Le Tueur de daims/Chapitre II

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 17-32).

CHAPITRE II.


Tu quittes les bords verdoyants du lac et le foyer du chasseur pour la saison des fleurs et l’orgueil de l’été, ma fille ! tu ne peux t’arrêter.
Souvenirs de la femme.

Nos aventuriers n’avaient pas bien loin à aller. Ayant une fois trouvé la percée et la source, Hurry connaissait le chemin, et il conduisit alors son compagnon avec la confiance d’un homme qui est sûr de son fait. Comme de raison, la forêt était sombre, mais elle n’était pas obstruée par des broussailles ; le sol était sec, et l’on y marchait d’un pas ferme. Quand ils eurent fait près d’un mille, March s’arrêta, et commença à jeter les yeux autour de lui, examinant avec soin tous les objets qui l’entouraient, et même les troncs d’arbres tombés, dont il se trouve toujours un assez grand nombre dans une forêt d’Amérique, surtout dans les parties du pays où le bois n’a encore aucune valeur.

Ce doit être ici l’endroit, Deerslayer, dit March. Voici un hêtre à côté d’un chêne, et plus loin trois pins, et un bouleau dont la cime est cassée ; et cependant je ne vois pas le rocher, ni les branches cassées que je vous ai dit que nous trouverions.

— Ne vous fiez pas aux branches cassées, Hurry : il ne faut pas beaucoup d’expérience pour savoir que des branches se cassent souvent d’elles-mêmes. Elles donnent même des soupçons et amènent des découvertes. Les Delawares ne se fient jamais aux branches cassées, à moins que ce ne soit en temps de paix, et qu’ils n’aient pas besoin de cacher leur piste. Quant aux hêtres, aux chênes et aux pins, nous en voyons tout autour de nous, non-seulement par groupes de deux ou trois, mais par cinquantaines et centaines.

— Cela est vrai, Deerslayer ; mais vous ne calculez pas la position ; le hêtre et le chêne que voici…

— Et voilà un autre hêtre et un autre chêne qui semblent aussi s’aimer comme deux frères, et quant à cela, plus que certains frères ; et en voilà d’autres un peu plus loin, car ces arbres ne sont pas une rareté dans ces forêts. Je crois, Hurry, que vous êtes plus habile à prendre des castors dans une trappe et à chasser l’ours, qu’à suivre une piste bien cachée. Ah ! voici ce que vous cherchez, après tout.

— C’est une de vos prétentions à la delaware, Deerslayer ; car je veux être pendu si je vois autre chose qui y ressemble que ces deux arbres, qui semblent se multiplier autour de nous d’une manière inexplicable et embarrassante.

— Regardez par ici, par ici, en ligne avec ce chêne noir. Voyez-vous ce jeune hêtre un peu tortu qui est accroché dans les branches de ce chêne dont il est voisin ? Il a eu la tête courbée sous le poids des neiges ; mais ce n’est pas lui qui s’est redressé, et qui s’est accroché aux branches de ce chêne comme vous le voyez ; c’est la main de l’homme qui lui a rendu ce service.

— Et cette main est la mienne, s’écria Hurry. J’ai trouvé ce jeune arbre penché jusqu’à terre comme un malheureux courbé sous l’infortune, et je l’ai relevé et mis dans cette position. Après tout, Deerslayer, il faut que j’en convienne, vous commencez à avoir une excellente vue pour les bois.

— Elle commence à devenir meilleure, Hurry ; oui, elle n’est pas mauvaise ; mais ce n’est que la vue d’un enfant, en comparaison de celle de quelques Peaux Rouges de ma connaissance. Il y a Tamenund, par exemple, quoiqu’il soit si vieux que peu de gens peuvent se souvenir de l’avoir vu jeune ; rien ne peut échapper à ses regards, qui ressemblent plutôt à l’odorat d’un chien qu’à la vue d’un homme. Et Uncas, père de Chingachgook, chef légitime des Mohicans, en est un autre à l’œil sur duquel il est impossible d’échapper. Oui, ma vue s’améliore, je dois le dire ; mais elle est encore loin d’être parfaite.

— Et qui est ce Chingachgook dont vous parlez si souvent ? demanda Hurry en se mettant en marche dans la direction du hêtre redressé ; quelque vagabond à peau rouge, je n’en doute pas.

— C’est le meilleur des vagabonds à peau rouge, comme vous les appelez, Hurry. Si ses droits lui étaient rendus, ce serait un grand chef : mais à présent ce n’est qu’un juste et intègre Delaware, respecté généralement, et même obéi en certaines choses, mais descendant d’une race déchue, et faisant partie d’une tribu anéantie. Ah ! Hurry March, cela vous échaufferait le cœur de passer une nuit d’hiver dans un de leurs wigwams, à écouter les anciennes traditions de la grandeur et de la puissance des Mohicans.

