Le Travail dans la grande industrie/02

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Le Travail dans la grande industrie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 845-871).
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LE TRAVAIL
DANS
LA GRANDE INDUSTRIE

I
LES MINES DE HOUILLE


II
L’AGE DES OUVRIERS. — LE TEMPS DE TRAVAIL ET LA PEINE


Nous avons dit comment le travail était divisé et organisé dans la mine, au fond et au jour ; combien de catégories d’ouvriers s’en partageaient les multiples spécialités ; comment s’établissait entre eux la collaboration, la coopération nécessaire, et comment aussi elle s’établissait entre le travail manuel et le travail intellectuel ou mental (la main-d’œuvre et la direction) ; comment enfin se joignaient, se pénétraient et se fécondaient mutuellement les deux créateurs de richesse, le Travail et le Capital[1].

Il nous faut maintenant montrer comment les ouvriers se répartissent par âge dans les spécialités diverses ; quelle est la durée, quelle est l’intensité, quelle est la productivité de leur travail ; quelle en est la peine et quel en est le prix ; quelle est la condition de vie que la réunion, que la combinaison de toutes ces conditions du travail fait à l’ouvrier dans les mines de houille.

C’est le moment de ceindre non plus la ceinture de cuir, mais l’enveloppe d’ « indifférence scientifique du naturaliste qui observe ; » de dépouiller et de rejeter toute fausse sensibilité, tout romantisme déclamatoire, tout préjugé de classe ou de milieu, d’éducation ou de situation ; de se défendre, avec une vigilance qui s’exerce sur chaque ligne et sur chaque mol, des impulsions aveugles, des insinuations sourdes de l’instinct ou de l’intérêt ; de n’avoir ni complaisance envers les uns ou envers les autres, ni prévention contre les uns ou contre les autres ; de ne point regarder aux personnes, mais seulement, et exclusivement, et impartialement, aux faits. Si ces faits se traduisent souvent par des chiffres, et s’il en résulte quelque aridité, on voudra bien nous la pardonner cependant, en considération de ce qu’il n’y a rien, sans doute, d’aussi « brutal » qu’un chiffre, mais rien non plus d’aussi « scientifiquement indifférent, » lorsque, comme nous nous y obligerons toujours, on les cite, on ne les sollicite pas.


I

Après la répartition des ouvriers par spécialités, — entre quarante-quatre ou quarante-cinq catégories, tant du fond que du jour, pour les ouvriers des mines de houille, — il importe de connaître leur répartition par âge ; et que de choses nous y pourrons apprendre ; que de conséquences, que de conclusions nous en pourrons tirer, non seulement statistiques ou philosophiques, non seulement sociologiques, mais politiques, et de la politique la plus positive, c’est-à-dire législative !

Retournons d’abord à la mine du Pas-de-Calais qui nous a servi de principal exemple. Elle occupe en tout un peu plus de 5 500 ouvriers (exactement 5 647 au commencement de l’hiver dernier). Les enfans y entrent dès que la loi le permet, dès qu’ils ont satisfait à l’obligation scolaire, à treize ans ; les hommes y demeurent, s’ils le veulent, jusqu’à ce que la vieillesse soit venue, jusqu’à ce que la force s’en soit allée, sans limite d’âge. De treize ans à quinze ans, s’opère le recrutement : c’est comme la première conscription du mineur ; sur les 5 647 ouvriers recensés, on compte 370 de ces pupilles ou enfans de troupe. De quinze à vingt ans, la proportion s’accroît rapidement : elle atteint presque le cinquième de l’effectif (1 051 sur 5 647). Puis arrive le service militaire, et naturellement, de vingt à vingt-cinq ans, le chiffre fléchit. Il ne reste à la mine que les dispensés à différens titres : avec ceux qui ont été libérés au bout d’un an de service ou renvoyés dans leurs foyers, les trois ans accomplis, ils sont à peine 800 (781). Mais la vingt-cinquième année a sonné : le jeune homme est un homme, il a fondé une famille à laquelle il faut qu’il apporte le pain quotidien ; le contingent ouvrier, de vingt-cinq à trente ans, se relève ; la mine reprend à peu près tout ce qu’elle avait prêté, regagne à peu près tout ce qu’elle avait perdu : pour 1 051 ouvriers de quinze à vingt ans, en voici 1 006 de vingt-cinq à trente ans ; on voit qu’il n’y a guère de manquans au contre-appel.

Serait-ce que ce pays noir, comme l’autre, a son charme dont on ne se déprend pas aisément, ou bien ce travail souterrain serait-il moins dur et mieux rétribué qu’on n’a coutume de le dire ? Pour le moment, il suffit de constater que le mineur en général demeure fidèle à la mine ; plus fidèle peut-être que toute autre espèce d’ouvrier, au lendemain de la crise qu’ouvre dans la vie de chacun l’âge du service militaire ; d’autres ne reviennent pas, il revient, et c’est le moment où il s’attache. D’auxiliaire, il passe titulaire ; d’aide, piqueur, — il reçoit le pic et il frappe, — ouvrier à veine, et associé ou compagnon d’une taille. Il est à présent ouvrier fini, mineur parfait.

Jusque-là, sauf la dépression, entre vingt et vingt-cinq ans, dont la cause visible est l’accomplissement du devoir militaire, la proportion, par périodes de cinq ans, n’a fait qu’augmenter, ou du moins s’est maintenue. De quinze à vingt ans, d’une part, et, de l’autre, de vingt-cinq à trente, il semble que la population ouvrière de la mine batte son plein et prenne son niveau. Mais, à partir de là, elle baisse et, de cinq années en cinq années, la série va être continuellement décroissante (780 ouvriers de trente à trente-cinq ans ; 642, de trente-cinq à quarante ; 491, de quarante à quarante-cinq ; 290, de quarante-cinq à cinquante ; 189, de cinquante à cinquante-cinq ; et 47 seulement au-dessus de cinquante-cinq ans).

Si maintenant, au lieu de compter par années d’âge, on compte par années de services, la série décroissante est absolument constante et ininterrompue : pas la moindre exception à la règle, pas le moindre arrêt sur la pente ; ni rebroussement de chemin, ni redressement de courbe. Sur les 5 647 ouvriers considérés, plus de la moitié, près de 3 000 (2 995), ont de 0 an (moins d’un an) à cinq ans de services ; de cinq à dix ans de services, la chute est brusque, si brusque qu’on en est étonné et que l’on craint de voir effacé le signe de fidélité au métier que paraissait donner le retour de l’ouvrier, à sa libération du service militaire. Tout à coup le nombre tombe, si l’on peut ainsi dire, de plus de trois fois, de presque quatre fois sa hauteur : pour 2 995 ouvriers ayant de moins d’un an à cinq ans de services, il n’y en a plus que 849 ayant de cinq ans de services à dix ans. Mais peut-être n’est-ce là qu’une infidélité à la mine ou plus exactement à cette mine, à la compagnie de B…, et n’est-ce pas l’abandon du métier ; le point mériterait d’être éclairci. Dans tous les cas, une constatation doit être faite, très intéressante et même très importante, quoique peu réjouissante : c’est que l’ouvrier mineur (au moins dans le bassin du Nord et du Pas-de-Calais, où les concessions sont voisines à se toucher) n’est pas « enraciné » au sol dont il fouille les entrailles : comme l’ouvrier de tant d’autres industries, il est, au contraire, en grande partie, déraciné, mobilisé ; la mine aussi a ses passans, ses chemineaux, son armée roulante.

L’épreuve faite, — et elle se fait entre cinq et dix ans de services, — la proportion met ensuite dix ans à diminuer d’environ moitié (849 ouvriers avaient de cinq à dix ans de services, on n’en trouve que 451 ayant servi de quinze à vingt ans), et peu à peu la décroissance s’accélère : pour les dix années qui vont de vingt à trente ans de services, elle est de plus de moitié (187 ouvriers ayant de vingt-cinq à trente ans de services, contre 451 qui avaient de quinze à vingt ans). Puis ce n’est plus par dix années que le chiffre se dédouble, mais par cinq : 187 ouvriers sont de vieux serviteurs de la Compagnie, à vingt-cinq ou trente ans de services ; mais, de plus vieux que ceux-là, il n’y en a que 92 à trente ou trente-cinq ans, 47 à trente-cinq ou quarante ans de services ; et, de tout à fait vieux, des patriarches de la mine, au-dessus de quarante ans de services, on n’en compte plus, — il n’est ni long ni difficile de les compter, — que 18 sur 5 647 ouvriers ; deux ou trois sur mille.

