Le Tueur de daims/Chapitre III

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 32-47).

CHAPITRE III.


Allons, irons-nous chasser le daim ? Et pourtant je vois avec peine ces pauvres fous à peau diaprée, à tête ombragée de beaux bois, bourgeois naturels d’un désert qui est leur cité, périr sur leur propre territoire, le flanc percé par une javeline.
Shakspeare.

Hurry Harry pensait plus aux charmes de Judith Hutter qu’aux beautés du Glimmerglass et du paysage qui entourait ce lac. Dès qu’il eut fini son examen de tout ce qui se trouvait sur la plate forme, il retourna près de la pirogue, et appela son compagnon, afin d’aller chercher sur le lac la famille Hutter. Cependant, avant d’y monter, il examina très-soigneusement toute la partie septentrionale du lac, et surtout les pointes et les criques, à l’aide d’une longue-vue assez médiocre, qui faisait partie des effets de Hutter.

— C’est comme je le croyais, dit Hurry, le vieux Tom est allé sur la partie méridionale du lac, et il a laissé au château le soin de se défendre lui-même. Eh bien ! à présent que nous savons qu’il n’est pas au nord, ce ne sera pas une grande affaire de ramer vers le sud et de le trouver dans sa cachette.

— Est-ce qu’il a jugé à propos de se creuser un terrier sur les bords du lac ? demanda Deerslayer en suivant son compagnon sur la pirogue. Selon moi, on est ici dans une solitude où l’on peut se livrer à ses pensées sans craindre que personne vienne en déranger le cours.

— Vous oubliez vos amis les Mingos et tous les sauvages alliés aux Français, Deerslayer. Y a-t-il un endroit sur la terre où ces chiens remuants n’aillent pas ? Où est le lac ou le ruisseau que ces coquins ne finissent point par découvrir, et à l’eau duquel ils ne donnent pas tôt ou tard la couleur du sang ?

— Je n’en ai certainement jamais entendu dire rien de bon, l’ami Hurry, quoique je n’aie pas encore été appelé à les rencontrer, ni aucun de mes semblables, sur le sentier de la guerre. J’ose dire qu’il n’est pas probable qu’un endroit aussi beau que celui-ci soit oublié par de tels pillards ; car, quoique je n’aie encore eu aucune occasion de querelle avec ces tribus, tout ce que m’en ont dit les Delawares fait que je les regarde comme de vrais mécréants.

— Ce que vous pouvez faire en toute conscience ; et quant à cela, il en est de même de tout autre sauvage que vous pouvez rencontrer. Deerslayer protesta contre cette assertion, et tout en ramant pour gagner la partie méridionale du lac, ils eurent une vive discussion sur le mérite des Faces Pâles et des Peaux Rouges. Hurry avait contre ces derniers toute l’antipathie et tous les préjugés d’un chasseur blanc, qui, en général, regarde l’Indien comme une sorte de compétiteur, et même assez souvent comme un ennemi naturel. Comme de raison, il parlait d’un ton dogmatique, criait beaucoup et ne raisonnait pas. De l’autre part, Deerslayer montrait un tout autre caractère, et prouvait par la modération de son langage, par la justesse de ses vues et par la simplicité de ses distinctions, qu’il avait un penchant décidé à entendre la raison, un désir véritable d’être juste, et une franchise qui ne lui permettait pas d’avoir recours à des sophismes pour soutenir une opinion ou pour défendre un préjugé, quoiqu’il n’en fût pas tout à fait exempt lui-même. Ce tyran de l’esprit humain, qui trouve mille moyens pour se jeter sur sa proie presque aussitôt que l’homme commence à penser et à sentir, et qui cesse rarement de le gouverner avec sa verge de fer avant qu’il soit privé de ces deux facultés, avait fait quelque impression même sur les dispositions du jeune chasseur à la justice, quoiqu’il offrît probablement à cet égard un bon échantillon de ce que l’absence du mauvais exemple, le manque de tentation de faire le mal, et de bonnes dispositions naturelles peuvent faire d’un jeune homme.

— Vous conviendrez, Deerslayer, qu’un Mingo est plus d’à moitié un diable, s’écria Hurry, continuant la discussion avec une véhémence qui allait presque jusqu’à la férocité, quoique vous cherchiez à me persuader que les Delawares sont presque des anges. Quant à moi, je nie cette dernière assertion, et je soutiens qu’elle n’est pas même applicable aux blancs. Tous les blancs ne sont pas sans défauts, et par conséquent tous les Indiens n’en sont pas exempts. Ainsi votre argument pèche par la base. Mais voici ce que j’appelle raisonner : il y a sur la terre des hommes de trois couleurs, des blancs, des noirs et des rouges ; le blanc est la plus belle couleur, et par conséquent l’homme blanc vaut mieux que les autres ; l’homme noir vient ensuite, et il peut vivre dans le voisinage du blanc, parce qu’il est en état de lui être utile et de le servir. L’homme rouge est au dernier rang, ce qui prouve que celui qui l’a créé n’a jamais entendu qu’un Indien soit regardé comme autre chose qu’une créature à demi humaine.