— Écoutez, ami Nathaniel, dit Hurry, s’arrêtant tout à coup pour regarder son compagnon en face, afin de donner plus de poids à ses paroles ; si l’on croyait tout ce qu’il plaît aux autres de dire d’eux-mêmes, on aurait une trop bonne opinion d’eux, et une trop pauvre de soi. Vos Peaux Rouges sont des fanfarons bien connus, et je regarde plus de la moitié de leurs traditions comme du pur bavardage.

— Il y a de la vérité dans ce que vous dites, Hurry, je ne le nierai pas ; car je l’ai vu et je le crois. Oui, ils aiment à se vanter ; mais c’est un don de la nature, et l’on ferait mal de ne pas se servir des dons qu’elle nous a faits. Mais voyez, voici l’endroit que vous cherchiez.

Cette remarque mit fin à cette conversation, et tous deux dirigèrent alors leur attention sur l’objet qui était à quelque distance devant eux. Deerslayer montra de la main à son compagnon le tronc d’un énorme tilleul, ou bass-wood, comme on appelle cet arbre en Amérique, qui avait fait son temps, et qui était tombé par son propre poids. Cet arbre, comme tant de millions de ses frères, reposait à l’endroit où il était tombé, et il pourrissait sous l’influence lente mais certaine des saisons. Cependant un chancre en avait déjà attaqué le centre quand il était encore debout et dans tout l’orgueil de sa végétation, comme une maladie détruit quelquefois les parties vitales de la vie animale, quand tout l’extérieur annonce encore la santé. Ce tronc couvrait une longueur de près de cent pieds sur la terre, et l’œil exercé du chasseur le reconnut sur-le-champ pour l’arbre dont March lui avait déjà parlé.

— Oui, nous avons ici tout ce qu’il nous faut, s’écria Hurry regardant l’arbre du côté de la racine ; tout y est aussi en sûreté que si une vieille femme l’avait enfermé dans son buffet. Prêtez-moi la main, Deerslayer, et nous serons sur l’eau dans une demi-heure.

Le chasseur s’approcha de son compagnon, et tous deux se mirent régulièrement à l’ouvrage en hommes habitués au travail dont ils s’occupaient. D’abord Hurry enleva les morceaux d’écorce qui couvraient un grand creux dans l’intérieur de l’arbre, et que Deerslayer déclara avoir été placés de manière à attirer l’attention de tout rôdeur qui aurait passé par là, plutôt qu’à cacher ce qu’on voulait dérober à la vue. Ils en tirèrent ensuite une pirogue d’écorce garnie de bancs, de rames, en un mot de tout ce qui pouvait être nécessaire à un pareil esquif, et même de lignes à pêcher. Cette pirogue n’était pas de la plus petite dimension, mais elle était si légère et la force de March était telle, qu’il la mit sur son épaule sans avoir besoin d’aide, pas même pour la lever de terre.

— Marchez en avant, Deerslayer, dit Hurry, et écartez les buissons ; je me charge du reste.

Son compagnon obéit, et ils se mirent en marche, Deerslayer frayant le chemin et prenant à droite ou à gauche, suivant que March le lui indiquait. Au bout d’environ dix minutes, ils se trouvèrent tout à coup sous les rayons brillants du soleil, sur une petite pointe sablonneuse dont une bonne moitié était baignée par les eaux d’un lac.

Quand Deerslayer arriva sur le bord du lac, et qu’il vit l’aspect inattendu qui s’offrait à ses regards, une exclamation de surprise lui échappa, mais d’une voix basse et retenue, car il avait l’habitude de la présence d’esprit et de la circonspection à un degré beaucoup plus grand que son ami Hurry. Dans le fait, cette vue était assez frappante pour mériter une courte description. Presque de niveau avec la pointe sur laquelle ils se trouvaient, était une belle nappe d’eau tranquille et limpide, dont la longueur s’étendait à environ trois lieues, tandis que sa largeur en face de la pointe pouvait être d’une demi-lieue et plus, mais se resserrait à moins de moitié de cette distance du côté du sud. Ses bords étaient irréguliers, tantôt étant dentelés par de petites criques, tantôt des langues de terre basse s’avançant dans les eaux du lac. À l’extrémité septentrionale, le lac était borné par une montagne dont les flancs s’abaissaient régulièrement des deux côtés par une pente douce. Cependant le caractère du pays était montagneux, des hauteurs assez élevées sortant presque du sein des eaux sur les neuf dixièmes de la circonférence du lac. Les exceptions ne servaient qu’à varier un peu la scène ; et même au-delà des parties du rivage qui étaient comparativement basses, le sol s’élevait considérablement, quoiqu’à une plus grande distance.