Or, comme l’ouvrier peut entrer enfant à treize ans, il pourrait avoir quarante ans et plus de services à la mine avant d’être un vieillard, vers la cinquante-cinquième année. Mais, d’ouvriers ayant en fait quarante ans de services, on vient de voir qu’ils sont 18, sur les 5 647 de la Compagnie de B…, et d’ouvriers ayant cinquante-cinq ans ou plus de cinquante-cinq ans d’âge, on se rappelle qu’ils sont 47 : deux ou trois sur mille pour quarante ans de services ; sept ou huit sur mille pour cinquante-cinq ans d’âge.

C’est une donnée arithmétique qu’il ne sera pas permis de négliger, le jour où l’on sera résolu à assurer par une loi définitive une retraite équitable et convenable aux mineurs. Je dis : par une loi définitive, et c’est-à-dire définitive autant qu’une loi peut l’être, mais c’est-à-dire aussi que, par des lois antérieures, le principe est déjà posé. C’est-à-dire encore que, tant qu’il s’agissait de poser le principe, la discussion était libre, mais que, le principe admis, elle est liée, car on pose des principes, mais les chiffres se posent, posent les faits, et imposent les conditions des faits. On peut, — ou l’on pouvait, — ne pas faire de loi sur la retraite des ouvriers mineurs ; mais, si l’on en fait une, on ne peut pas se soustraire à ces conditions des faits, dont la première est que fort peu, infiniment peu d’ouvriers dépassent ou atteignent, à la mine, l’âge de cinquante-cinq ans ; et il en faudra bien tenir compte pour éviter que la loi qu’on veut faire ne se tourne en une dérision.

Il en est dans le bassin de la Loire comme dans le bassin du Nord. La Compagnie de M… et de la B… occupe, en une de ses divisions, 1 700 ouvriers. Jusqu’ici nous avons pris le personnel tel quel et en bloc, ouvriers du fond et du jour confondus. Pour la mine de M… et de la B…, un tableau, minutieusement et ingénieusement dressé, nous met à même de distinguer. Sur 1 310 ouvriers du fond ou de l’intérieur, au mois de septembre 1901, 57 étaient âgés de dix-neuf ans ; 49 de vingt ; 42 de vingt et un. Le service militaire intervenait alors, et il n’y avait plus que 24 ouvriers du fond âgés de vingt-deux ans, 33 âgés de vingt-trois ans. Après quoi, s’opérait le retour à la mine et la proportion remontait, par 40 à vingt-quatre ans, jusqu’à 54 à vingt-cinq et 57 à vingt-six. C’était le maximum, et d’ailleurs cette période quinquennale de vingt-cinq à trente ans marque tout entière des maxima : 47 ouvriers de vingt-sept ans, 46 de vingt-huit, 43 de vingt-neuf, 43 de trente ; les périodes quinquennales qui suivent, trente à trente-cinq ans, trente-cinq à quarante, quarante à quarante-cinq, quarante-cinq à cinquante, cinquante à cinquante-cinq, sont, au contraire, en décroissance de plus en plus accusée, et que, d’une façon générale, on peut rendre en disant que tous les cinq ans le nombre s’abaisse d’une dizaine : par exemple, de trente-cinq à quarante ans, ce nombre commence encore par un 3 (32 ouvriers de quarante ans) ; de quarante à quarante-cinq, il commence par un 2 (26 ouvriers de quarante-quatre ans) ; à quarante-cinq, il commence par un 1, et oscille, jusqu’à cinquante-cinq, entre une et deux dizaines (17 ouvriers de cinquante ans, 15 de cinquante-deux ans) ; à cinquante-cinq, il dépasse à peine la dizaine (11 ouvriers de cinquante-cinq ans) ou la complète à peine (10 de cinquante-six ans) et, dès la cinquante-huitième année, il s’en faut de moitié, puis de plus de moitié, puis de bien plus de moitié, puis de presque tout, qu’il ne la complète…. Au total, quarante ouvriers ayant plus de cinquante-cinq ans (le plus âgé en avait soixante-neuf, et il était seul de son espèce) sur 1 310 ouvriers du fond. Pour être moins faible que dans le Pas-de-Calais, — et la raison en doit être quelque circonstance de race ou de milieu, — la proportion demeure néanmoins très faible (environ 3 pour 100). Notre conclusion, loin d’en être infirmée, n’en est que confirmée : il y a là, dans la Loire comme dans le Nord et le Pas-de-Calais, une condition des faits dont une législation qui ne se résigne point à être une mystification ne saurait ne pas tenir compte.

Et ainsi pour les ouvriers du jour ou de l’extérieur comme pour les ouvriers de l’intérieur ou du fond. Les plus gros chiffres sont 15 sur 390 à dix-neuf ans ; 17 à vingt-cinq ans, maximum qui ne se retrouve plus ; au-dessus de cinquante-cinq ans, 34 ouvriers seulement : soit un peu moins de 9 pour 100. Et ainsi pour les années de services comme pour les années d’âge. On compte 131 ouvriers du fond sur 1 310 et 63 ouvriers du jour sur 390 ayant moins d’un an de services, 135 ouvriers du fond et 39 du jour ayant un an de services ; on n’en compte que 57 du fond et 11 du jour en ayant cinq ans ; 39 et 11 en ayant dix ans ; 24 et 5 en ayant vingt ans ; 21 et 5 en ayant trente ans ; 8 et 2 ayant quarante ans ou plus de quarante ans de services ; moins de deux pour cent qui dépassent trente ans, moins d’un pour cent qui dépassent quarante. Et pour les ouvriers du jour comme pour ceux du fond, tirée des années d’âge ou des années de services, notre conclusion tient toujours.

Elle tient pour toute la France, pour tout l’ensemble de l’industrie minière en France. Le ministère des Travaux publics a bien voulu nous communiquer un relevé, — un peu vieilli, il est vrai, puisqu’il date de 1885, mais officiel et établi sur enquête poursuivie par l’administration des Mines[2], — d’où il appert que cette conclusion peut être étendue et généralisée très légitimement. En ce temps-là, il y a dix-sept ans, les 124 327 ouvriers mineurs de France se répartissaient ainsi : ouvriers du fond ou de l’intérieur, 89 209, soit 71.75 pour cent ; ouvriers du jour ou de l’extérieur, 35 118, soit 28.25 pour 100. Pour les ouvriers du fond, et sur tout l’ensemble de la population minière, c’était de seize à vingt ans et de vingt-six à trente (comme nous l’avons déjà remarqué plus particulièrement dans le Pas-de-Calais et dans la Loire) que les proportions étaient les plus fortes : de seize à vingt ans, 13 296 ouvriers, soit 14.90 pour 100 ; et, de vingt-six ans à trente, 13 242 ouvriers, soit 14.85 pour 100 (le niveau repris). Pour les ouvriers du jour, 5 555, 15.80 pour 100 de seize à vingt ans, et, de trente et un à trente-cinq, 4 003, 11.40 pour 100.

Pour les uns et pour les autres, au-dessus de cinquante-cinq ans, la proportion tombe si brusquement qu’on peut dire qu’elle se précipite : ouvriers du fond, de cinquante-six à soixante ans, 2.80 pour 100 ; puis, de cinq ans en cinq ans, jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, successivement 1.05, 0.55, 0.14, 0.015, 0.005 pour 100 : quasiment rien. Ouvriers du jour, même marche, même descente : 4.70, 2.30, 1.24, 0.40, 0.185, 0.025 : ici l’on touche le néant, marqué par deux ou trois zéros. Quoi d’étonnant, d’ailleurs, à quatre-vingt-cinq ans ? Il ne reste que 11 ouvriers (3 du fond et 8 du jour) sur environ 125 000. Mais cela, ce n’est point le sort du mineur, c’est la loi de l’homme. Sur 100 hommes de toute profession et de toute situation sociale, combien en reste-t-il à quatre-vingt-cinq ans ? Etudiant, en vue de dispositions législatives possibles, la condition de l’ouvrier des mines, ce qu’on ne doit pas oublier, c’est que, dès l’âge de cinquante-cinq ans, les ouvriers du fond ne sont plus que dans une proportion de 4.85, et ceux du jour, dans une proportion de 6.60 pour 100, qui vont sans cesse s’abaissant jusqu’aux approches les plus voisines de rien du tout.

