Le Tueur de daims/Chapitre XI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 160-176).

CHAPITRE XI.


Le grand roi des rois a commandé dans la table de sa loi que tu ne commettes aucun meurtre. Prends garde ; car il tient en sa main la vengeance pour la lancer sur la tête de ceux qui violent sa loi.
Shakspeare.

La présence de plusieurs femmes montrait évidemment que la troupe d’Indiens dans laquelle Hist était retenue par la force n’était pas régulièrement sur le sentier de guerre, comme le disent ces peuplades sauvages. C’était une faible portion d’une tribu qui avait été chasser et pêcher sur le territoire anglais, où elle s’était trouvée au commencement des hostilités, et qui, à strictement parler, après avoir vécu pendant l’hiver et le printemps aux dépens de ses ennemis, avait résolu de frapper un coup hostile avant de se retirer définitivement. Il y avait aussi une profonde sagacité indienne dans la manœuvre qui les avait conduits si avant dans les terres de leurs ennemis.

À l’arrivée du courrier qui annonça que les hostilités avaient éclaté entre les Anglais et les Français, lutte qui devait, à n’en pas douter, entraîner avec elle toutes les tribus qui se trouvaient sous l’influence des puissances belligérantes, ce parti d’Iroquois était posté sur les bords de l’Onéida, lac situé à environ cinquante milles plus près de ses propres frontières que de celles où se passe la scène de notre histoire. En fuyant par une route directe vers le Canada, ils se seraient exposés aux dangers d’une poursuite directe ; et par esprit de ruse, les chefs avaient résolu de pénétrer plus avant dans la contrée devenue dangereuse, dans l’espoir d’être à même de se retirer à la suite de ceux qui les poursuivaient, au lieu de les avoir sur leurs traces. La présence des femmes avait inspiré ce stratagème, car elles n’auraient pas été capables de soutenir les fatigues nécessaires pour se soustraire à la poursuite de l’ennemi. Si le lecteur songe à la vaste étendue du désert américain à cette époque reculée, il comprendra qu’il était impossible même à une tribu de rester des mois entiers dans certaines portions de ce pays sans être découverte ; et en prenant les précautions ordinaires, le danger de rencontrer un ennemi n’était pas aussi grand dans les bois qu’il l’est en pleine mer dans un temps de guerre active.

Le campement étant temporaire, n’offrait autre chose à la vue que la rude défense d’un bivouac, aidée jusqu’à un certain point par les ressources ingénieuses inventées par l’esprit subtil de ceux qui passaient leur vie au milieu de semblables scènes. Un seul feu, allumé sur les racines d’un chêne, suffisait à toute la troupe, le temps étant trop doux pour qu’on en eût besoin pour autre chose que pour cuire les aliments. Autour de ce centre d’attraction étaient disséminées quinze ou vingt huttes basses, — chenils seraient peut-être une expression plus juste, — dans lesquelles les occupants entraient la nuit en rampant, et qui étaient en outre destinées à offrir des abris en cas d’orage. Ces petites huttes étaient construites en branches d’arbres adroitement entrelacés, et uniformément couvertes d’écorce arrachée aux arbres morts que l’on voit par centaines dans toute forêt vierge. Il y avait absence presque totale de meubles. Des ustensiles de cuisine de la plus simple espèce étaient déposés près du feu ; on apercevait quelques articles d’habillement dans l’intérieur ou autour des huttes ; des mousquets, des poires à poudre, des gibecières étaient appuyés contre les arbres ou suspendus aux branches inférieures, et les carcasses de deux ou trois daims étaient exposées à la vue sur les mêmes abattoirs naturels.

Comme le campement se trouvait au milieu d’un bois touffu, on ne pouvait en embrasser l’ensemble d’un seul coup d’œil ; mais les huttes se détachaient l’une après l’autre de ce sombre paysage, à mesure qu’on cherchait à distinguer les objets. Il n’y avait aucun centre, à moins qu’on ne considérât le feu sous ce point de vue, aucune place découverte où les possesseurs de ce misérable village pussent s’assembler : tout était caché, obscur, couvert et dissimulé, comme les habitants. Un petit nombre d’enfants rôdant d’une hutte à l’autre lui donnaient un peu l’air de la vie domestique ; puis les rires étouffés et les voix timides des femmes troublaient de temps en temps le calme profond des sombres forêts. Quant aux hommes, ils mangeaient, dormaient, ou examinaient leurs armes. Ils causaient peu, et encore c’était à part et en groupes éloignés des femmes ; tandis qu’un air d’appréhension et de vigilance infatigable et innée semblait ne pas les quitter, même durant le sommeil.