Mais ce qui distinguait surtout cette scène, c’était son caractère de solitude complète et de repos solennel. De quelque côté qu’on jetât les yeux, on ne voyait que la surface du lac, lisse comme un miroir, un ciel pur et un entourage d’épaisses forêts, dont la végétation était si riche, qu’à peine pouvait-on apercevoir une ouverture dans la forêt ; toute la terre visible, depuis le sommet arrondi des montagnes jusqu’au bord de l’eau, ne présentait qu’une teinte non interrompue de verdure. Comme si la végétation n’eût pas été satisfaite d’un triomphe si complet, les branches des arbres qui bordaient le lac s’élançaient vers la lumière et s’avançaient sur les eaux, de sorte que le long de la côte orientale une pirogue aurait pu faire plusieurs milles sous les branches des chênes, des trembles et des pins ; en un mot, la main de l’homme n’avait encore rien changé, rien détérioré à une scène qui était l’ouvrage de la nature, et qui en ce moment réfléchissait les rayons du soleil ; glorieux tableau de la grandeur des forêts, adouci par l’haleine parfumée de juin, et varié par la présence d’une si belle nappe d’eau.

— C’est un grand spectacle, un spectacle solennel ! c’est une éducation entière de le contempler ! s’écria Deerslayer debout et appuyé sur sa carabine, et regardant à droite, à gauche, au nord, au midi, sur sa tête et à ses pieds, dans toutes les directions que sa vue pouvait prendre ; — pas un arbre n’a été touché même par une Peau Rouge, à ce que je puis voir ; tout a été laissé à la volonté du Seigneur, pour vivre et pour mourir comme il l’a ordonné. — Hurry, votre Judith doit être une jeune fille sage et bien disposée, si elle a passé la moitié du temps que vous dites dans un lieu si favorisé.

— C’est la vérité, et cependant elle a ses caprices. Mais elle n’a pas passé ici tout son temps, car le vieux Tom, avant que je le connusse, avait coutume d’aller passer les hivers dans les environs des établissements et sous les canons des forts. C’est là que Judith a appris des colons, et surtout des galants officiers, tant de choses qu’il aurait mieux valu pour elle qu’elle ignorât.

— En ce cas, et si cela est vrai, Hurry, cet endroit est une école qui peut encore la porter à tourner la tête du bon côté. Mais quel est cet objet que je vois là-bas en face de nous, qui est trop petit pour être une île et trop grand pour une barque, quoiqu’il soit au milieu de l’eau ?

— C’est ce que les officiers du fort appellent le château du Rat-Musqué. Le vieux Tom lui-même sourit de ce nom, quoique ce soit un sarcasme sur son caractère. C’est sa maison stationnaire, car il en a deux, celle-ci qui ne change jamais de place, et une autre qui flotte sur l’eau, et qui est tantôt dans une partie du lac, tantôt dans une autre. Il appelle cette dernière l’arche ; mais que signifie ce mot ? c’est plus que je ne saurais vous dire.

— Ce nom doit venir des missionnaires, Hurry, car je les ai entendus parler d’une chose semblable. Ils disent que la terre fut autrefois entièrement couverte d’eau, et que Noé et ses enfants évitèrent d’être noyés en construisant un navire nommé l’arche, à bord duquel ils se réfugièrent à temps. Il y a des Delawares qui croient à cette tradition, et d’autres qui la rejettent. Quant à nous, notre devoir, comme hommes blancs, est d’y croire. — Apercevez-vous cette arche ?

— Non ; elle est sans doute du côté du sud, ou à l’ancre dans quelqu’une des criques. Mais la pirogue est prête, et dans quinze minutes, deux rameurs comme vous et moi, nous serons au château.

Deerslayer aida alors son compagnon à placer leurs valises et leurs armes dans la pirogue, qui était déjà à flot. Aussitôt après, ils s’embarquèrent, et poussant vigoureusement la terre de leurs pieds, ils lancèrent leur nacelle à huit ou dix verges du rivage. Hurry s’assit à l’arrière, et Deerslayer se plaça sur l’avant ; et comme ils étaient tous deux excellents rameurs, la pirogue glissa sur la nappe d’eau tranquille, dans la direction de l’édifice extraordinaire que le premier avait appelé le château du Rat-Musqué. Plusieurs fois ils cessèrent de ramer pour contempler une nouvelle vue qui s’offrait à eux ; car chaque fois qu’ils avaient doublé une pointe, tantôt ils pouvaient voir plus avant dans le lac, tantôt les montagnes boisées leur offraient un aspect plus étendu. Tous ces changements ne consistaient pourtant qu’en formes nouvelles que prenaient les montagnes, en dentelures variées des différentes criques, et en une vue plus directe de la vallée au sud, toute la terre étant revêtue d’une parure de feuillage.

— C’est une vue qui réchauffe le cœur, s’écria Deerslayer quand ils se furent arrêtés ainsi quatre ou cinq fois ; ce lac semble fait pour mieux nous montrer ces nobles forêts, et la terre et l’eau attestent la beauté de la Providence divine. Ne dites-vous pas, Hurry, qu’il n’y a personne qui puisse se dire propriétaire légitime de cette contrée glorieuse ?