— Dieu les a fait tous trois semblables, Hurry.

— Semblables ! Prétendez-vous qu’un nègre soit semblable à un blanc, ou que je sois semblable à une Peau Rouge ?

— Vous faites feu quand mon mousquet n’est qu’à demi armé, et vous ne m’écoutez pas jusqu’au bout, Hurry. Blancs, noirs et rouges, c’est Dieu qui nous a faits tous, et sans doute sa sagesse a eu ses motifs pour nous donner des couleurs différentes. Au total, il nous a donné à tous à peu près les mêmes sensations, quoique je ne nie pas qu’il ait donné à chaque race des dons particuliers. Ceux qu’il a faits à l’homme blanc sont christianisés, tandis que ceux qu’il a accordés aux Peaux Rouges conviennent mieux à l’état sauvage. Ainsi ce serait une grande faute dans un blanc de scalper un mort, tandis que dans un Indien c’est une vertu signalée. D’une autre part, un blanc, pendant la guerre, ne peut dresser une embuscade pour tuer des femmes et des enfants, et une Peau Rouge peut le faire. C’est une cruauté, j’en conviens ; mais pour eux c’est une œuvre licite, et pour nous c’en serait une criminelle.

— Cela dépend de savoir quel est votre ennemi. Quant à scalper ou même écorcher un sauvage, c’est ce que je regarde à peu près comme la même chose que de couper les oreilles d’un loup pour recevoir la prime payée par la colonie, ou de dépouiller un ours de sa peau. Et quant à lever la chevelure d’un Indien, vous vous trompez grandement, puisque la colonie paie la même prime pour cela que pour les oreilles de loups et les têtes de corbeaux.

— Je le sais, et c’est une mauvaise besogne, Hurry. Les Indiens eux-mêmes crient que c’est une honte, attendu que cela est contraire aux dons que le ciel a accordés aux blancs. Je ne prétends pas que tout ce que font les blancs soit christianisé, car alors ils seraient ce qu’ils devraient être, et nous savons fort bien qu’ils ne le sont pas ; mais je soutiens que les traditions, les coutumes, les lois et la couleur établissent dans les races des différences qui sont presque comme des dons du ciel. Je sais qu’il y a parmi les Indiens des tribus qui sont naturellement perverses et méchantes ; mais il y a des nations semblables parmi les blancs. Les Mingos font partie des premières, et les Français du Canada des secondes. Dans un état de guerre légitime, comme nous en avons eu une récemment, c’est un devoir d’étouffer tout sentiment de compassion en ce qui touche la vie des hommes ; mais en venir à scalper, c’est une chose toute différente.

— Écoutez la raison, je vous prie, Deerslayer. Est-ce que la colonie peut faire une loi illégale ? Une loi illégale n’est-elle pas contre nature plus que de scalper un sauvage ? une loi ne peut pas plus être illégale que la vérité ne peut être mensonge.

— Cela sonne raisonnablement, Hurry, mais cela nous mène à des conséquences qui ne sont pas raisonnables. Toutes les lois ne sortent pas de la même source : Dieu nous a donné les siennes, quelques-unes viennent de la colonie, et le roi et le parlement nous en envoient encore d’autres. Or, quand les lois de la colonie et même celles du roi sont contraires aux lois de Dieu, elles deviennent illégales, et l’on ne doit pas y obéir. Je pense donc qu’un blanc doit respecter les lois des blancs quand elles ne viennent pas à la traverse de celles qui partent d’une autorité supérieure, et que l’homme rouge doit avoir le même privilège pour suivre ses usages de Peau Rouge. Mais il est inutile de parler, car chacun pense à sa manière, et parle d’après sa pensée. Ayons l’œil au guet pour chercher votre ami Tom Flottant, de peur qu’il n’échappe à notre vue, caché sous ce feuillage épais.

Ce que craignait Deerslayer n’était pas impossible. Sur toute la longueur des rives du lac, du côté qu’il indiquait, les plus petits arbres avançaient sur l’eau leurs branches, dont l’extrémité touchait même souvent à l’élément transparent. Les bords, sans être très-élevés, étaient escarpés, et comme la force de la végétation se porte invariablement vers la lumière, l’effet qui en résultait était précisément ce qu’aurait désiré un amateur du pittoresque, si l’arrangement de cette superbe lisière de forêt avait été soumis à ses ordres. D’une autre part, les pointes et les criques étaient assez nombreuses pour jeter de la variété sur les contours du lac. Comme la pirogue se tenait près de la rive occidentale, afin, comme Hurry l’avait dit, de reconnaître s’il n’y avait pas d’ennemis avant de s’exposer trop ouvertement à leur vue, l’attention des deux amis était toujours portée au plus haut point ; car qui savait ce qui pouvait se trouver derrière chaque pointe qu’ils avaient à doubler ? Leur course était rapide, car la force colossale de March le mettait en état de faire voler la pirogue comme une plume, et la dextérité de son compagnon le rendait presque aussi utile, malgré son infériorité physique.