Au moment où les deux jeunes filles arrivèrent près du campement, Hetty poussa une légère exclamation en apercevant son père. Il était assis par terre, adossé contre un arbre ; Hurry se tenait debout à ses côtés, et coupait nonchalamment une petite branche. En apparence ils avaient dans le camp autant de liberté que les autres ; et quelqu’un non accoutumé aux usages indiens les aurait pris pour des étrangers plutôt que pour des captifs. Wah-ta !-Wah conduisit son amie auprès d’eux, puis se retira modestement, afin que sa présence ne troublât pas la manifestation des sentiments de sa compagne ; mais Hetty n’était pas assez habituée aux caresses ou aux démonstrations extérieures de tendresse pour éclater en transports de sensibilité. Elle s’approcha simplement, et se tint à côté de son père sans parler, semblable à une statue de l’amour filial. Le vieillard ne témoigna ni alarme ni surprise à cette soudaine apparition. En cela il était imbu du stoïcisme des Indiens, sachant bien qu’il n’y avait pas de plus sûr moyen de gagner leur respect que d’imiter leur sang-froid. Les sauvages eux-mêmes ne manifestèrent pas non plus le plus léger signe d’émotion en voyant tout à coup une étrangère au milieu d’eux. En un mot, cette arrivée produisit une sensation bien moins visible, malgré les circonstances si particulières qui l’accompagnaient, que n’en produirait dans un village soi-disant civilisé l’arrivée d’un voyageur ordinaire arrêtant sa voiture à la porte de la principale auberge. Cependant un petit nombre de guerriers se rassemblèrent, et il était évident, à la manière dont ils examinèrent Hetty en causant ensemble, qu’elle était le sujet de leur entretien, et qu’ils cherchaient à deviner le motif de sa présence inattendue. Ce flegme est caractéristique chez l’Indien de l’Amérique septentrionale ; certaines personnes prétendent qu’il en est de même chez leurs successeurs blancs ; mais dans la circonstance en question, il faut en attribuer une bonne partie à la situation où se trouvaient les Hurons. Les forces de l’arche, à l’exception de la présence de Chingachgook, étaient parfaitement connues ; on ne croyait pas qu’il y eût aucune tribu ni aucun corps de troupes dans le voisinage, et des yeux vigilants étaient postés tout autour du lac pour surveiller nuit et jour les plus légers mouvements de ceux qu’on pourrait maintenant sans exagération nommer les assiégés.

Hutter fut intérieurement fort touché de la conduite de Hetty, quoiqu’il affectât une grande indifférence. Il se rappela le tendre appel qu’elle lui avait fait avant son départ de l’arche, et l’infortune donna de la valeur à ce qui aurait pu être oublié dans le triomphe du succès. D’ailleurs il connaissait la simple et naïve fidélité de sa fille, et il comprit le motif de son arrivée, ainsi que l’abnégation complète qui régnait dans toutes ses actions.

— Ce n’est pas bien, Hetty, dit-il, redoutant plus que tout autre malheur les conséquences que cette démarche pouvait avoir pour elle. — Ce sont des Iroquois farouches, et aussi peu portés à oublier une injure qu’un service.

— Dites-moi, père, réplique la jeune fille en regardant furtivement autour d’elle, comme si elle eût craint d’être entendue, Dieu vous a-t-il permis d’exécuter le cruel projet qui vous a conduit ici ? J’ai besoin de savoir cela, afin de pouvoir parler librement aux Indiens, s’il ne l’a pas permis.

— Vous n’auriez pas dû venir ici, Hetty ; ces brutes ne comprendront ni votre cœur ni vos intentions.

— Comment cela s’est-il fait, père ? Ni vous ni Hurry vous ne semblez rien avoir qui ressemble à des chevelures.

— Si cela doit vous mettre l’esprit en paix, mon enfant, je puis vous répondre non. J’avais saisi la jeune créature qui vient d’arriver ici avec vous, mais ses cris perçants firent tomber sur moi une troupe de chats sauvages, trop nombreuse pour qu’un chrétien seul pût leur résister. Sachez donc, si cela peut vous faire plaisir, que nous n’avons pas enlevé une seule chevelure, et que par conséquent il n’y a pas de prime à espérer pour nous.