— Personne que le roi, mon garçon. Il peut prétendre à quelque droit de cette espèce ; mais il est si loin d’ici que ses prétentions ne nuiront jamais au vieux Tom, qui a la possession pour lui, et qui la gardera sans doute tant qu’il vivra. Tom Hutter n’est pas propriétaire terrien, puisqu’il n’habite pas sur la terre, et je l’appelle Tom Flottant.

— Je porte envie à cet homme. Je sais que je fais mal, et je lutte contre ce sentiment ; mais je porte envie à cet homme. Ne vous imaginez pas, Hurry, que je forme quelque plan pour mettre mes pieds dans ses moccasins ; rien n’est plus éloigné de ma pensée ; mais je ne puis m’empêcher d’avoir un peu d’envie. Cela est naturel, après tout, et les meilleurs de nous cèdent par moments aux mouvements de la nature.

— Vous n’avez qu’à épouser Hetty, et vous hériterez de la moitié de ses biens, s’écria Hurry en riant. Elle est jolie, et sans le voisinage de sa sœur, on pourrait même dire qu’elle est belle. Ensuite elle a si peu d’esprit, que vous pourrez aisément lui faire adopter votre manière de penser en toute chose. Débarrassez le vieux Tom de sa fille Hetty, et je réponds qu’il vous donnera une prime sur chaque daim que vous tuerez à cinq milles de son lac.

— y a-t-il beaucoup de gibier dans ce canton ? demanda tout à coup Deerslayer, qui avait fait peu d’attention aux plaisanteries de March.

— C’est le gibier qui en est le maître. À peine y tire-t-on un coup de fusil ; et quant aux trappeurs, ils ne fréquentent guère ces environs. Je ne devrais pas moi-même y être si souvent ; mais Judith m’attire d’un côté, et les castors de l’autre. Elle m’a fait perdre plus de cent dollars d’Espagne pendant les deux dernières saisons ; et pourtant je ne puis résister au désir de la voir encore une fois.

— Les hommes rouges viennent-ils souvent sur les bords de ce lac ? demanda encore Deerslayer suivant le fil de ses pensées.

— Ils vont et viennent, quelquefois en troupe, quelquefois seuls. Ce canton ne paraît appartenir particulièrement à aucune peuplade des naturels du pays, et c’est ainsi qu’il est tombé entre les mains de la tribu Hutter. Le vieux Tom m’a dit que quelques gens rusés ont cajolé les Mohawks pour qu’ils leur fissent la cession de ce canton, afin d’avoir un titre à des terres hors de la colonie. Mais il n’en est rien résulté, attendu qu’il ne s’est encore présenté personne qui fût assez solide pour faire un tel marché. Les chasseurs ont donc encore un bon bail à vie de ces solitudes.

— Tant mieux, Hurry, tant mieux ! Si j’étais roi d’Angleterre, quiconque abattrait un de ces arbres sans en avoir réellement besoin, serait banni dans quelque pays désert et éloigné, où il ne se trouverait pas un seul animal à quatre pieds. Je suis charmé que Chingachgook ait choisi ce lac pour notre rendez-vous, car mes yeux qu’avaient jamais vu un si glorieux spectacle.

— C’est parce que vous êtes resté si longtemps parmi les Delawares, dans le pays desquels il n’y a pas de lacs. Mais plus au nord et plus à l’ouest, il s’en trouve un grand nombre, et, comme vous êtes jeune, vous pouvez vivre assez pour les voir. Mais quoiqu’il y ait d’autres lacs, Deerslayer, il n’y a pas une autre Judith Hutter.

Son compagnon sourit de cette remarque, et laissa tomber sa rame dans l’eau, comme par considération pour l’empressement que devait avoir un amant d’arriver auprès de sa maîtresse. Tous deux ramèrent alors vigoureusement jusqu’au moment où ils arrivèrent à une cinquantaine de toises du château, comme Hurry appelait familièrement la maison de Hutter. Alors ils cessèrent de ramer, l’amant de Judith réprimant d’autant plus aisément son impatience qu’il s’était déjà aperçu qu’il ne s’y trouvait personne en ce moment. Cette nouvelle pause avait pour objet de donner à Deerslayer le temps d’examiner cet édifice singulier, qui était d’une si nouvelle construction qu’il mérite une description particulière.

Le château du Rat-Musqué, comme cette maison avait été facétieusement nommée par quelque malin officier, s’élevait sur le lac, à la distance d’un bon quart de mille de la rive la plus voisine. De tous les autres côtés, l’eau s’étendait beaucoup plus loin, étant à la distance d’environ deux milles de la fin de cette pièce d’eau vers le nord et à celle de près d’un mille de son extrémité a l’orient. Comme il n’y avait pas la moindre apparence d’île, que la maison était bâtie sur pilotis, sous lesquels on voyait l’eau, et que Deerslayer avait déjà découvert que le lac avait une grande profondeur, il fut obligé de demander l’explication de cette singulière circonstance. Hurry la lui donna en lui apprenant qu’un banc long et étroit, qui s’étendait du nord au sud, sur quelques centaines de toises, s’élevait en cet endroit jusqu’à six ou huit pieds de la surface de l’eau, et que Hutter y avait enfoncé des pilotis sur lesquels il avait placé sa maison pour pouvoir l’habiter en pleine sécurité.