Chaque fois que la pirogue doublait une pointe, Hurry jetait un coup d’œil dans la crique, s’attendant à y voir l’arche à l’ancre, ou amarrée au rivage : mais il était toujours désappointé, et ils n’étaient qu’à un mille de l’extrémité méridionale du lac, ou à une distance de deux bonnes lieues du château, qui était alors caché à leurs yeux par une demi-douzaine de langues de terre, quand il cessa tout à coup de ramer, comme s’il n’eût su dans quelle direction il devait gouverner.

— Il est possible que le vieux Tom soit entré dans la rivière, dit-il après avoir regardé avec soin le long de la rive orientale, qui était à environ un mille de distance, et qu’il pouvait voir sans obstacle dans la moitié de sa longueur ; car il paraît qu’il s’est considérablement adonné depuis peu au métier de trappeur, et, sauf les obstacles du bois flottant, il peut la descendre aisément pendant un mille ou deux, mais il aura diablement à remuer les bras pour la remonter.

— Mais où est donc cette rivière, Hurry ? Je ne vois ni dans les rives du lac ni entre les arbres aucune ouverture assez large pour qu’un fleuve comme le Susquehannah puisse y passer.

— Ah ! ah ! Deerslayer, les fleuves ressemblent aux hommes, qui sont bien chétifs en arrivant dans le monde, et qui finissent par avoir de larges épaules et de grandes bouches. Vous ne voyez pas la rivière, parce qu’elle passe entre des rives hautes et escarpées, et que les pins, les chênes et les tilleuls en couvrent les eaux comme un toit couvre une maison. Si le vieux Tom n’est pas dans la crique du Rat, il faut qu’il soit entré dans la rivière ; mais nous le chercherons d’abord dans la crique.

Ils se remirent à ramer, et Hurry expliqua à son compagnon qu’il se trouvait à peu de distance une crique dont l’eau était peu profonde, formée par une longue et basse pointe ; qu’on l’avait nommée la crique du Rat, parce qu’il s’y trouvait toujours une quantité prodigieuse de rats musqués ; et qu’elle mettait l’arche si complètement à couvert, que Hutter aimait à y jeter l’ancre quand il était dans les environs.

— Comme on ne sait jamais quels visiteurs on peut avoir dans cette partie du pays, continua Hurry, c’est un grand avantage de pouvoir les voir avant qu’ils soient trop près. À présent qu’on est en guerre, cette précaution est plus que jamais nécessaire, car un Canadien ou un Mingo peut arriver chez vous avant d’y être invité. Mais Hutter a bon nez, et il sent le danger comme un chien sent un daim.

— Je pense que le château est tellement ouvert, qu’il ne pourrait manquer d’attirer les ennemis s’ils venaient à découvrir ce lac, ce qui n’est pas vraisemblable, j’en conviens, vu qu’il n’est pas sur le chemin des forts et des établissements.

— En vérité, Deerslayer, je suis porté à croire qu’il est plus facile de rencontrer des ennemis que des amis. Il est terrible de songer combien il y a de manières pour se faire des ennemis, et combien il y en a peu pour gagner des amis. Les uns déterrent la hache parce que vous ne pensez pas tout à fait comme eux ; les autres, parce que vous prenez l’avance sur eux en suivant la même idée. J’ai une fois entendu un vagabond chercher querelle à un ami parce que celui-ci ne le trouvait pas beau. Or, vous, par exemple, Deerslayer, vous n’êtes pas un monument en fait de beauté, mais vous ne seriez pas assez déraisonnable pour devenir mon ennemi si je vous le disais.

— Je suis ce que le ciel m’a fait, et je ne désire passer pour être ni mieux ni pire. Il est possible que je n’aie pas ce qu’on appelle de beaux traits, c’est-à-dire suivant que l’entendent les esprits vains et légers ; mais je me flatte que je ne suis pas tout à fait sans quelque recommandation du côté de la bonne conduite. Peu de gens ont une physionomie plus noble que la vôtre, Hurry, et je sais que je ne dois pas m’attendre à voir les yeux se tourner vers moi quand ils peuvent se fixer sur un homme comme vous ; mais je ne sache pas qu’un chasseur soit moins sûr de son coup et qu’on puisse moins compter sur lui pour sa nourriture, parce qu’il ne s’arrête pas au bord de chaque ruisseau qu’il rencontre pour admirer dans l’eau sa beauté.

Hurry partit d’un grand éclat de rire, car, quoiqu’il fût trop insouciant pour songer beaucoup à sa supériorité physique, qui était manifeste, il ne l’en connaissait pas moins ; et, comme bien des gens qui se font un mérite des avantages qu’ils doivent à la nature ou à leur naissance, il y pensait avec une sorte de complaisance quand ce sujet se présentait à son esprit.

— Non, non, Deerslayer, dit-il, vous n’êtes pas une beauté, et vous en conviendrez vous-même si vous voulez regarder par-dessus le bord de la pirogue. Judith vous le dira en face, si vous la mettez sur ce sujet, car il n’y a pas dans tous nos établissements une seule fille qui ait la langue plus légère et plus agile, si vous la provoquez à s’en servir. L’avis que j’ai à vous donner, c’est de ne pas vous frotter à elle. Quant à Hetty, vous pouvez tout lui dire, et elle vous écoutera avec la douceur d’un agneau. Et il est très-probable que Judith elle-même ne vous dira pas son opinion sur votre physionomie.