Tels étaient les chiffres, tels étaient les faits en 1885 ; et il semble que, depuis lors, grâce surtout aux perfectionnemens de l’outillage, la situation se soit améliorée : tandis qu’en 1885, la proportion des mineurs de cinquante-six à soixante-cinq ans, ouvriers du fond et du jour confondus, était de 4.70 pour 100, celle des mineurs de cinquante-cinq à soixante-quatre ans aurait été, en 1896, de 6.11 pour 100 ; mais, à soixante-cinq ans et au-dessus, la proportion était, en 1896, de 1.51 pour 100, comme elle était, en 1885, de 1.40 pour 100, de soixante et un à soixante-cinq ans : progrès imperceptible, si même il y a progrès, car la dernière statistique s’applique aux « mines et minières, » non pas seulement aux mines de houille ; et peut-être les données ne sont-elles pas rigoureusement comparables[3]. On a donc le droit d’ajouter : tels sont encore les chiffres, tels sont encore les faits, telles sont, exprimées par les chiffres, les conditions des faits, et telle est la condition qui domine et résume toutes les autres ; la mine ne garde guère, quand elle les garde, au-dessus de cinquante-cinq ans, que cinq ou six pour 100 de ses ouvriers ; souvent beaucoup moins, jamais plus[4]. Dans mes notes, prises sur place, je retrouve ces quelques lignes : « Le mineur de fond, qui descend comme gamin à l’âge légal, après 13 ans, et qui, de grade en grade, devient aide, puis ouvrier, est en général « usé » vers quarante-cinq ans. On peut accepter cet âge de quarante-cinq ans comme âge-limite du travail chez le mineur houilleur, bien que certains ouvriers l’atteignent et le dépassent, c’est-à-dire ici travaillent jusqu’à cinquante ans, cinquante-cinq ans et même au-dessus. Mais certains ouvriers seulement. »


II

A présent, pour savoir, — et sans doute il n’est pas inutile de le savoir, — si le métier de mineur « use » l’homme particulièrement vite, et, dans le cas où il en serait ainsi, avant d’en rechercher les causes et de dire pourquoi il est particulièrement dur, jetons un coup d’œil sur les chiffres par où s’expriment ces mêmes conditions des faits en d’autres professions ou métiers de la grande industrie. De cinquante-cinq à soixante-quatre ans, contre 6.11 pour 100 de mineurs-houilleurs, on trouve 7.93 pour 100 d’ouvriers de la métallurgie ; 6.19 pour 100 d’ouvriers occupés au travail du fer, de l’acier, des métaux divers (avec la construction mécanique) ; 7.71 pour 100 d’ouvriers occupés au travail « des pierres et terres au feu » (comprenant les verreries et les fabriques de faïence et de porcelaine) ; 8.81 pour 100 d’ouvriers des industries textiles proprement dites, etc.[5]. Aucune de ces professions, qui sont celles que considère principalement notre enquête, ne donne donc, dès l’âge de cinquante-cinq ans, une proportion aussi faible que le métier de mineur. Mais, à soixante-cinq ans et plus, la différence, l’écart est plus sensible encore. Contre 1.51 pour 100 d’ouvriers des mines de houille, on trouve 2.62 pour 100 d’ouvriers de la métallurgie ; 2.30 d’ouvriers du fer, acier, construction mécanique ; 2.83 d’ouvriers des verreries, faïenceries, etc., 3.88 d’ouvriers des industries textiles. Ce sont là encore des chiffres et des faits ; on ne force pas leur signification en disant que le mineur-houilleur vieillit si vite qu’il ne vieillit pas longtemps ; que, de tous les ouvriers, ou de presque tous[6], il est celui qui vieillit le moins dans le métier.

Deux facteurs peuvent contribuer à rendre un travail épuisant : sa durée, son intensité ; autrement dit : le temps continu pendant lequel il s’exerce, l’effort soutenu qu’il exige. Ajoutons-y tout de suite les circonstances plus ou moins favorables du milieu où ce travail est exécuté. Pour les mines de houille, est-ce son intensité, sont-ce les circonstances du milieu, est-ce l’un de ces facteurs tout seul, est-ce la combinaison de deux d’entre eux ou des trois réunis, qui rend la profession si fatigante, si déprimante, que l’ouvrier n’y vieillit pas, y vieillit moins que dans d’autres ?

Premièrement, est-ce le temps de travail ? Aux mines de B…, (Pas-de-Calais), le travail se fait, si l’on veut, à deux postes, mais ce ne sont pas, comme en Westphalie, par exemple, deux « postes producteurs. » Le poste du matin seul est vraiment « producteur, » on s’attache à faire rendre à son travail tout ce qu’il est capable de donner comme production et comme entretien. Au deuxième poste on ne demande pas de production, on ne demande que l’entretien des galeries principales de roulage, et, au besoin, un coup de main pour pousser les travaux urgens. On n’y met d’ailleurs que le nombre d’ouvriers strictement indispensable, et il y a, entre les deux postes, une très grande inégalité, puisque le premier, celui du matin, comprend 86 pour 100 du personnel, et le second, celui du soir, rien que 14 pour 100. Le premier poste descend de quatre à cinq heures du matin, pour remonter à partir de une heure et demie après midi ; le second descend à trois heures après midi pour remonter à onze heures et demie du soir. Chaque poste est donc au travail, ou plutôt chaque poste est dans la fosse pendant huit heures et demie ou neuf heures chaque jour.

Neuf heures, c’est, à peu de chose près, la durée moyenne de la présence dans les mines de combustibles, telle qu’elle est établie d’après l’enquête à laquelle fit procéder l’année dernière l’administration des Travaux publics, sur la demande de la Commission du travail de la Chambre des députés chargée d’examiner la proposition de loi de M. Basly et plusieurs de ses collègues tendant à limiter à huit heures au maximum la journée de travail dans les mines[7]. Du moins, c’est, à peu de chose près, la durée moyenne de la présence au fond, pour les arrondissemens minéralogiques d’Arras (9 h. 12) et de Douai (9 h. 14), pour le bassin houiller du Nord et du Pas-de-Calais. Si, sur un autre point, l’arrondissement minéralogique de Chambéry, cette moyenne descend d’une quinzaine de minutes encore (8 h. 55), partout ailleurs elle est ou égale (Le Mans, Marseille, 9 h. 12) ou supérieure (Toulouse, 9 h. 20, Chalon-sur-Saône, 9 h. 31, Saint-Etienne, 9 h. 41, Bordeaux 10 heures, Clermont-Ferrand 10 h. 04, Nancy 10 h. 06, Poitiers 10 h. 07, et Alais 10 h. 30.) — En somme, pour 111 168 ouvriers sur les 115 000 environ qui, suivant les statistiques, formaient en 1900 l’effectif complet des ouvriers du fond, la durée moyenne, générale à toute la France, serait ou aurait été de 9 h. 27.

D’autre part, une seconde enquête, non moins officielle, celle dont l’Office du travail a fait connaître les résultats, il y a cinq ou six ans, sous le titre : Salaires et durée du travail dans l’industrie française, donnait comme durée moyenne du travail journalier dans les mines non pas même 9 h. 27, mais 9 h. 14. En analysant, en décomposant les élémens de cette moyenne, on voyait que douze entreprises minières, employant 8860 ouvriers, travaillaient huit heures ou moins de huit heures ; 31 entreprises, avec 53 593 ouvriers, travaillaient de 8 à 9 heures ; 17, avec 11 672 ouvriers, de 9 à 10 heures ; 2, avec 2 448 ouvriers, de 10 à 11 heures : aucune entreprise, et pas un ouvrier, au-dessus de 11 heures[8].

Par arrondissemens administratifs, le temps de travail variait, entre 8 heures (Saint-Etienne, Forcalquier, Aix) ; 8 h. 1/4 (Laval) ; 8 h. 1/2 (Béthune, Douai, Guéret) ; 9 heures (Valenciennes, Lure, Chalon-sur-Saône, Nevers, Montluçon, Ambert, Brioude, Grenoble, Villefranche, Albi, Béziers, Ancenis) ; 9 h. 1/4 (Autun) ; 9 h. 1/2 (Saint-Jean-de-Maurienne) ; 9 h. 3/4 (Alais) ; 10 heures (Vienne, Largentière, Fontenay-le-Comte, La Flèche) ; 10 h. 1/2 (Mirecourt et Charolles)[9].

Par importance d’entreprises, évaluée selon le nombre des ouvriers, et par régions tout à la fois, la durée moyenne du travail provoque une observation intéressante, qui ressortira plus clairement des dispositions d’un tableau :


Industries et régions Durée moyenne du travail journalier suivant que les établissemens ont un nombre d’ouvriers
Mines de combustibles I égal ou supérieur à 1000 II de 500 à 999 III de 100 à 499 IV de 25 à 99 V de 1 à 24
Heures Heures Heures Heures Heures
Nord et Pas-de-Calais 8 3/4 9 1/4 9 1/2 « «
Est 8 3/4 « 9 « 10 1/2
Centre 9 9 1/4 9 1/2 10 «
Sud 9 3/4 9 1/2 10 9 1/2 «
Sud-Est « 8 1/2 10 9 1/2 «
Bouches-du-Rhône « 8 1/4 8 1/2 « «

On le voit, plus l’entreprise est importante, plus grand est le nombre des ouvriers qu’elle emploie, et plus la durée du travail diminue ; au contraire, moins elle occupe d’ouvriers, et plus la durée du travail augmente. Cela, pour ainsi dire, en règle absolue et sans exception (deux dérogations seulement : région du Sud, établissemens de 1 000 ouvriers, 9 h. 3/4, de 400 à 999 ouvriers, 9 h. 1/2, différence un quart d’heure ; région du Sud-Est, établissemens de 100 à 499 ouvriers, 10 heures, de 25 à 99, 9 h. 1/2, différence une demi-heure). Ces exceptions disparaissent même et ces différences s’effacent, si l’on embrasse d’un coup d’œil, et sans distinguer entre les régions, l’ensemble de l’industrie minière. La règle passe alors en axiome : la durée du travail dans les mines de combustibles est en raison inverse de l’importance de ces mines mesurée au nombre des ouvriers ; ou bien : la durée du travail dans les mines augmente à mesure que le nombre des ouvriers diminue : établissemens de 1 000 ouvriers ou plus et de 500 à 999 ouvriers, 9 heures ; établissemens de 100 à 499 et de 25 à 99 ouvriers, 9 h. 1/2 ; au-dessous de 25 ouvriers, 10 h. 1/2. Et c’est encore là une constatation à retenir.