— Le vieux Tom, continua-t-il, a vu trois fois brûler son habitation, soit par les Indiens, soit par les chasseurs, et dans une escarmouche avec les Peaux Rouges il a perdu son fils unique. Depuis ce temps, il a eu recours à l’eau pour plus de sûreté. Ici personne ne peut l’attaquer sans y venir en bateau, et le pillage et les chevelures ne vaudraient guère la peine de creuser des pirogues dans des troncs d’arbres. D’ailleurs on ne saurait trop dire quel parti battrait l’autre dans une pareille attaque ; car Tom ne manque ni d’armes ni de munitions, et, comme vous pouvez le voir, le château est construit de manière à ne pas craindre les balles.

Deerslayer avait en théorie quelque connaissance de la guerre, telle qu’elle se faisait sur les frontières, quoiqu’il n’eût jamais eu occasion de lever la main contre un de ses semblables. Il vit donc aisément que Hurry n’exagérait pas la force de cette position, sous un point de vue militaire, car il n’aurait pas été facile de l’attaquer sans que les assaillants fussent exposés au feu des assiégés. On avait mis beaucoup d’art dans l’arrangement du bois dont le bâtiment était construit, ce qui assurait aux habitants une protection beaucoup plus grande que celle qu’on trouvait ordinairement dans les maisons construites en bois sur les frontières. Tous les murs étaient formés de troncs de gros pins, coupés à la longueur de neuf pieds, et placés perpendiculairement, au lieu d’être couchés en ligne horizontale, comme c’était l’usage du pays. Ces troncs étaient équarris de trois côtés, et avaient à chaque bout de grands tenons. Des espèces de poutres massives, équarries avec soin, étaient solidement attachées sur le haut des pilotis, et des mortaises de proportion convenable avaient été pratiquées dans leur partie supérieure pour recevoir les tenons du bout inférieur des troncs placés perpendiculairement, et qui, par ce moyen, étaient solidement retenus par le bas. D’autres pièces de bois étaient placées sur le haut des mêmes troncs, dont les tenons entraient dans de semblables mortaises, ce qui achevait de les assurer. Enfin les bois qui formaient les coins du bâtiment étaient assemblés à queue, ce qui lui donnait une solidité à toute épreuve. Les planchers étaient faits de plus petits troncs d’arbres également équarris, et le toit était composé de longues perches fermement attachées ensemble et soigneusement couvertes d’écorces. L’effet de cet arrangement judicieux avait été de donner au vieux Tom une maison dont on ne pouvait approcher que par eau ; dont les murs étaient formés de troncs d’arbres solidement joints ensemble, et ayant partout au moins deux pieds d’épaisseur, et qui ne pouvaient être séparés que par le travail difficile et laborieux de la main de l’homme, ou par suite de la lente opération des efforts du temps. L’extérieur du bâtiment était raboteux et inégal, attendu que tous les troncs d’arbres n’étaient pas de même grosseur, et que le côté non équarri était placé en dehors ; mais l’équarrissage étant complet à l’intérieur, les murs et les planchers offraient toute l’uniformité qu’on pouvait désirer, tant pour la vue que pour l’usage. La cheminée n’était pas la partie la moins singulières de cet édifice, comme Hurry le fit remarquer à son compagnon en lui expliquant comment elle avait été construite. On y avait employé une sorte de terre glaise à laquelle on avait donné la forme de briques, en la plaçant dans des moules de branches entrelacées, et en les y laissant durcir. On les mettait ensuite en place les unes sur les autres, jusqu’à la hauteur d’un ou deux pieds, et quand elles étaient bien sèches on continuait de même. Quand toute la cheminée fut construite, et qu’on l’eut soutenue par des arcs-boutants extérieurs, on y alluma un grand feu, qu’on eut soin d’entretenir jusqu’à ce qu’elle fût d’un rouge de brique. Ce ne fut pas une opération facile, et elle ne réussit pas d’abord tout à fait ; il s’y forma des fentes et des crevasses ; mais à force de les remplir de nouvelle glaise et d’y faire du feu, on parvint à avoir une bonne cheminée, qui était soutenue par un pilotis particulier. Cette maison offrait quelques autres singularités qui paraîtront mieux dans le cours de cette histoire.

— Le vieux Tom ne manque jamais d’expédients, ajouta Hurry. Il était butté à réussir dans sa cheminée, qui dans l’origine ne promettait rien de bon, mais sa persévérance a obtenu du succès, et il l’a même empêchée de fumer, quoiqu’elle parût d’abord vouloir envoyer dans l’intérieur la flamme et la fumée.

— Vous paraissez connaître toute l’histoire du château, dit Deerslayer ; l’amour est-il une passion assez forte pour qu’un homme étudie l’histoire de l’habitation de celle qu’il aime ?