— Et quand elle me la dirait, Hurry ; elle ne m’en dirait pas plus que ce que vous m’avez déjà dit.

— J’espère, Deerslayer, que vous n’allez pas vous fâcher pour une petite remarque que j’ai faite sans vouloir vous offenser. Vous devez savoir vous-même que vous n’êtes pas une beauté ; et pourquoi des amis ne se diraient-ils pas l’un à l’autre ces petites bagatelles ? Si vous étiez beau, ou qu’il fût possible que vous le devinssiez, je serais le premier à vous le dire, et cela doit vous contenter. Si Judith me disait que je suis aussi laid qu’un pécheur, je prendrais cela comme une sorte d’obligation, mais je tâcherais de n’en rien croire.

— Il est aisé à ceux que la nature a favorisés de plaisanter sur ce sujet, Hurry ; mais cela est quelquefois difficile aux autres. Je ne nierai pas que je n’aie moi-même désiré parfois d’être plus beau que je ne le suis. Oui, j’en ai eu le désir ; mais j’ai toujours été en état d’en triompher en songeant combien j’ai connu de gens qui avaient un bel extérieur, mais qui n’avaient intérieurement rien dont ils pussent se vanter. Je l’avouerai, Hurry, j’ai plus d’une fois regretté de n’avoir pas été créé plus agréable à voir, plus semblable à un homme comme vous ; mais j’ai toujours surmonté ce sentiment en réfléchissant combien je suis plus heureux que plusieurs de mes semblables. Je pouvais naître boiteux, et incapable de chasser même un écureuil ; ou aveugle, ce qui m’aurait rendu un fardeau pour moi-même et pour ma famille. J’aurais pu être sourd, ce qui m’aurait mis hors d’état de faire une campagne ou de marcher en vedette, ce que je regarde comme faisant partie des devoirs d’un homme dans des temps de troubles. Non, non, il n’est pas agréable de voir des gens qui sont plus beaux, plus recherchés, plus honorés que vous, j’en conviens ; mais cela peut se supporter quand on sait voir le mal en face, et que l’on connaît les autres dons qu’on a reçus du ciel et les obligations qu’on lui a.

Hurry, au fond, avait le cœur aussi bon que le caractère, et l’humilité de son compagnon l’emporta promptement sur un mouvement passager de vanité personnelle. Il regretta d’avoir parlé comme il l’avait fait de la physionomie de son compagnon, et il chercha à lui en exprimer ses regrets, quoique avec la rudesse des habitudes et des opinions de la frontière.

— Je n’y entendais pas de mal, Deerslayer, répondit-il d’un ton conciliant, et j’espère que vous oublierez ce que je vous ai dit. Si vous n’êtes pas tout à fait beau, vous avez un certain air qui dit plus clairement que toutes les paroles du monde qu’il n’y a rien de laid dans votre intérieur. D’ailleurs, vous n’attachez pas un grand prix à la beauté, et vous en pardonnerez plus aisément une plaisanterie sur ce sujet. Je ne vous dirai pas que Judith vous admirera beaucoup, ce serait vous exposer à un désappointement ; mais il y a Hetty, par exemple, qui aura autant de plaisir à vous regarder que quelque autre homme que ce soit. D’ailleurs vous êtes trop grave et trop réfléchi pour vous soucier de Judith ; car, quoiqu’il y ait peu de filles comme elle, elle partage son admiration entre tant de monde, qu’un homme ne doit pas s’en faire accroire, parce qu’il lui arrive d’obtenir d’elle un sourire. J’ai quelquefois pensé que la drôlesse s’aime mieux que qui que ce soit dans le monde.

— Quand cela serait, Hurry, je crois qu’elle ne ferait que ce que font la plupart des reines sur leur trône, et des belles dames dans les villes, répondit Deerslayer, sa physionomie franche et honnête n’offrant aucun signe de mécontentement. Je n’ai jamais connu même une Delaware dont vous ne puissiez en dire autant. Mais nous voici au bout de la longue pointe dont vous avez parlé, et la crique du Rat ne peut être bien loin.

Cette pointe, au lieu d’avancer en ligne droite dans le lac comme toutes les autres, en suivait une presque parallèle au rivage, qui, reculant en demi-cercle à la distance d’un quart de mille, formait ainsi une baie profonde qui terminait le lac du côté du sud. Hurry se croyait presque sûr d’y trouver l’arche ; car, à l’ancre derrière les arbres qui couvraient cette étroite langue de terre, elle aurait pu rester cachée pendant tout un été aux yeux les plus perçants. Elle y aurait été si bien à couvert, qu’une pirogue amarrée au rivage de la pointe du fond de la baie n’aurait pu être vue que d’un seul point, qui était couvert d’arbres et de buissons si épais, qu’il n’était pas probable que des étrangers voulussent y pénétrer.

— Nous verrons bientôt l’arche, dit Hurry en doublant la pointe dans un endroit où l’eau était si profonde qu’elle paraissait presque noire. Le vieux Tom aime à s’enfoncer dans les roseaux ; mais nous serons dans son nid dans quelques minutes, quoiqu’il puisse l’avoir quitté pour examiner ses trappes.