Nous ne parlerons pas longuement du travail de nuit, bien que, contre 11 entreprises, occupant 5 727 ouvriers, où l’on ne travaille jamais la nuit, l’enquête ait relevé 30 établissemens miniers, avec 37 788 ouvriers, où la production est continue ; et, parmi les mines de combustibles où se pratique le travail de nuit sans que la production soit continue, 19 entreprises, occupant 31 496 ouvriers, dont le personnel travaille, en tout ou en partie, la nuit complète pendant tout ou partie du temps de production. Pour les mines de houille, surtout pour les plus importantes, pour celles qui emploient le plus grand nombre d’ouvriers et qui représentent vraiment la grande industrie minière, cela signifie simplement ou que le travail se fait à plusieurs postes toute l’année, là où la production est continue, ou que, là où elle n’est pas continue, à certaines époques de l’année, les postes sont multipliés. Mais, dans la très grande majorité, dans la presque-unanimité des cas, et sauf des coups de presse tout à fait extraordinaires, les mêmes hommes ne travaillent pas jour et nuit. Qu’ils la fassent le jour, ou qu’ils la fassent la nuit, ils ne font que leur journée de huit, neuf ou dix heures, et peut-être le mineur, habitué au travail dans la nuit perpétuelle, oublie-t-il assez aisément si ses huit, neuf ou dix heures sont une journée de jour ou une journée de nuit.

Nous ne parlerons pas non plus des heures supplémentaires, parce que, des 60 établissemens, avec 80 000 ouvriers environ, observés par l’enquête, plus de la moitié (38 établissemens, occupant près de 45 000 ouvriers) les ignoraient complètement. Il n’y avait que 2 entreprises, avec 8 161 ouvriers, où l’on en fît à des époques régulières, 20, avec 27 264 ouvriers, où l’on en fît à toute époque suivant les besoins. Dans une seule entreprise, la durée maxima du travail journalier, y compris ces heures supplémentaires, avait dépassé 14 heures ; et si, pour treize autres établissemens, cette durée n’a pu être connue, — ce qui laisserait à penser, — dans trois entreprises, occupant environ 9500 ouvriers, elles avaient été payées, en tout ou en partie, à un tarif supérieur au tarif normal[10].

Qu’on ait bien garde, du reste, en tout ce qui précède, de ne pas prendre indifféremment l’une pour l’autre ces expressions : heures de présence, heures de travail. Aux mines de B… (Pas-de-Calais), le mineur, descendu entre 4 et 5 heures, « fait briquet » — faire briquet, c’est le « casser la croûte » de nos ouvriers parisiens, — quand 9 h. 30 arrivent : il y gagne de 30 à 45 minutes de repos[11]. Mais, du temps de présence au fond, pour avoir le temps de travail effectif, il y a autre chose à déduire. Dans le Mémoire présenté par les propriétaires de houillères à la Commission du travail de la Chambre des députés, le 6 novembre 1901, on traçait ainsi la journée de l’ouvrier mineur, des diverses catégories d’ouvriers dans les mines de houille :

« Piqueurs (ouvriers à la veine). Pour descendre au fond, les piqueurs avec leurs aides arrivent entre 4 et 5 heures du matin ; les uns sont en habit de mine, d’autres, de plus en plus nombreux dans les installations nouvelles, revêtent le costume de mine dans une salle chauffée qui leur est préparée à cet effet ; ils défilent devant la lampisterie où se font en même temps la remise de la lampe et le contrôle de l’entrée ; puis, par groupes de douze, seize ou vingt, ils s’engagent dans la cage, qui les descend en quelques minutes au fond. De l’accrochage du fond, chaque groupe se dirige, par les travers-bancs, les galeries du fond, puis finalement par les plans inclinés ou cheminées, vers le chantier où les outils sont restés depuis la veille. Suivant la distance horizontale à parcourir et la hauteur à remonter, il faut de 30 à 40 minutes pour arriver au chantier[12].

« Une fois rendu, chaque ouvrier reprend ses outils, sonde le toit pour voir si aucune plaquette ne menace de tomber, s’assure de la solidité des bois placés par lui la veille ou par le boiseur dans la nuit ; puis, après ces quelques minutes, trois quarts d’heure ou une heure après son arrivée à l’orifice du puits, le mineur commence à abattre le charbon… »

Et voici la journée du piqueur ou de l’ouvrier à la veine :

« Descente vers 4 h. 1/2 ;
« Arrivée au chantier vers 5 h. 1/4 ou 5 h. 1/2 ;
« Travail de 5 h. 1/2 à 8 h. (soit 2 heures et demie) ;
« Déjeuner (briquet) de 8 h. à 8 h. 1/2 (ailleurs, vers 9 h.) ;
« Travail de 8 h. 1/2 à 1 h. (soit 4 heures et demie) ;
« Retour vers le puits et remontée de 1 h. à 2 h.
« Il y a donc, dans le Nord, 9 heures à 9 heures et demie (en moyenne 9 heures un quart) de présence au fond et, sur ce temps, 7 heures à 7 heures et demie de travail effectif.
« Remonté au jour, lavé, habillé, le mineur dîne vers 3 heures et jouit de quelques heures de liberté jusqu’à 7 heures, où il soupe pour se coucher après. »

Quant aux hercheurs ou rouleurs, « le hercheur descend une heure plus tard (que le piqueur), car, pour qu’il puisse commencer son travail, il faut qu’il y ait du charbon abattu. Mais, comme, en quittant le chantier, le piqueur laisse encore du charbon à charger, le hercheur doit prolonger sa journée, et attendre que la montée du charbon, interrompue un moment par la sortie des piqueurs, puisse être reprise et achevée ; pour lui, la sortie se fait deux heures plus tard, la journée est plus longue en moyenne d’une heure. Mais, vers 4 heures, il est libre, à moins que quelque incident n’ait retardé la sortie du charbon. Lui aussi, a quelques heures de liberté le soir avant l’heure du coucher[13]. »

Pour ce qui est des boiseurs, des raccommodeurs, des mineurs au rocher et des remblayeurs, leur équipe mélangée descend aussitôt qu’est remontée l’équipe au charbon, vers 2, 3 ou 4 heures d’après-midi ; elle remonte à son tour vers minuit ; sa journée dure, par conséquent, de 8 à 9 ou 10 heures[14].

Les ouvriers du jour (chauffeurs, mécaniciens[15], ouvriers des ateliers de réparation, — forgerons, ajusteurs, charpentiers, menuisiers, charrons, etc., — manœuvres pour la manutention des produits à l’entrée et à la sortie, personnel des voies ferrées à grande ou petite section, trieurs et trieuses de pierres)[16], « tous ces ouvriers, sauf quelques chauffeurs, quelques mécaniciens et un petit nombre de manœuvres, ne travaillent actuellement que de jour ; » l’arrêt de l’extraction du charbon, après 4 heures ou 5 heures du soir, au plus tard, permet de n’exiger d’eux aucun travail de nuit.

La mine chôme aussi le dimanche, et chaque semaine, outre cette suspension quotidienne, pendant laquelle certains contremaîtres et ouvriers spéciaux, — le surveillant d’about et ses hommes, — « inspectent minutieusement la colonne du puits et le guidage, vérifient les câbles, refont les garnitures des presse-étoupes des machines ou les joints des conduites de vapeur, » la marche de l’extraction est coupée durant trente-six heures.

Je me souviens que j’arrivai à B…-G… un dimanche, et que je voulus faire tout de suite ma première visite. On me conduisit sur le carreau des fosses, à travers les ateliers et les installations du jour. A peine si les hautes cheminées fumaient, si l’on percevait, sourds et comme étouffés, le ronflement et le battement des machines. A peine si l’on entendait la respiration du géant endormi : son souffle était paisible et ses pulsations lentes : c’étaient bien là les organes, qu’on devinait formidables, de la vie de la cité souterraine, mais, par cet après-midi de dimanche, ils gisaient inertes, en un sommeil profond comme une syncope. Les vastes cours étaient désertes. De temps en temps on rencontrait un homme de garde, qui semblait demeuré pour mieux faire sentir et saisir tout ce silence et toute cette solitude. Ainsi que, dans les dessins d’architecte, au pied d’un monument, au pied de Notre-Dame ou des Pyramides, il est d’usage de placer une petite figure, pour marquer l’échelle, ainsi ce vivant unique dans cette ville morte y avait l’on ne sait quoi de tragique et de comique, à force d’être disproportionné.