— Je vous remercie, mon père ! Maintenant je puis parler aux Iroquois hardiment, et avec une conscience tranquille. J’espère que Hurry n’a pas été plus que vous en état de nuire à aucun de ces Indiens ?

— Ah ! quant à cela, Hetty, répondit l’individu en question, vous avez assez bien tourné la phrase dans le style naturel de la religieuse vérité. Hurry n’a pas été à même, et voilà toute l’histoire. J’ai vu bien des bourrasques assurément, sur la terre comme sur l’eau, mais je n’en ai jamais essuyé d’aussi rude et d’aussi sévère que celle qui est tombée sur nous, l’avant-dernière nuit, sous la forme d’un houra indien ! Tenez, Hetty, vous n’êtes par forte en fait de raisonnement, et vos idées ne sont pas plus profondes que les idées les plus communes ; mais vous êtes une créature humaine, et, comme telle, vous devez avoir quelque intelligence. Eh bien ! je vous prierai de faire attention à ces détails. Nous étions, le vieux Tom votre père et moi, occupés d’une opération légale, ainsi qu’on peut le voir aux termes de la loi et de la proclamation, sans songer à mal, quand nous fûmes assaillis par des créatures plus semblables à une bande de loups affamés que même à des sauvages, et alors ils nous garrottèrent comme deux moutons en moins de temps qu’il ne m’en a fallu pour vous en faire le récit.

— Vous n’êtes plus garrotté maintenant, Hurry, répliqua Hetty en jetant timidement les yeux sur les membres bien proportionnés du jeune géant. Vous n’avez ni cordes ni liens qui vous blessent les bras ou les jambes.

— Non, Hetty. La nature est la nature, et la liberté est la nature aussi. Mes membres ont l’air d’être libres et c’est à peu près là tout, puisque je ne puis m’en servir comme je le voudrais. Ces arbres mêmes ont des yeux ; oui, et des langues aussi : car si ce vieillard ici présent, ou moi, nous voulions dépasser d’une seule coudée les limites de notre prison, nous serions poursuivis avant que nous pussions ceindre nos reins pour nous mettre en course ; et, que nous l’aimassions ou non, quatre ou cinq balles de mousquet seraient à voyager à nos trousses, en nous apportant autant d’invitations à modérer notre impatience. Il n’y a pas dans la colonie une seule prison aussi bien fermée que celle où nous sommes maintenant ; car j’ai éprouvé ce que valent deux ou trois de ces geôles, et je sais de quels matériaux elles sont construites aussi bien que ceux qui les ont bâties. Abattre est la première chose à apprendre, après élever, dans toute construction de ce genre.

De peur que le lecteur ne se forme une idée exagérée des démérites de Hurry, d’après cet imprudent aveu fait avec vanité, il sera peut-être bon de dire que ses offenses s’étaient bornées à des assauts et des luttes pour lesquels il avait été plusieurs fois emprisonné ; et il s’était souvent échappé, comme il venait de le dire, démontrant le peu de solidité des bâtiments dans lesquels il était enfermé en s’ouvrant des portes là où les architectes avaient négligé d’en placer. Mais Hetty ne savait pas ce que c’était qu’une prison, et elle savait fort peu en quoi consiste le crime, à part ce que ses idées naturelles et presque instinctives du bien et du mal lui avaient appris ; aussi cette sortie de la part de l’être grossier qui avait parlé fut-elle perdue pour elle. Elle en comprit le sens général cependant, et elle répondit en conséquence.

— Cela vaut mieux ainsi, Hurry. Il vaut mieux que vous soyez, mon père et vous, calmes et tranquilles jusqu’à ce que j’aie parlé aux Iroquois, et alors tout ira bien et heureusement. Je ne désire pas qu’aucun de vous me suive ; laissez-moi seule. Aussitôt que tout sera arrangé et que vous serez libres de retourner au château, je viendrai vous en instruire.

Hetty parla si sérieusement et si naïvement, elle semblait être si assurée du succès, et elle avait un tel air de franchise et de vérité, que les deux individus qui l’écoutaient se sentirent plus disposés à attacher de l’importance à sa médiation qu’ils ne l’auraient fait en d’autres circonstances. Aussi, quand elle manifesta l’intention de les quitter, ils n’y firent aucune objection, quoiqu’ils vissent qu’elle se disposait à aller joindre le groupe de chefs qui étaient à délibérer à part, probablement sur la manière et sur le motif de son arrivée soudaine.