March fut un faux prophète. La pirogue doubla la pointe de manière à commander la vue entière de cette crique, ou plutôt de cette baie, car elle en méritait le nom, et il en fit ensuite le tour, sans voir autre chose que ce que la nature y avait placé. L’eau tranquille, fendue par la pirogue, décrivait des courbes avec grâce ; les roseaux se courbaient sur sa surface, et les branches d’arbres la couvraient d’une voûte. C’était une scène qui aurait fait l’admiration d’un poëte ou d’un artiste ; mais elle n’eut aucun charme pour Hurry Harry, qui brûlait d’impatience de revoir sa beauté légère.

La marche de la pirogue n’avait fait presque aucun bruit, les habitants des frontières étant habitués à mettre la plus grande circonspection dans tous leurs mouvements, et elle glissait sur l’eau comme si elle eût flotté dans l’air. En ce moment les deux voyageurs entendirent le craquement d’une branche sèche sur l’étroite langue de terre qui séparait la baie du lac. Ils tressaillirent, et chacun d’eux avança la main vers son fusil, qui était toujours à la portée de leur bras.

— Le pied qui a appuyé sur cette branche n’est pas celui d’un animal léger, dit Hurry à voix basse ; il a fait un bruit qui ressemble au pas de l’homme.

— Non, non, répondit Deerslayer du même ton ; si le pied était trop pesant pour être celui d’un animal faible, il était trop léger pour appartenir à un homme. Mettez votre rame à l’eau, et faites approcher la pirogue du rivage ; je sauterai à terre, et je couperai la retraite à cette créature, que ce soit un Mingo ou un rat musqué.

Deerslayer fut bientôt sur la pointe, et il y avança avec assez de précaution pour ne faire aucun bruit. Comme il arrivait à mi-chemin de la largeur de cette étroite langue de terre, marchant à pas lents au milieu d’épaisses broussailles, et l’œil au guet, il entendit encore une fois le craquement d’une branche de bois mort, et le même bruit se répéta à courts intervalles, comme si quelque créature vivante se fût avancée vers l’extrémité de la pointe. Hurry entendit aussi ces sons, et repoussant la pirogue dans la baie, il attendit ce qui allait arriver. Au bout d’une minute qu’il passa presque sans respirer, il vit un noble daim sortir des broussailles, s’avancer à pas lents vers l’extrémité sablonneuse de la langue de terre, et se désaltérer dans l’eau pure du lac. Hurry hésita un instant, puis, levant son fusil et l’appuyant contre son épaule, il ajusta le daim, et fit feu. L’explosion fut suivie de quelques moments de silence pendant lesquels le son flottait en l’air et traversait le lac ; mais quand il eut atteint les rochers et les montagnes qui couvraient l’autre côte, les vibrations s’accumulèrent, roulèrent de cavité en cavité, et semblèrent éveiller tous les échos des forêts. Le daim ne fit que secouer la tête au bruit de l’explosion et au sifflement de la balle, car c’était la première fois qu’il se trouvait en contact avec l’homme ; mais les échos des montagnes éveillèrent sa méfiance, et sautant en avant, les jambes repliées sous son corps, il se jeta à l’eau et se mit à nager pour gagner l’extrémité du lac. Hurry poussa un grand cri, et fit force de rames pour atteindre l’animal fuyant. Pendant une ou deux minutes l’eau écumait entre le daim et le chasseur ; et le dernier allait doubler la pointe, quand Deerslayer parut sur le sable et lui fit signe de revenir.

— C’était agir inconsidérément que de tirer un coup de fusil avant d’avoir fait une reconnaissance exacte pour nous assurer qu’il n’y avait pas d’ennemis dans les environs, dit Deerslayer quand son compagnon l’eut rejoint, un peu à contre-cœur ; j’ai appris cela des Delawares par manière d’avis et de tradition, quoique je n’aie pas encore marché sur le sentier de la guerre. D’ailleurs, on peut à peine dire que la saison de la venaison soit commencée, et nous ne manquons pas de nourriture pour le présent. On m’appelle Tueur de Daims, et peut-être mérité-je ce nom, tant par la connaissance que j’ai des habitudes de ces créatures que parce que j’ai le coup d’œil sûr ; mais on ne peut me reprocher d’en tuer un seul quand ni sa chair ni sa peau ne peuvent m’être utiles. Je puis être un tueur, d’accord ; mais je ne suis pas un massacreur.

— Comment ai-je pu manquer ce daim ? s’écria Hurry en passant ses doigts à travers sa belle chevelure, comme s’il eût voulu démêler en même temps ses cheveux et ses idées ; je n’ai pas fait une telle maladresse depuis que j’ai atteint l’âge de quinze ans.

— Ne le regrettez pas : la mort de cette créature ne pouvait nous faire aucun bien ; mais, en voulant le tuer, vous pouviez nous faire beaucoup de mal. Le bruit qu’ont fait ces échos est quelque chose de plus important qu’un coup de fusil manqué. C’est comme la voix de la nature qui réclame contre une tentative inconsidérée de dévastation.