Nous revînmes par les corons. Les rues en étaient pleines d’enfans, courant, chantant, grouillant : aux carrefours, on faisait cercle autour de joueurs si attentifs, si animés qu’ils ne nous voyaient pas ; sur le pas des portes, entre voisines, des femmes se contaient les nouvelles ; de-ci, de-là, quelques ouvriers aussi causaient. Derrière les vitres des fenêtres basses, il y en avait qui se lavaient, se rasaient, s’habillaient. Des appels de clairon, de loin en loin, se répondaient, répercutés, rendus plus vibrans et déchirans par les voix de l’écho enfermées dans ces murailles interminables. Une bande de jeunes gens s’en allait, la carabine à la main ou sur l’épaule. Dans la rue principale, qui fend le bourg par la moitié, — ou qui en forme l’arête, l’épine dorsale, — un bruit, un bourdonnement, une rumeur, avec, tout à coup, une exclamation, sortait de longues et larges salles où circulaient et s’empressaient des servantes chargées de verres et de bouteilles. Cette rumeur, ce bourdonnement s’élevait tous les dix ou vingt mètres, il montait des deux côtés de la rue, et s’y croisait, s’y fondait, s’y prolongeait en une traînée qui ne cessait plus, car, de trois ou quatre maisons, et d’un bout à l’autre des villages, une au moins est un cabaret. Vers les champs, au carrefour des chemins, un rassemblement : c’est le rendez-vous des jeunes gens à la carabine, un tir au coq ou au canard, la grande passion de la race avec les « ducasses » et l’ « estaminet. »

Ainsi le mineur « fait dimanche » et rien, ni nécessité, ni loi, ne l’empêcherait de « faire dimanche. » L’usage en est traditionnel, universel, doublement consacré par son antiquité et par sa généralité : si, par extrême misère ou par excès de charges de famille, un ouvrier est obligé de s’en priver, c’est pour lui une vraie et une vive souffrance : il en éprouve une espèce de honte, comme si ne pas faire dimanche, c’était faire la confession publique de sa pauvreté, la pire des infériorités même entre pauvres. Aussi fait-il dimanche tant qu’il peut et dès qu’il peut : il commence tout petit, aussitôt qu’il travaille et si peu qu’il gagne. « Qu’as-tu fait hier ? » demandons-nous à un gamin, le lundi, en descendant, avec les ingénieurs, dans une fosse. — J’ai joué à sou, j’ai joué à line[17]. » Heureux âge : plus taj-d, quand ils ont seize ou dix-huit ans, à la même question, ils se contentent de répondre : « Je me suis amusé ; » ils n’osent déjà plus si innocemment dire à quoi. Poussons notre interrogatoire : « Ah ! tu t’es amusé, et comment ? Combien avais-tu ? » La somme varie de vingt centimes à trente sous : ceux qui ont eu trente sous pour leur dimanche sont regardés, et enviés, comme des capitalistes. « — On a été à l’estaminet. — Qui, on ? Avec qui ? — Avec mon frère (15 ans et 16 ans et demi). — Qu’est-ce que vous avez bu ? — Des chopes. — Peste ! des chopes ! Combien ? — Deux. — Et vous avez fumé la pipe ? — Oh ! non, des cigarettes. — Puis, vous avez dansé ? — (Grosse hilarité de l’inculpé, non sans arrière-pensées et sournoiserie : il doit voir un tas de choses dans la danse ou après la danse.) — Pas encore ; dans un an ou deux. »

Mais ils ont beau rire, ceux-ci les jeunes, et ceux qui ne sont plus jeunes ; je ne dis pas les vieux ; leurs amusemens sont sans gaîté, alourdis de vapeurs de bière et d’odeur de tabac, plats et noirs comme le pays, embrumés comme le ciel, embués, encrassés comme l’estaminet. Toute cette joie du dimanche est factice, est triste et attriste. Mais, parce qu’ils ont « fait dimanche, » beaucoup ne peuvent pas ne pas « faire lundi : » le lundi, un quart peut-être du personnel ne se présente pas, ou, s’il se présente, est là comme s’il n’y était pas, ne travaille que dans l’hébétude ; la production quotidienne est sensiblement moins forte, et c’est, par-dessus le chômage total du dimanche, un chômage partiel du lundi.


III

Le travail, qui, par sa durée, paraît moins pesant dans les mines que dans les autres industries (mines : journée moyenne, 9 h. 1/4 ; travail des pierres et terres au feu, verreries, faïenceries, 10 h. 1/4 ; métallurgie et construction mécanique 10 h. 1/2 ; industries textiles 10 h. 3/4) ; le travail y est-il en revanche plus pénible par son intensité ? C’est la seconde question à examiner, et, pour la résoudre, il faudrait d’abord définir ce qu’est au juste « l’intensité » du travail, mot vague, et, si c’est la fatigue qu’il impose à l’ouvrier, trouver un moyen sûr de mesurer et de comparer la peine qu’exigent les divers travaux.

La besogne ordinaire du piqueur ou mineur à la veine, — sa besogne essentielle par où il commence le matin, — consiste à « recouper par la base la couche de houille de façon à en faire tomber la masse la plus considérable d’un seul coup. » Si l’absence de grisou lui permet l’emploi d’un explosif, son habileté consistera à bien placer et bien diriger ses trous de mine. De toutes manières, à coups de pic ou à coups de mine, il s’agit de faire tomber le plus vite possible la plus grosse masse possible de charbon. « C’est l’heure pénible du travail. Au moment de faire tomber la masse minée ou sous-cavée, l’équipe s’écarte du chantier, pour n’en revenir que quand la poussière et la fumée se sont dissipées. C’est généralement aussi le moment de déjeuner, vers huit heures du matin. A la rentrée au chantier, le travail change ; il faut concasser les blocs, trier les pierres, faire glisser le charbon, le charger dans les wagonnets, placer rapidement quelques bois pour tenir le toit, dégager les parties de la couche qui n’ont été qu’ébranlées. Le travail se fait debout quand l’épaisseur des couches le permet ; le chef de taille, seul responsable, mais, aussi, certain de bénéficier seul du soin qu’il apporte à son travail, s’il n’y a pas une équipe distincte qui vienne succéder le soir à la sienne, portera son attention à tout bien préparer pour la journée du lendemain ; puis, la lâche faite, le front de taille dégagé, il remontera au jour vers une heure et demie ou deux heures[18]. »

On sait ce qu’est chargé de faire le hercheur ou routeur ; et pour les boiseurs, raccommodeurs, mineurs au rocher, remblayeurs, arrivés au fond, « tous ces ouvriers se répandent par petits groupes partout où leur présence est nécessaire. » Ce qu’on demande à la plupart d’entre eux, ce n’est pas « un travail uniforme périodiquement répété, » mais « un travail individuel laissé à leur expérience et à leur habileté professionnelle ; les uns remplaceront les bois cassés le long des voies, les autres changeront ou recaleront les traverses de chemins de fer, d’autres remplaceront quelques cadres d’une voie qui se sera affaissée. Les mineurs au rocher feront sauter les quartiers de roches qui gênent le travail des chantiers de houille et, avec les débris, construiront des murs de soutènement qui doubleront la consolidation obtenue par les cadres et étais[19]. »

Voilà, réduit, on peut le dire, à sa plus simple expression, le travail du fond dans les mines ; et, il faut le dire aussi, là surtout où « l’absence de grisou permet l’emploi d’un explosif, » il n’apparaît pas comme nécessairement et naturellement plus dur que bien d’autres travaux, lorsqu’on a fait du moins abstraction des circonstances de milieu. Ce sont donc elles, ces circonstances de milieu, qui en aggravent la peine et le risque, mais, à en croire l’opinion commune, elles y ajoutent une aggravation singulière. S’il entre ou n’entre pas dans cette commune opinion quelque imagination ou quelque fantaisie, quelque « littérature » ou quelque « romantisme ; » si le tableau n’est pas poussé au noir de cette vie qui se passe dans le noir, et si les ténèbres de la mine n’enténèbrent pas, malgré nous, en notre esprit, l’idée que nous nous faisons de la condition du mineur, je ne discuterai pas ce point présentement. Il semble qu’on ne puisse pas ne pas reconnaître, avec le Comité central des houillères de France, organe des patrons, des Compagnies, que de très importantes améliorations ont été apportées à l’exploitation des mines, au cours des dernières années. Chacune des courtes périodes dans lesquelles les statistiques coupent par tranches la vie sociale amène la sienne et il n’est même pas besoin de remonter, pour trouver de ces améliorations certaines, jusqu’à de lointains autrefois. Mais si, par hasard, l’on a, comme nous l’avons eue un instant, la curiosité d’y remonter, quel changement ! Quelle transformation, qui, ici, équivaut à une création !