— Partie cela, partie mes yeux, répondit le colosse en riant. — J’étais en compagnie assez nombreuse sur les bords du lac, l’été pendant lequel le vieux Tom bâtit sa maison, et nous l’aidâmes à la construire. J’ai porté sur mes propres épaules une bonne partie de ces troncs que vous voyez plantés tout debout, et je puis vous répondre que les haches marchaient grand train parmi les arbres sur ce rivage. Le vieux coquin n’est pas chiche de ce qu’il a, et comme nous avions souvent mangé de sa venaison, nous crûmes devoir l’aider à se bâtir une maison confortable, avant de porter nos peaux à Albany. — Oui, oui, j’ai pris plus d’un repas sous le toit de Tom Hutter, et je puis vous dire que Hetty, quoique faible du côté de l’esprit, ne manque pas de talent en ce qui concerne le gril et la poêle à frire.

Tout en discourant ainsi, ils s’approchaient du château, et la pirogue en était alors si près qu’il ne fallait plus qu’un coup de rames pour y arriver. Il y avait en face de l’entrée une plate-forme en bois d’environ vingt pieds carrés.

— Le vieux Tom appelle cette espèce de quai sa cour, dit Hurry en amarrant sa nacelle quand ils l’eurent quittée ; et les officiers des forts l’appellent la cour du château. Je ne vois pourtant pas ce qu’une cour a à faire ici, puisqu’il n’y a point de lois. — Eh bien ! c’est comme je le supposais : il n’y a personne ici ; toute la famille fait un voyage de découvertes.

Tandis que Hurry s’occupait, sur la plate-forme, à examiner les javelines, les lignes, les filets pour pêcher, et autres objets semblables qu’on trouve dans toutes les habitations sur les frontières, Deerslayer, dont les manières étaient plus tranquilles, entra dans le bâtiment avec une curiosité qui n’était pas ordinaire à un homme qui avait pris depuis si longtemps les habitudes des Indiens. L’intérieur du château était aussi propre que l’extérieur en était nouveau. Tout l’espace, d’environ quarante pieds sur vingt, était divisé en petites chambres, et la plus grande, celle par laquelle il entra, servait en même temps de cuisine, de salle à manger et de salon. L’ameublement offrait cet étrange mélange que présentent assez souvent aux yeux les maisons construites en troncs d’arbres dans les situations éloignées dans l’intérieur des terres. La plupart des meubles étaient rustiques et grossièrement façonnés ; mais on y voyait une pendule dans une belle caisse de bois d’ébène, deux ou trois chaises, une table et un bureau, qui s’étaient certainement trouvés jadis dans une maison ayant plus de prétentions. On entendait le tic-tac du balancier de la pendule, dont les aiguilles, auxquelles le temps avait donné une couleur de plomb, marquaient onze heures, quoique le soleil indiquait clairement qu’il était beaucoup plus tard. Il s’y trouvait aussi dans un coin une caisse massive. Les ustensiles de cuisine étaient du genre le plus simple et fort peu nombreux ; mais tous étaient rangés à leur place et tenus avec le plus grand soin.

Lorsque Deerslayer eut jeté un regard autour de lui dans cette chambre, il leva un loquet de bois, et entra dans un corridor étroit qui divisait le derrière de la maison en deux parties inégales. Les usages des frontières ne rendant pas scrupuleux, et sa curiosité étant fortement excitée, il ouvrit la première porte qui s’offrit à ses yeux, et entra dans une chambre à coucher. Un seul regard suffit pour lui apprendre que c’était l’appartement de deux femmes. Un grand lit de plume, rempli à comble des dépouilles d’oies sauvages, était placé sur une couchette grossière qui ne s’élevait pas à plus d’un pied de terre. D’un côté du lit on voyait, suspendus à des chevilles, divers vêtements d’une qualité fort supérieure à tout ce qu’on aurait pu s’attendre à trouver dans un pareil endroit, avec des rubans et d’autres objets de parure. De jolis souliers, avec de belles boucles d’argent, comme en portaient alors les femmes qui vivaient dans l’aisance, frappaient aussi la vue, et non moins de six éventails de différents dessins et de diverses couleurs étaient placés, à demi ouverts, sur une petite table, de manière à attirer les yeux. Même l’oreiller de ce côté du lit était d’une toile plus fine que son compagnon, et était orné d’une petite dentelle. Un bonnet, que la coquetterie avait décoré de rubans, était suspendu au-dessus, et une paire de gants longs, que les femmes de condition tant soit peu inférieure portaient rarement à cette époque, y était attachée par deux épingles, comme pour les montrer avec ostentation quand on ne les voyait pas sur les bras de celle à qui ils appartenaient.