— Si vous restez longtemps dans ces environs, vous entendrez un grand nombre de réclamations semblables, répondit Hurry en riant. Les échos répètent presque tout ce qui se dit ou se fait sur le Glimmerglass, pendant ce temps calme de l’été. Si vous laissez tomber une rame dans une pirogue, ce léger bruit se répète comme si les montagnes se moquaient de votre gaucherie ; et si vous riez, si vous sifflez, vous croiriez que ces pins en font autant, quand ils sont en humeur de parler, de manière à vous faire penser qu’ils peuvent réellement converser avec vous.

— C’est une raison de plus pour être prudent et silencieux. Je ne crois pas que les ennemis aient encore pénétré dans ces montagnes, car je ne vois pas ce qu’ils auraient à y gagner ; mais tous les Delawares disent que, si le courage est la première vertu, la prudence est la seconde. Le bruit des échos de ces montagnes suffit pour apprendre à toute une tribu le secret de notre arrivée.

— S’ils ne nous font pas d’autre bien, ils avertiront du moins le vieux Tom de mettre le pot au feu, en lui annonçant qu’il lui arrive des visiteurs. Allons, mon garçon, sautez dans la pirogue, et nous donnerons la chasse à l’arche pendant qu’il fait encore jour.

La pirogue partit dès que Deerslayer y fut entré, et Hurry lui fit traverser l’extrémité du lac en ligne diagonale, en se dirigeant vers le sud-est. Dans cette direction, ils n’étaient qu’à environ un mille du rivage, et comme ils étaient tous deux bons rameurs, cette distance décroissait rapidement. Quand ils en eurent parcouru la moitié, un léger bruit en arrière attira leur attention, et ils virent le daim sortir de l’eau et monter sur le rivage le plus près de l’endroit d’où il était parti. Le noble animal secoua l’eau de ses flancs, regarda les arbres, et s’enfonça dans la forêt en bondissant.

— Cette créature s’en va avec de la reconnaissance dans le cœur, dit Deerslayer, car la nature lui dit qu’elle a échappé à un grand danger. Vous devriez éprouver quelque chose du même sentiment, Hurry, et remercier le ciel de ne pas avoir eu l’œil plus sûr et la main plus ferme, quand nul bien ne pouvait résulter d’un coup de feu tiré sans réflexion plutôt qu’avec raison.

— Je nie ce que vous dites de mon œil et de ma main, s’écria March avec quelque chaleur. Vous vous êtes fait parmi les Delawares la réputation de ne jamais manquer un daim ; mais je voudrais vous voir derrière un de ces pins, et un Mingo, le corps peint en guerre, derrière un autre ; chacun ayant sa carabine armée, et attendant sa chance. Ce sont ces situations-là qui mettent l’épreuve l’œil et la main, Nathaniel, car elles commencent par agir sur les nerfs. Je ne regarde pas comme un exploit de tuer un animal à quatre pieds, mais tuer un sauvage en est un. Le temps viendra d’essayer votre main, à présent que nous en sommes venus aux coups encore une fois, et nous saurons bientôt ce qu’une réputation de tueur de daims peut valoir sur un champ de bataille. Je nie que mon œil et ma main aient manqué de justesse ou de fermeté. C’est la faute du daim si j’ai manqué mon coup ; car il s’est arrêté tout court quand il aurait dû continuer à courir, de sorte que le coup a porté en avant de lui.

— Expliquez cela comme il vous plaira, Hurry ; tout ce que je soutiens, c’est qu’il est heureux que vous ayez manqué votre coup. Quant à moi, j’ose dire que je ne tirerai pas sur un de mes semblables avec le même sang-froid que sur un daim.

— Qui vous parle de tirer sur vos semblables ? C’est un Indien qui est dans ma supposition. Je crois bien qu’un homme ne serait pas sans émotion s’il était en face de son semblable, et qu’il y allât de la vie ou de la mort pour l’un d’eux. Mais on ne peut avoir de pareils scrupules à l’égard d’un Indien : ce n’est que la chance de tuer ou d’être tué.

— Je regarde les Peaux Rouges comme des hommes tout aussi bien que nous, Hurry. Ils ont leurs coutumes et leur religion, j’en conviens ; mais cela ne fera aucune différence quand chacun sera jugé suivant ses actions, et non d’après la couleur de sa peau.

— C’est parler comme les missionnaires, et cela ne prendra pas dans cette partie du pays, où les frères Moraves n’ont pas encore mis le pied. Je vous dis, moi, que c’est la peau qui fait l’homme ; et cela doit être : sans quoi, comment pourrait-on se reconnaître les uns les autres ? Une peau a été accordée à toutes les créatures afin qu’on puisse savoir ce qu’elles sont en les voyant. C’est par la peau que vous distinguez un ours d’un cochon, et un écureuil gris d’un noir.

— Cela est vrai, Hurry, répondit Deerslayer en souriant ; mais le gris et le noir n’en sont pas moins tous deux des écureuils.