Autrefois, « les terrains houillers étaient attaqués de toutes parts, par une infinité d’ouvertures, qui n’étaient ni des puits ni des galeries, mais des terriers tortueux, étroits et surbaissés. Les porteurs, hommes et femmes, chargés d’un sac de charbon sur leur dos, étaient obligés de gravir, tant sur leurs pieds que sur leurs mains, les rampans précipités de ces fosses. Quand les rampans étaient trop rapides, on entaillait des marches qui n’avaient d’espace que pour le pied. » Dans le bassin de la Loire, à Saint-Chamond (mine du Château), vers 1750, « l’escalier par lequel les ouvriers descendaient dans la mine était installé dans le charbon, bien régulier et facile jusqu’à la profondeur de 32 mètres. La descente à l’étage inférieur était au contraire très pénible, avec des marches très hautes, très étroites et très inégales. » Il en était de même un peu partout. Par ces plans inclinés et ces escaliers taillés dans les couches, par ces rampans et ces grimpans, en s’aidant des pieds et des mains, « les garçons remontaient le pérat (le gros charbon) en charges de 74 kilogrammes, et les femmes, le menu en charges de 50 kilogrammes[20]. »

Il en était ainsi un peu partout, et il en fut ainsi très longtemps. Dans le bassin de la Loire, « il subsistait encore en 1837 quelques exploitations par fendues, où le charbon était sorti par des porteurs, tantôt sur des voies de niveau, tantôt (et c’était le cas ordinaire) par des galeries inclinées en moyenne de 20 degrés, tantôt enfin par des galeries de pente plus raide avec escaliers formés au moyens de buttes. A ciel ouvert, la charge du porteur était de 75 kilogrammes ; en voie de niveau souterraine, de 60 ; en galerie de pente modérée, de 50 kilogrammes. Elle était réduite à 40 kilogrammes, quand il fallait gravir des escaliers, par exemple à Montrambert. Le portage à des devint de plus en plus rare, et ne disparut à peu près complètement que vers 1850. » Et, en 1850, il en allait encore comme il en allait un siècle auparavant : l’habitude et l’hérédité avaient, en quelque sorte, « cliché le mouvement dans les moelles[21] » de l’ouvrier. « Le sac en toile, dans lequel le charbon était chargé, était fermé par un fragment de charbon, sur lequel passait une ficelle attachée au bord du sac, que le porteur saisissait et retenait de l’autre bout avec ses dents. De ses mains libres, il portait d’un côté la lampe, et de l’autre côté une béquille sur laquelle il s’appuyait, surtout dans les galeries inclinées. »

Le progrès n’avait pas été insignifiant, quand, au lieu de porter le charbon dans des sacs, à travers le labyrinthe rocailleux des galeries du fond, on avait commencé à le traîner dans des bennes armées de patins, et quand, au lieu de le monter à des d’homme, on l’avait amené à la surface, avec le secours d’un treuil mû à bras d’homme, et plus tard par un manège à cheval. Dans les mines aussi, et sous terre comme sur terre, le cheval fut, sinon la plus noble, ni la plus utile, du moins l’une des utiles conquêtes que l’homme ait jamais faites. Le cheval montait les bennes au jour ; lorsqu’il fut descendu au fond, il les traîna. La peine de l’homme en fut allégée, mais le travail du mineur proprement dit resta très dur, et plus dur encore par ses circonstances qu’en lui-même.

Les méthodes d’exploitation étaient médiocres ou pis que médiocres. « Dans la plupart des exploitations (de la Loire), on suivait, pour la première attaque, la méthode des piliers et galeries. La fendue avait 1m, 80 à 2 mètres de largeur, et pour hauteur celle même de la couche exploitée. Les galeries de taille partant de la fendue étaient espacées de 6 mètres au plus et avaient les mêmes dimensions que la fendue. Les piliers longs, ainsi formés, étaient recoupés tous les 3 ou 4 mètres. L’exploitation se continuait en direction jusqu’aux limites du tréfonds, et en profondeur aussi loin que le permettaient les eaux. On battait ensuite en retraite, en enlevant ce qu’on pouvait des piliers… » L’opération était pleine de périls : « Un petit nombre d’exploitans avaient la précaution, pendant la période de dépilage, de combler les vides avec des pierres, des débris du toit et du mauvais charbon, et de poser des étais sous le toit. Partout ailleurs, les charbonniers, livrés à eux-mêmes, abattaient les piliers au risque de leur vie, jusqu’à ce qu’ils fussent chassés par les éboulemens ou par les eaux. »

Bien plus, l’éboulement, quelquefois, était un système d’exploitation. Mais tous ces dangers dont l’homme s’entourait comme volontairement dans le travail ne supprimaient aucun de ceux dont il était menacé de par les circonstances mêmes du milieu, et qu’il faisait très peu pour conjurer ou pour atténuer. Les accidens se succédaient, s’ils ne s’accumulaient : éboulemens, venues d’eau, coups de grisou, incendies ; l’un ou l’autre, ou tous ensemble, comme en 1810, au puits Charrin, où « une formidable explosion de grisou… renversa le chevalement du puits et coûta la vie à douze ouvriers sur trente qui étaient descendus ce jour-là. Le feu, ayant pris aux boisages, se propagea rapidement, et, pour arrêter l’incendie, il fallut inonder la mine en y amenant les eaux du Gier. »

Pour se défendre du grisou, on n’usait guère que du procédé anglais, dit « des pénitens, » et qui avait pour but de débarrasser la mine du redoutable gaz avant la descente des ouvriers dans les chantiers qui en produisaient. « Chaque matin, trois heures avant l’arrivée des ouvriers mineurs, les pénitens, appelés aussi canonniers, descendaient dans la mine. Ils portaient des habits de forte toile, et se couvraient la tête d’un capuchon. Ils s’avançaient à une certaine distance des chantiers signalés comme suspects ou dangereux. Tandis que l’un d’eux restait caché dans une galerie, l’autre, ayant pris soin de mouiller ses vêtemens, et s’étant armé d’une longue perche portant une mèche allumée à son extrémité, s’approchait en rampant, jusqu’à ce que la flamme de la mèche commençât à s’allonger. Aussitôt il se couchait face contre terre, et élevait la perche vers le faîte du chantier. Le gaz s’enflammait et produisait une détonation plus ou moins forte. Trop souvent l’ouvrier était plus ou moins grièvement blessé ou brûlé. Le camarade, resté en arrière, accourait à son secours, et l’aidait à retourner vers le puits ou la fendue de sortie. »

L’introduction, entre 1815 et 1820, de la lampe de Davy vint, en faisant plus rares les coups de grisou, épargner beaucoup de malheurs, suivis de beaucoup de misère. Jusqu’alors, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre et en Belgique, on n’employait pour l’éclairage des mines que la chandelle, — laquelle, si étrange que cela paraisse, était encore en usage à Anzin, en 1845. Mais, dès 1815, le correspondant anglais qui informait le savant physicien et astronome Biot de la découverte de Davy ajoutait : la lampe de sûreté à treillis métallique est appelée à rendre d’inestimables services, « à la condition toutefois de ne pas détourner l’attention des propriétaires de mines d’une autre recherche qui serait d’une bien plus grande importance, nous voulons parler du renouvellement de l’air dans les mines. » Déjà en 1795, l’inspecteur général des mines Baillet professait que, dans les mines à grisou, l’emploi d’un bon aérage était la meilleure garantie à recommander contre les dangers du gaz inflammable.

Mais l’aérage demeurait très défectueux, et ces théories mêmes n’étaient pas admises sans contestation. « La plupart des mines communiquaient avec l’extérieur par plusieurs ouvertures, et l’aérage naturel suffisait, à peu près, aux besoins des exploitations qui n’occupaient qu’un personnel restreint et dont les travaux avaient une faible étendue. Nous disons à peu près, car, dans la saison chaude, ou dans les saisons de transition, le mauvais air (la force) rendait souvent le travail impossible. On citait assez fréquemment des cas d’asphyxie. » Lorsqu’il n’y avait à la mine qu’une seule entrée, il fallait bien pourtant créer un retour d’air. « On établissait alors, sur un côté du puits, ou de la galerie, soit une cloison continue en bois, soit une ligne de caisses en bois assemblées l’une à la suite de l’autre. Pour favoriser l’entrée de l’air, on disposait, à la partie supérieure de la cloison ou de la conduite, une manche tournée vers le vent. Assez souvent, pour obtenir un meilleur effet utile, on lançait de l’air au moyen d’un gros soufflet de forge. Exceptionnellement on avait recours à une batterie de deux ou trois soufflets de forge dont les courans étaient rassemblés dans un coffre surmontant la conduite du puits… »

Il est évident que la condition du mineur, en tant qu’elle dépend et résulte de la conjonction, de la combinaison des circonstances du travail et des circonstances du milieu, ne ressemble aujourd’hui en rien, ou ne ressemble que de fort loin à ce qu’elle était jadis. M. Grüner, au nom du Comité central des houillères de France, en rassemblait ainsi les traits devant la commission de la Chambre des députés, et les opposait par séries dans un raccourci vigoureux.