Deerslayer vit et remarqua tout cela avec une attention minutieuse qui aurait fait honneur à des observateurs aussi attentifs que ses amis les Delawares, et il ne manqua pas de s’apercevoir de la différence qui régnait entre ces deux côtés du lit, dont la tête était appuyée contre la muraille. Là, tout était de la plus grande simplicité, et rien n’attirait les regards qu’une propreté exquise. Le peu de vêtements suspendus aux chevilles étaient d’étoffes communes, de la coupe la plus ordinaire, et rien n’y sentait l’ostentation. Il ne s’y trouvait pas un seul ruban, et l’on n’y voyait ni bonnets ni fichus plus élégants qu’il ne convenait aux filles de Hutter d’en porter.

Il y avait alors plusieurs années que Deerslayer ne s’était trouvé dans un endroit spécialement destiné à l’usage des femmes de sa race et de sa couleur. Cette vue lui rappela une foule de souvenirs d’enfance, et il resta quelque temps dans cette chambre, agité d’une émotion qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps. Il songea à sa mère, dont il se souvint d’avoir vu, suspendus à des chevilles, les vêtements, qui étaient aussi simples que ceux qu’il regardait comme appartenant à Hetty Hutter. Il pensa aussi à sa sœur, chez qui le goût de la parure s’était manifesté comme chez Judith, quoique nécessairement à un moindre degré. Toutes ces réminiscences ouvrirent en lui une veine de sensations qui était fermée depuis longtemps ; et quittant cet appartement sans y jeter un autre coup d’œil, il retourna dans la — cour –, à pas lents et d’un air pensif.

— Le vieux Tom a essayé un nouveau métier, et a fait son apprentissage comme trappeur, s’écria Hurry, qui avait trouvé sur la plate-forme quelques trappes à castors. Si telle est son humeur, et que vous soyez disposé à rester dans ce canton, nous pouvons faire une excellente saison. Tandis que Tom et moi nous prouverons aux castors que nous sommes plus malins qu’eux, vous vous occuperez de la pêche et de la chasse pour nous maintenir à tous le corps et l’âme. Nous donnons toujours une demi-part aux plus pauvres chasseurs ; mais un jeune homme aussi alerte et aussi sûr de son coup que vous l’êtes, a droit de s’attendre à une part entière.

— Je vous remercie, Hurry, je vous remercie de tout mon cœur ; mais je chasse un peu moi-même le castor quand l’occasion s’en présente. Les Delawares m’ont donné le nom de Tueur de daims ; mais c’est moins parce que je suis un assez bon fournisseur de venaison que parce que, si je tue tant de daims et de daines, je n’ai jamais ôté la vie à un de mes semblables. Ils disent que leurs traditions ne citent pas un seul homme qui ait jamais fait couler le sang de tant d’animaux sans avoir répandu une goutte de sang humain.

— J’espère qu’ils ne vous regardent pas comme une poule mouillée, mon garçon. Un homme sans cœur est comme un castor sans queue.

— Je ne crois pas qu’ils me regardent comme extraordinairement timide, quoiqu’ils puissent ne pas me regarder comme extraordinairement brave. Mais je ne suis pas querelleur, et cela va loin pour ne pas avoir les mains teintes de sang parmi les chasseurs et les Peaux Rouges, et je vous dirai, Henry March, que cela met aussi la conscience à l’abri des taches de sang.

— Eh bien, quant à moi, je regarde les daims, les Peaux Rouges et les Français à peu près comme la même chose, quoique je ne sois pas un querelleur comme il y en a tant dans les colonies. Je méprise un querelleur comme un chien hargneux ; mais il ne faut pas être trop scrupuleux quand vient le moment de montrer justement les dents.

— Je regarde comme l’homme le plus estimable, Hurry, celui qui se tient toujours le plus près possible de la justice. — Mais ce lac est glorieux, et je ne me lasse pas de le regarder.

— C’est parce que vous n’en aviez pas encore vu, et ces idées nous viennent à tous en pareille occasion. Les lacs ont un caractère général, après tout : ce n’est que de la terre et de l’eau, avec des pointes et des criques.

Comme cette définition ne s’accordait pas avec les sentiments qui occupaient le jeune chasseur, il ne répondit rien, et se livra à une jouissance silencieuse en regardant l’eau limpide et les montagnes verdoyantes.

— Le gouverneur ou les gens du roi ont-ils donné un nom à ce lac ? demanda-t-il tout d’un coup, comme frappé d’une nouvelle idée. S’ils n’ont pas encore commencé à marquer leurs arbres, à étendre leurs compas et à tracer des lignes sur leurs cartes, il n’est pas probable qu’ils aient songé à troubler la nature par un nom.