Lorsque Hist, car nous préférons l’appeler ainsi, quitta sa compagne, elle s’avança près de deux ou trois des plus vieux chefs qui lui avaient témoigné le plus de bonté pendant sa captivité, et dont celui qui était le plus considéré lui avait même offert de l’adopter comme sa fille, si elle voulait consentir à devenir Huronne. En allant de ce côté, l’adroite Delaware cherchait à se faire interroger. Elle était trop bien rompue aux habitudes de sa nation pour donner son opinion, elle, femme et si jeune, à des hommes et à des guerriers, sans qu’ils l’invitassent à le faire ; mais la nature l’avait douée d’un tact et d’une intelligence qui lui donnaient le pouvoir d’attirer l’attention, quand elle le souhaitait, sans blesser l’amour-propre de ceux auxquels elle devait déférence et respect. Son indifférence affectée stimula même la curiosité ; et Hetty était à peine arrivée auprès de son père, que la Delaware fut appelée dans le cercle des guerriers par un geste secret, mais significatif. Là, elle fut questionnée au sujet de la présence de sa compagne, et des motifs qui l’avaient amenée au camp. C’était tout ce que désirait Hist. Elle expliqua de quelle manière elle avait découvert la faiblesse d’esprit de Hetty, en exagérant plutôt qu’en diminuant son manque d’intelligence. Elle expliqua ensuite en peu de mots quel était l’objet de la jeune fille en s’aventurant au milieu de ses ennemis. Ses paroles produisirent tout l’effet qu’elle en attendait ; car son récit investit la personne et le caractère de l’étrangère du respect sacré qui, comme elle le savait, devait protéger son amie. Aussitôt qu’elle eut atteint son but, Hist se retira à l’écart, et, guidée par une attention délicate et une tendresse de sœur, elle se mit à préparer un repas qui devait être offert à sa nouvelle amie, aussitôt que celle-ci pourrait venir le partager. Néanmoins, au milieu de ces occupations, la prudente fille ne ralentit pas sa vigilance ; elle observa chaque changement de physionomie des chefs, chaque mouvement de Hetty, et les plus légères circonstances qui pouvaient influer sur ses propres intérêts ou sur ceux de sa nouvelle amie.

Pendant que Hetty s’approchait des chefs, ceux-ci ouvrirent leur cercle avec une aisance et une déférence de manières qui eût fait honneur à des hommes d’une origine plus distinguée. L’un des guerriers les plus âgés fit doucement signe à la jeune fille de s’asseoir sur un tronc d’arbre qui se trouvait près de là, et il prit place à côté d’elle, avec un air de bienveillance paternelle ; les autres se placèrent autour d’eux, avec une grave dignité. Alors la jeune fille, qui eut assez d’intelligence pour comprendre ce qu’on attendait d’elle, se mit à faire connaître le but de sa visite. Cependant, aussitôt qu’elle ouvrit la bouche pour parler, le vieux chef lui fit doucement signe de s’arrêter, et après avoir dit quelques mots à l’un des chefs plus jeunes que lui, il attendit patiemment et en silence que ce dernier eût fait venir Hist au milieu d’eux. Le chef avait occasionné cette interruption, en s’apercevant qu’un interprète était nécessaire, car quelques-uns seulement des Hurons présents comprenaient la langue anglaise, et encore n’était-ce qu’imparfaitement.

Wah-ta !-Wah ne fut pas fâchée d’être mandée pour assister à cette entrevue, et surtout pour y jouer le rôle dont on la chargeait. Elle n’ignorait pas les risques qu’elle courrait en essayant de tromper un ou deux des chefs présents ; mais elle n’en fut pas moins résolue à faire usage de tous les moyens qui s’offriraient, et d’avoir recours à toutes les ruses que peut inspirer une éducation indienne, pour cacher le fait de la présence de son fiancé dans le voisinage, et les motifs qui l’y avaient amené. Quelqu’un d’étranger aux expédients et aux inventions de la vie sauvage, n’aurait pas soupçonné la promptitude d’imagination, la prudence d’action, la résolution énergique, les nobles impulsions, le profond dévouement personnel et l’abnégation totale de soi-même quand le cœur se trouvait en jeu, qui étaient cachés sous les regards réservés, l’œil doux, et les sourires rayonnants de la jeune beauté indienne. Comme elle s’avançait vers eux, le vieux guerrier la regarda avec plaisir ; car c’était avec un secret orgueil qu’ils espéraient tous greffer une belle branche sur le tronc de leur propre nation ; en effet, l’adoption est d’un usage aussi régulier et aussi distinctement reconnu parmi les tribus d’Amérique, qu’elle l’a jamais été parmi les nations qui se soumettent à l’autorité de la loi civile.