« Jadis, disait-il, les travaux souterrains n’étaient reliés au jour que par des galeries sinueuses, le long desquelles les travailleurs ne pouvaient circuler que courbés en deux, au milieu d’un air stagnant chargé de poussières, de fumées et de vapeurs… Les études poursuivies en commun par les exploitans et par les ingénieurs du corps des mines ont conduit à l’adoption de règles qui assurent un aérage abondant et ininterrompu des travaux. Ce ne sont point seulement les galeries principales de roulage et les puits d’entrée d’air, ce sont les chantiers d’exploitation et les galeries de retour d’air dont les sections sont fixées ; partout, grâce à de puissans ventilateurs, l’air circule, entraînant les fumées et diluant les gaz dangereux jusqu’à les rendre inoffensifs ; partout aussi, les mesures sont prises pour diminuer la quantité de poussière en suspension dans l’air.

« L’ancienne anémie des mineurs a presque complètement disparu, et, s’il est maintenant un risque auquel est exposé le mineur, c’est celui de se refroidir au contact du courant d’air violent qui doit nécessairement parcourir les voies de fond, s’il faut être assuré de balayer le grisou et le mauvais air. L’aérage actuel est singulière nient meilleur dans les mines que dans la majorité des ateliers et manufactures. Les températures élevées qui obligeaient jadis l’ouvrier mineur à travailler à moitié nu ne se rencontrent plus qu’exceptionnellement aux avancemens, dans les mines profondes, jusqu’au moment où la circulation de l’air aura été assurée par le percement en préparation. Partout ailleurs, l’ouvrier mineur travaille au milieu d’un air sans cesse renouvelé et à température constante[22]. Ces conditions justifient l’amour du travail souterrain qui se transmet de père en fils dans les familles de mineurs ; la répugnance qu’a le mineur à abandonner le travail du fond pour se porter vers un autre métier ; l’empressement avec lequel le jeune ouvrier reprend le pic dès qu’il rentre du service militaire. »

Ce sont de bien grosses affirmations condensées dans un bien grand mot : l’amour héréditaire du travail souterrain ; mais, qu’il y ait du père au fils aptitude ou habitude transmise, hérédité ou nécessité, nous avons nous-même noté cet attachement invincible du mineur à la mine, ce rappel irrésistible de la mine au mineur. Ce n’est pas un fait nouveau ; c’est, au contraire, un fait aussi ancien que l’art et le travail des mines. Au commencement du XVIIe siècle, dans sa Gazette française de 1605, Marcellin Allard, décrivant l’aspect de Saint-Étienne, s’écriait : « En cette région de taupes, la population est tellement accoutumée qu’elle se plaît à cette obscurité et méprise la lumière céleste. »

Cependant, par la bouche de M. Cotte, secrétaire général de la Fédération nationale des mineurs, les syndicats ouvriers s’expriment tout différemment. « Si l’on en croit, lui font-ils dire, le rapport du Comité des houillères de France, en réponse au questionnaire de la Commission de la durée du travail, la mine serait une espèce d’Éden où les heureux élus appelés à y travailler seraient mieux là que l’ouvrier métallurgiste à l’atelier, l’agriculteur à sa charrue, le menuisier à son établi, et, pour un peu, ils seraient aussi bien que le rentier lui-même dans son salon, à l’abri du vent, de la pluie, du froid, etc., etc., etc. Et pourtant, qui donc n’a pas encore présentes à la mémoire les grillades mémorables qui désolèrent et semèrent le deuil et la désolation dans la Loire, où la grande mangeuse d’hommes se repaissait de plusieurs centaines de victimes à la fois ? Qui donc ne se rappelle Jabin, Châtelus, Villebœuf, la Manufacture, pour ne parler que de celles-là ? Qui donc ne se rappelle les noyades du département du Gard, et plus récemment encore celle de Roche-la-Molière ? Et chaque jour n’entraîne-t-il pas avec lui quelque nouvelle victime, et n’avons-nous pas journellement à déplorer la perte d’un des nôtres et souvent même de plusieurs à la fois ? Nombreux sont les orphelins et les veuves qui, chaque jour, voient leur foyer vide et seront demain sans pain parce que l’ogresse a laissé retomber sa griffe sur celui qui était chargé de pourvoir à leur nécessaire. »

Cela pour le danger, ceci pour la peine : « Quant à l’état hygiénique des houillères, contrairement à ce que dit le rapport du Comité, c’est souvent couché sur le flanc que l’ouvrier mineur accomplit sa tâche, et il ne peut en être autrement dans les couches de 0m, 50, 0m, 60, 0m, 70 jusqu’à 1m, 40, en exploitation dans la Loire principalement. C’est là que, couché sur un côté, trempé de sueur, sur le mur humide souvent, mouillé quelquefois, le mineur arrache la houille, dans des tranchées de 12 à 20 mètres de hauteur, dans la poussière du charbon, la fumée de la poudre, sans air souvent, quelquefois dans la chaleur : voilà la position du mineur des petites couches. A genoux, ou s’étirant, s’échafaudant quelquefois dans les grandes couches, jamais dans une position naturelle, toujours dans une position pénible, voilà la situation du mineur des grandes couches. Oui, il y a bien les galeries principales, où se meuvent les chevaux, qui sont suffisamment hautes et aérées, mais, à part les toucheurs et les réparationnaires, le mineur n’y fait que passer. »

De ces deux thèses qui se heurtent et se choquent, quelle est la mieux fondée ? Où est la vérité ? Si, fermant les yeux, je me recueille et cherche à rappeler mes impressions personnelles, loin de toute suggestion étrangère, je ne mets nulle vanité à le déclarer, tant la conclusion est banale, mais je pense que la vérité, ainsi qu’en bien des choses, ainsi qu’en presque toutes les choses humaines, est au milieu, entre les deux. Je revois en effet les puits admirablement outillés, les hautes et larges galeries ; je sens passer jusqu’au fond des chantiers le souffle puissant des compresseurs ; et j’ai à de certains tournans envie de doubler le pas, parce que le courant d’air est trop vif… J’ai à la main une lampe perfectionnée qui réduit à son minimum le risque d’un coup de grisou ; sur la tête, un chapeau de cuir bouilli qui me protège des éboulemens ; un costume de toile légère dans lequel la chaleur ne m’incommode pas… J’ai des souliers ferrés pour ne pas glisser sur les plans inclinés… Et cependant je glisse sur les plans inclinés ; et cependant je vais courbé, ployé, accroupi, tout de travers, je suis en nage rien que de marcher, et parfois, tout près de nous, des pierres tombent. L’homme qui, le torse nu, frappe de son pic cette couche étroite et maigre est à genoux, déjeté, tordu : je m’explique à peine comment il a la place de ses mouvemens et la force de ses coups…