— Qui dit le contraire ? Mais vous ne prétendrez pas qu’une Peau Rouge et un blanc soient tous deux des Indiens ?

— Non, mais je dirai qu’ils sont tous deux des hommes, des hommes de différentes races et de différentes couleurs, ayant des coutumes et des traditions différentes, mais au total ayant les uns et les autres la même nature. Tous ont une âme, et tous auront à rendre compte de leurs actions pendant leur vie.

Hurry était un de ces théoriciens qui croyaient à l’infériorité de toute la partie de la race humaine qui n’est pas blanche. Ses idées à cet égard n’étaient pas très-claires ni ses définitions très-correctes ; mais ses opinions n’en étaient pas moins dogmatiques et opiniâtres. Sa conscience l’accusait de plusieurs actes illégaux, pour ne rien dire de plus, contre les Indiens, et il avait trouvé un moyen très-facile de lui imposer silence en mettant tout d’un coup toute la famille des hommes rouges hors de la catégorie des droits humains. Rien ne le mettait plus en colère que d’entendre contester ses opinions à ce sujet, surtout si, en les contestant, on faisait usage d’arguments plausibles, et il n’écouta pas avec beaucoup de sang-froid les remarques de son compagnon.

— Vous êtes un enfant, Deerslayer, s’écria-t-il, un enfant à qui les artifices des Delawares et l’ignorance des missionnaires ont donné de fausses idées. Vous pouvez vous regarder comme le frère des Peaux Rouges, mais moi je les regarde comme des animaux qui n’ont rien d’humain que l’astuce. Ils n’en manquent pas, j’en conviens, mais le renard et même l’ours en ont autant qu’eux. Je suis plus vieux que vous, et j’ai vécu plus longtemps dans les bois, car, en quelque sorte, j’y ai toujours vécu, et ce n’est pas à moi qu’il faut dire ce qu’est un Indien et ce qu’il n’est pas. Si vous voulez passer pour un sauvage, vous n’avez qu’à le dire, je vous présenterai sous ce nom à Judith et à son vieux père, et nous verrons si l’accueil que vous en recevrez vous plaira.

L’imagination de Hurry lui fut utile en ce moment pour le remettre en bonne humeur, car, en se représentant l’accueil que sa vieille connaissance semi-aquatique ferait à un homme qui lui serait présenté de cette manière, il partit d’un grand éclat de rire. Deerslayer savait trop bien qu’il était inutile de chercher à convaincre un être tel que son compagnon de l’injustice de ses préjugés pour vouloir entreprendre cette tâche ; et il ne fut pas fâché de voir que l’approche de la pirogue de l’extrémité du lac au sud-est donnait une nouvelle direction à ses idées. Ils étaient alors très-près de l’endroit où March lui avait dit qu’ils devaient trouver la rivière, et tous deux commencèrent à la chercher des yeux avec une curiosité rendue encore plus vive par l’espoir d’y trouver l’arche.

Il pourra paraître un peu singulier au lecteur que l’endroit par où passait une rivière quelconque, entre des rives élevées d’une vingtaine de pieds, pût être l’objet d’un doute pour des hommes qui n’en étaient pas alors à plus de cent toises. Mais il faut qu’il se rappelle qu’en cet endroit, comme en beaucoup d’autres, les arbres et les buissons s’étendaient sur l’eau de manière à ne laisser apercevoir presque aucune différence dans le contour général du lac.

— Il y a maintenant deux étés que je ne suis venu dans ce bout du lac, dit Hurry, qui se tenait debout dans la pirogue pour mieux voir. Ah ! oui ; voici le rocher qui montre son menton hors de l’eau, et je sais que la rivière n’en est pas loin.

Sans avoir repris leurs rames, ils se trouvèrent bientôt à quelques toises du rocher, un courant les portant de ce côté. Ce rocher ne s’élevait que de trois à quatre pieds au-dessus de la surface du lac. L’action de l’eau, continuée pendant des siècles, en avait tellement arrondi le sommet, qu’il ressemblait à une grande ruche, et qu’il était plus uni et plus régulier que les rochers ne le sont ordinairement. En passant à côté, Hurry fit la remarque que ce rocher était connu de tous les Indiens de cette partie du pays, et qu’ils avaient coutume de le prendre pour rendez-vous quand ils se séparaient dans leurs chasses ou dans leurs marches.

— Et voici la rivière, ajouta-t-il, quoiqu’elle soit tellement cachée par les arbres et les buissons, qu’elle a l’air d’être en embuscade plutôt que de faciliter l’écoulement du trop-plein d’un lac comme le Glimmerglass.

Hurry n’avait pas mal décrit cet endroit, qui semblait véritablement offrir aux yeux une rivière en embuscade. Les deux rives pouvaient être à environ cent pieds l’une de l’autre ; mais du côté de l’occident, un rivage de terre basse réduisait cette largeur à environ moitié. Comme des buissons se courbaient sur l’eau par le bas, et que des pins, dont la taille égalait celle d’un clocher d’église, s’élevaient en hautes colonnes, en inclinant vers la lumière, et entrelaçaient leurs branches supérieures, l’œil, à moins d’être directement en face, ne pouvait aisément, même à très-peu de distance, découvrir sur la côte aucune ouverture qui marquât l’endroit où l’eau sortait du lac. Vue du lac, la forêt ne laissait voir aucune trace de la rivière ; et elle présentait partout un tapis de feuillage uniforme et paraissant interminable. La pirogue, avançant lentement, à l’aide du courant, entra sous une arche formée par les branches des arbres, où la clarté du ciel, pénétrant çà et là par quelques ouvertures, empêchait l’obscurité d’être complète.