— Ils n’en sont pas encore arrivés là. La dernière fois que j’ai été vendre mes peaux, un des arpenteurs du roi me fit des questions sur les environs de ce canton. Il avait entendu dire qu’il s’y trouvait un lac, et il s’en faisait une idée générale, comme par exemple qu’il y avait de l’eau et des montagnes ; mais combien y en avait-il, c’est ce qu’il ne savait pas plus que vous ne savez la langue des Mohawks. Je n’ouvris pas la trappe plus qu’il n’était nécessaire, et je ne lui donnai pas beaucoup d’encouragement pour défricher les bois et établir des fermes. En un mot, je laissai dans son esprit une idée de ces environs semblable à celle qu’on peut se faire d’une source d’eau trouble à laquelle on ne peut arriver que par un chemin si bourbeux, qu’on s’y engouffre avant de partir. Il me dit qu’il n’avait pas encore mis ce lac sur sa carte ; mais je crois que c’est une méprise, car il me la montra, et il y avait placé un lac dans un endroit où il n’en existe aucun, et qui est à cinquante milles du lieu où il devrait être, si c’est celui-ci qu’il a eu en vue. Je ne crois pas que ce que je lui en ai dit l’engage à en ajouter un autre.

Ici Hurry se mit à rire de tout son cœur, car de pareils tours étaient particulièrement du goût de ceux qui craignaient les approches de la civilisation comme tendant à diminuer l’étendue de leur empire. Les erreurs grossières qui existaient dans les cartes de ce pays, qui toutes étaient faites en Europe, étaient parmi eux un sujet constant de risée ; car s’ils n’étaient pas assez savants pour faire mieux eux-mêmes, ils avaient assez de connaissances locales pour découvrir les méprises palpables qui s’y trouvaient. Quiconque voudra prendre la peine de comparer ces preuves inexplicables de la science topographique de nos ancêtres il y a un siècle, aux détails plus exacts que nous possédons aujourd’hui, reconnaîtra sur-le-champ que les hommes qui habitaient les bois étaient assez excusables de critiquer le manque de connaissance en cette partie des gouvernements coloniaux, qui n’hésitaient pas un instant à mettre un lac ou un fleuve à un degré ou deux hors de leur place véritable, même quand ils n’étaient qu’à une journée de marche des parties habitées du pays.

— Je suis charmé qu’il n’ait pas de nom, reprit Deerslayer, ou du moins qu’il n’en ait pas un qui lui ait été donné par les Faces Pâles ; car leurs baptêmes de ce genre prédisent toujours dévastation et destruction. Mais les Peaux Rouges doivent avoir leur manière de le désigner, ainsi que les chasseurs et les trappeurs, et il est probable qu’ils lui ont donné un nom raisonnable et qui y ressemble.

— Quant aux tribus sauvages, elles ont chacune leur langue et leur manière de nommer les choses, et elles traitent cette partie du pays comme toutes les autres. Pour nous, nous nous sommes habitués à l’appeler le lac de Glimmerglass, vu que son bassin est tellement entouré de pins que sa surface réfléchit, qu’on dirait qu’il veut repousser en arrière les montagnes qui s’avancent sur ses eaux.

— Je sais qu’il en sort une rivière, car on dit qu’il en sort de tous les lacs, et le rocher près duquel je dois trouver Chingachgook est tout près d’une rivière. La colonie ne lui a-t-elle pas donné un nom ?

— À cet égard, elle a l’avantage sur nous, car elle a en sa possession un bout de cette rivière, et c’est le plus large. Le nom qu’elle porte a remonté jusqu’à sa source, car les noms remontent naturellement contre le courant. Je ne doute pas, Deerslayer, que vous n’ayez vu le Susquehannah dans le pays des Delawares ?

— Oui, sans doute, et j’ai chassé cent fois sur ses bords.

— Eh bien ! c’est la même rivière que celle dont vous parlez, et elle porte le même nom des deux côtés. Je suis charmé qu’on ait été forcé de lui conserver le nom que lui avaient donné les Peaux Rouges, car c’est bien assez de leur voler leurs terres, sans les dépouiller de leurs noms.

Deerslayer ne répondit rien, et resta le menton appuyé sur sa carabine, contemplant la vue qui l’enchantait. Le lecteur ne doit pourtant pas supposer que ce n’était que le pittoresque qui attirait si fortement son attention. L’aspect du lac était certainement admirable, et il se montrait dans un des moments les plus favorables. La surface en était lisse comme une glace, limpide comme l’air le plus pur, et elle réfléchissait les montagnes couvertes de sombres pins, tout le long de ses côtes orientales ; les arbres croissant sur les pointes avançaient leurs branches sur l’eau en lignes presque horizontales, et formaient çà et là une arche de verdure à travers laquelle on voyait l’eau briller dans les criques. C’était l’air de parfait repos, la solitude qui parlait de scènes et de forêts que la main de l’homme n’avait jamais touchées, le règne de la nature en un mot, qui transportait d’un plaisir si pur le cœur d’un homme ayant les habitudes et la tournure d’esprit de Deerslayer. Il sentait pourtant aussi en poëte, quoique ce fût sans le savoir. S’il trouvait une douce jouissance à étudier le grand livre des mystères et des formes des bois en homme satisfait d’avoir une vue plus étendue d’un sujet qui a longtemps occupé ses pensées, il n’était pas insensible aux beautés naturelles d’un paysage semblable, et il sentait une partie de ce contentement d’esprit qui est ordinairement produit par la vue d’une scène si complètement empreinte du saint calme de la nature.