Ces conditions sont celles, je le sais, que le milieu et le travail imposent, et je ne commets pas l’injustice de les reprocher à personne. Je sais que la journée n’est pas plus longue, est moins longue ici qu’ailleurs ; j’aurai l’occasion d’apprendre que le salaire n’est pas plus bas… Mais je sais aussi qu’ils sont peu de mineurs à la mine vers cinquante-cinq ans, qu’ils sont peu de mineurs en vie après soixante-cinq. Et je sais que toutes ces conditions font au mineur sa condition. Me prenant alors à réfléchir sur elle, sur lui et sur nous, je suis prêt à me retourner vers cet ouvrier à genoux, le torse nu, dans la nuit et dans la poussière, et à lui dire : « Habitant de la Cité noire, dans la joie dominicale de qui pèse une tristesse et dans la résignation quotidienne de qui gronde une plainte, citoyen de celle cité silencieusement dolente dont les excitations du dehors ou les fermentations du dedans peuvent soudain faire une cité tumultueusement violente, tu es notre semblable et notre frère. Non, ce n’est pas un Eden, mais non, ce n’est pas un Enfer : un Purgatoire tout simplement, comme le reste de cette terre où il nous faut gagner notre pain à la sueur de notre front et que l’Écriture ne nomme pas pour rien une vallée de larmes. Ce n’est pas la ville de Dité, c’est une ville d’Humanité ; un peu plus malheureux, un peu moins malheureux, homme, ta vie est la vie des hommes. » — Voilà ce que je dirais aux mineurs, s’ils voulaient m’entendre, et si je ne craignais pas de verser ainsi dans « la phrase », d’évoquer « un des mauvais ennemis, un des diables qui ensemencent d’ivraie » le champ de la science sociale et de la politique consécutive, corrélative à la science sociale.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Voyez Annales des Mines, 1885, p. 352.
  3. Résultats statistiques du recensement des industries et professions (dénombrement général de la population du 29 mars 1896), t. IV, Résultats généraux, 1901 ; p. XCII.
  4. C’est la même proportion, environ 5 pour 100 d’ouvriers de cinquante-cinq ans et plus, qui ressort des Observations présentées, au nom du Comité central des houillères de France, « la Commission d’assurance et de prévoyance sociales, le 26 novembre 1901, au sujet du projet de loi tendant à l’amélioration des retraites des ouvriers mineurs et de la proposition de loi de M. Odilon Barrot, tendant à modifier la loi du 29 juin 1894. — Décembre 1901. — Les chiffres absolus étaient 6904 ouvriers de cinquante-cinq ans et au-dessus, sur 143 549 mineurs dans les cinq bassins houillers du Nord et du Pas-de-Calais, de la Loire, du Gard et du Sud-Est, du Centre, et du Sud-Ouest.
  5. Dans les Observations présentées à la Commission du travail de la Chambre (p. 20-21), le Comité central des houillères de France fait la comparaison avec les carrières, qui donnent, pour ce même âge de 55 à 64 ans, 10.21 pour 100 des ouvriers ; l’agriculture, qui donne 4.43 ; l’industrie ( ? ), qui donne 7,04 ; le commerce, qui donne 4.85 ; et il tire argument de ce que le commerce ne donne que 4.85 et l’agriculture que 4.43. — Nous avons cru plus juste, ou plus méthodique, de comparer avec les autres industries sur lesquelles doit porter de plus près notre enquête, et qui, sans ressembler aux mines, s’en rapprochent pourtant plus que l’agriculture et le commerce.
  6. Au-dessous, l’on ne peut guère citer que les ouvriers employés à la « taille de pierres précieuses, » 0,92 pour 100, à soixante-cinq ans et plus ; les ouvriers des industries de « transport, » 1,33 pour 100 ; la catégorie d’employés classés sous la rubrique, pas très claire, de « soins personnels, » 0.57 pour 100.
  7. Chambre des députés, septième législature, session extraordinaire de 1901. Annexe au rapport de M. Odilon Barrot, tableau IV. Durée moyenne de la présence dans les mines et carrières, p. 58.
    C’est également ce qui ressort d’un autre tableau que nous communiquent, avec une obligeance dont nous ne saurions trop les remercier, M. le directeur général et MM. les ingénieurs en chef de la mine de B…, et que nous analyserons sommairement, ne pouvant le reproduire tel quel.
    Pour les ouvriers du fond, le poste du matin (ouvriers proprement dits) descend, comme on l’a vu, de 4 à 5 heures et remonte de 1 h. 30 à 2 h. 30 de l’après-midi. Présence totale 8 h. 30. — Le poste du soir descend de 2 h. 40 à 3 heures ; il remonte de 11 h. 30 à 11 h. 50. Présence totale 8 h. 30. Les ouvriers à trois postes descendent à 6 heures du matin, 2 heures du soir, 10 heures du soir et remontent respectivement à 2 heures du soir, 10 heures du soir et 6 heures du matin. Présence 8 heures. Les ouvriers à quatre postes (cas très exceptionnel) descendent à fi heures du matin, midi, 6 heures du soir, minuit, pour remonter respectivement à 2 heures du soir, 10 heures du soir, 6 heures du matin, 2 heures du soir. Présence 8 heures, 10 heures, 12 heures et 14 heures. Il n’y a pas de règles pour la descente et la remonte : les ouvriers entrent dans la cage au fur et à mesure qu’ils se présentent.
    Pour les ouvriers du jour, les moulineurs vont de 5 h. 15 à 4 h. 15, présence 11 heures ; les trieurs ou trieuses de 5 h. 30 à 3 h. 30, présence 10 heures ; les mécaniciens et chauffeurs vont de 6 heures du matin à 2 heures du soir, de 2 heures à 10 heures du soir, de 10 heures du soir à 6 heures du matin, présence 8 heures ; les aides-chauffeurs de 6 heures à 4 heures, présence 10 heures ; les aides-mécaniciens, ouvriers d’état, manœuvres, vont de 6 heures à 6 heures ; durée totale de leur présence 12 heures.
  8. Office du travail. Salaires et durée du travail dans l’industrie française, t. IV. Résultats généraux, 1897, tableaux IV (p. 38-39) et IX (p. 64-65). Il faut noter qu’au tableau IV, dressé par groupes et non par sous-groupes d’industries, les « mines » comprennent non-seulement les « mines de combustibles, » mais toutes les autres. De là sans doute la différence dans l’estimation de la durée moyenne du travail journalier par rapport à l’enquête faite en 1901 par le ministère des Travaux publics. Même observation pour les différences qu’accuserait aussi le tableau X (p. 74-75) par rapport au tableau IX.
  9. Salaires et durée du travail, t. IV, tableau XII-XIII, p. 78-79.
  10. Note de la direction générale des Mines de B… : « Des heures supplémentaires sont rarement demandées aux ouvriers. Pour les redoublages, on compte toujours un poste supplémentaire à l’ouvrier. Les longues coupes n’ont lieu habituellement que pendant la quinzaine de Sainte-Barbe ; pendant cette période, le commencement de la remonte du poste du matin est fixé à 4 heures du soir. »
  11. En outre, on peut compter de 5 à 10 minutes de repos avant le commencement du travail, et de même, à la fin ; soit, pour ces deux repos, un quart d’heure environ.
  12. Quelquefois bien davantage ; Mines de B… (Pas-de-Calais).
    Temps pour aller au chantier et en revenir
    Fosse n° 1 1h 15
    Fosse n° 2 2 h 45
    Fosse n° 3 1 h 45
    Fosse n° 5 1 h 15
    Fosse n° 6 1 h 45
    Fosse n° 7 1 h 15
    Fosse n° 8 1 h
    Fosse n° 9 1 h 15


    Dans ce temps n’est pas compris, bien entendu, le temps employé au transport des bois.

  13. « La journée des enfans et des jeunes ouvriers n’atteint le plus souvent, en travail effectif, que 66 pour 100 environ des ouvriers proprement dits. » (Mines de B…).
  14. D’après la publication de l’Office du travail. Salaires et durée du travail dans l’industrie française, t. IV, p. 76, tableau XI, la durée du repos principal journalier dans les « mines » (non plus seulement les « mines de combustibles ») aurait été d’une heure pour 44 établissemens, de plus d’une heure pour 17, inconnue pour 5.
  15. Les mécaniciens et chauffeurs ont environ une demi-heure de repos pour les repas et un repos occasionnel d’une demi-heure à une heure pendant les arrêts. — Les aides-chauffeurs, en dehors des repos pour les repas (une heure), ont encore environ une heure de repos occasionnel par suite des arrêts qui se produisent durant leur poste. — Les aides-mécaniciens, comme les ouvriers d’état (forgerons, ajusteurs, etc.) et les manœuvres, n’ont que les repos réglementaires (à noter qu’ils atteignent deux heures.
  16. Les moulineurs et les trieurs ou trieuses, outre les heures de repos régulières (1 h. 30), ont environ une demi-heure de repos occasionnel le matin avant la mise en route définitive de l’extraction et pareil temps le soir pendant la remonte du personnel et au moment de la un de la coupe.
  17. Aux sous, à la ligne.
  18. Observations présentées par M. Grüner, secrétaire du Comité central des houillères, à la Commission du travail de la Chambre des députés, séance du 6 novembre 1901.
  19. Grüner, Observations
  20. Nous empruntons tous ces détails sur le travail, autrefois, dans les mines à l’intéressant ouvrage de M. E. Lescure, Historique des mines de houille du département de la Loire, 1 vol. in-8o ; Saint-Étienne. J. Thomas et Cie, 1901.
  21. Cette expression est de M. André Liesse, dans son remarquable livre : le Travail, aux points de vue scientifique, industriel et social, 1 vol. in-8o, 1899 ; Guillaumin.
  22. Nous reviendrons plus longuement sur l’état sanitaire des mines, lorsque nous traiterons des Maladies du travail. Mais signalons dès maintenant les études bien connues du Dr J. Oberthur, et le curieux chapitre sur « l’Ankylostomiase des mineurs, » dans le livre de M. Émile Duclaux : l’Hygiène sociale (Bibliothèque générale des sciences sociales) ; 1 vol. in-8o, 1902 ; F. Alcan.