— C’est une embuscade naturelle, dit Hurry à demi-voix, comme s’il eût senti que cet endroit était consacré au silence et à la vigilance. Comptez-y bien, le vieux Tom s’est enfoncé avec son arche quelque part dans ces environs. Nous suivrons le courant jusqu’à une certaine distance, et nous le dénicherons.

— Cette rivière est si étroite qu’elle ne peut recevoir même le plus petit bâtiment, dit Deerslayer ; il me semble que nous aurons à peine assez de place pour notre pirogue.

Hurry sourit de cette idée, et il parut bientôt que c’était avec raison, car à peine eurent-ils passé la frange de buissons qui croissaient sur les bords du lac, que les deux amis se trouvèrent sur les bords étroits d’une eau limpide ayant un fort courant, sous un dais de feuilles dont de vieux arbres étaient les colonnes. Des buissons en bordaient les rives, mais ils laissaient entre eux un libre passage d’environ vingt pieds de largeur, et permettaient à la vue de s’étendre en avant à huit ou dix fois cette distance.

Les deux voyageurs ne se servaient de leurs rames que pour maintenir leur petite nacelle, mais ils surveillaient avec la plus grande attention tous les coudes que faisait la rivière, et ils en trouvèrent deux ou trois dans les premières cinquante toises. Ils en passèrent ainsi plusieurs, et ils avaient déjà parcouru une petite distance quand Hurry, sans dire un seul mot, arrêta le mouvement de la pirogue en saisissant une branche d’arbrisseau avec tant de précipitation, qu’il semblait avoir un motif particulier pour agir ainsi. Deerslayer mit la main sur la crosse de sa carabine dès qu’il s’en aperçut ; mais c’était autant par habitude que par un sentiment d’alarme.

— Le voilà, le vieux coquin, dit Hurry à voix basse en allongeant un doigt, et riant de tout son cœur, quoiqu’il évitât de faire aucun bruit. C’est ce que je supposais. Le voilà comme les rats, enfoncé dans l’eau et la boue par dessus les genoux, et examinant ses trappes. Mais, sur ma vie, je ne vois rien de son arche. Je suis pourtant prêt à gager toutes les peaux que je prendrai cette saison, que Judith ne hasarde pas ses jolis petits pieds dans le voisinage de cette boue noire ; la coquette est plutôt assise sur le bord de quelque source, arrangeant ses cheveux, et occupée à admirer elle-même sa beauté, et à s’armer de dédain pour nous autres hommes.

— Vous jugez trop sévèrement les jeunes filles, Hurry, répondit Deerslayer ; oui, vous les jugez trop sévèrement, car vous songez à leurs défauts aussi souvent qu’elles pensent à leurs perfections. J’ose dire que cette Judith n’est pas si disposée à s’admirer elle-même et à mépriser notre sexe que vous semblez le penser, et qu’il est aussi probable qu’elle sert son père dans sa maison, en quelque lieu qu’elle puisse être, comme il la sert elle-même en examinant ses trappes.

— C’est un plaisir d’entendre la vérité sortir de la bouche d’un homme, quand ce ne serait qu’une fois dans la vie, s’écria une voix de femme forte, mais douce et agréable, si près de la pirogue, que les deux voyageurs en tressaillirent. Quant à vous, maître Hurry, les belles paroles vous étouffent tellement, que je ne m’attends plus à vous en entendre prononcer, car la dernière fois que vous l’avez essayé, elles se sont arrêtées dans votre gosier, et vous avez pensé en mourir. Cependant je suis charmée de m’apercevoir que vous voyez meilleure compagnie qu’autrefois, et qu’un homme qui sait apprécier et traiter convenablement les femmes ne rougit pas de voyager avec vous.

À peine ces mots avaient-ils été prononcés qu’une jeune femme d’une beauté remarquable avança la tête par une ouverture entre les feuilles, à si peu de distance, que Deerslayer aurait pu la toucher avec sa rame. Elle adressa à celui-ci un sourire agréable, et le froncement de sourcil qui accompagna le regard de mécontentement simulé qu’elle jeta sur Hurry eut l’effet de mettre en jeu une physionomie expressive, mais capricieuse, qui semblait pouvoir passer avec indifférence et facilité de la douceur à la sévérité et de l’enjouement au reproche.

Un moment d’examen expliqua toute l’affaire. Sans que les voyageurs s’en doutassent, leur pirogue se trouvait bord à bord avec l’arche, qui avait été cachée soigneusement derrière les branches inclinées des arbrisseaux croissant sur la rive, de sorte que Judith n’avait eu besoin que d’écarter le feuillage qui était devant une fenêtre, pour se montrer à eux et leur parler.