité de plus en plus me gagne. La mèche ne donne plus qu’une faible lueur rouge ; elle pétille, elle fume, elle s’éteint ! Que d’horribles heures cependant m’attendent encore !… Je n’y vois plus, je ne sais plus ce que je trace… Ô vous qui me lisez, détournez vos regards de mon malheur ! Oh ! donnez-moi seulement une prière et une larme ! »

Suivaient quelques mots encore, mais tout-à-fait illisibles.

Puis au hasard, beaucoup plus loin et perdu parmi les feuillets blancs du calepin, M. d’Argenson trouva encore ceci tracé en grosses lettres et dans le plus grand désordre. Il fallait deviner plutôt que lire :

« Je n’ai pour mesurer le temps que mon imagination et mes souffrances. Peut-être y a-t-il déjà plusieurs jours que je suis enfermé dans ce cachot, en proie aux tortures de la faim, — supplice horrible !

« Il me semble que j’ai dans la poitrine une troupe d’animaux dévorants, qui la ronge et la broie à plaisir.

« Mes mâchoires se crispent et se serrent ; je ne puis prononcer une parole.

« Je suis si exténué, que mes doigts ne peuvent tenir le crayon que je viens de reprendre pour essayer d’écrire encore quelques phrases malgré les ténèbres.

« Ô mon Dieu, quand donc la pensée m’aura-t-elle quitté avec la vie !

« Ô mon Dieu, que je souffre !… »

Le crayon ensuite n’avait plus laissé qu’une trace informe, comme si la main, tremblante, épuisée, avait coulé sur le papier, entraînée par son propre poids.

Il est à croire que le pauvre Adolphus ne survécut pas longtemps à ce dernier effort.

Lorsque M. Voyer d’Argenson eut achevé de déchiffrer ces dernières paroles, cette dernière plainte de l’infortuné neveu de maître Jean d’Anspach, Suzanne, qui avait observé les diverses impressions qui s’étaient peintes tour à tour sur son visage, lui dit en souriant : — Que lisez-vous donc là de si terrible, que vous êtes tout ému, monseigneur ?

— Je lis, ma belle pythonisse, une épouvantable histoire pleine d’angoisse et d’agonie, une histoire de gens morts de faim, et qui pourtant ne fréquentaient pas l’Hélicon.