Aussitôt que Hist eut pris place à côté de Hetty, le vieux chef l’invita à demander à la belle et jeune Face-Pâle ce qui l’avait amenée au milieu des Iroquois, et en quoi ils pouvaient la servir.

— Dites-leur, Hist, qui je suis, — la plus jeune fille de Thomas Hutter, le plus âgé de leurs prisonniers ; de celui qui possède le château et l’arche, et qui a le plus de droits à passer pour le propriétaire de ces collines et de ce lac, puisqu’il a vécu si longtemps, chassé si longtemps et pêché si longtemps dans ces lieux. Ils sauront qui vous voulez désigner par le nom de Thomas Hutter, si vous leur parlez ainsi. Et puis, dites-leur que je suis venue ici pour les convaincre qu’ils ne doivent faire aucun mal à mon père ni à Hurry, mais les laisser partir en paix, et les traiter en frères plutôt qu’en ennemis. Dites-leur tout cela franchement, Hist, et ne craignez rien ni pour vous ni pour moi ; Dieu nous protégera.

Wah-ta !-Wah fit tout ce que sa compagne désirait, en ayant soin de rendre les paroles de son amie aussi littéralement que possible dans la langue iroquoise, qu’elle parlait avec presque autant de facilité que la sienne. Les chefs entendirent ces explications préliminaires avec un grave décorum ; et les deux personnages qui connaissaient un peu l’anglais témoignèrent, par des regards furtifs, mais significatifs, qu’ils étaient satisfaits de l’interprète.

— Et maintenant, Hist, continua Hetty aussitôt qu’on lui eut fait savoir qu’elle pouvait reprendre la parole ; et maintenant, Hist, je désire que vous rapportiez, mot à mot, à ces hommes rouges ce que je vais vous dire. Dites-leur d’abord que mon père et Hurry sont venus ici dans l’intention de prendre autant de chevelures qu’ils le pourraient ; car le méchant gouverneur et la province ont mis les chevelures à prix ; chevelures de guerriers ou de femmes, d’hommes ou d’enfants, indistinctement, et que la soif de l’or était trop vive dans leurs cœurs pour qu’ils y résistassent. Dites-leur ceci, chère Hist, absolument comme vous venez de l’entendre de ma bouche, mot à mot.

Wah-ta !-Wah hésita à traduire ce discours aussi littéralement que son amie le lui demandait ; mais s’apercevant de l’intelligence de deux qui comprenaient l’anglais, et redoutant même qu’ils n’eussent une connaissance plus étendue de cette langue que celle qu’ils en possédaient réellement, elle se vit forcée d’obéir. Contre tout ce qu’aurait pu supposer un homme civilisé, l’exposition des motifs et des intentions de leurs prisonniers ne produisit aucun effet sensible sur les traits et les sentiments des membres de l’assemblée. Ils regardèrent probablement cette conduite comme méritoire, et ils ne se sentirent pas disposés à blâmer chez les autres ce que chacun d’eux n’aurait pas hésité à faire lui-même.

— Maintenant, Hist, reprit Hetty dès qu’elle s’aperçut que ses premières explications avaient été comprises par les chefs, vous pouvez leur apprendre quelque chose de plus. Ils savent que mon père et Hurry n’ont pas réussi, et par conséquent ils ne peuvent avoir aucun sujet de ressentiment contre eux, puisque aucun mal n’a résulté de leur projet. S’ils avaient massacré leurs femmes et leurs enfants, ce serait différent ; et je ne suis pas éloignée de croire que ce que je vais leur dire aurait eu plus de poids si quelque offense avait été commise. Mais demandez-leur en premier lieu, Hist, s’ils savent qu’il existe un Dieu qui règne sur toute la terre, et qui est le chef souverain de tous ceux qui vivent, qu’ils soient rouges, blancs, ou de toute autre couleur ?

Wah-ta !-Wah parut un peu surprise de cette question ; car la pensée du Grand-Esprit est rarement longtemps absente de l’esprit d’une fille indienne. Cependant, elle fit cette question aussi littéralement que possible, et elle reçut une réponse affirmative, faite d’un ton grave et solennel.

— C’est bien, continua Hetty, et ma tâche sera maintenant facile. Ce Grand-Esprit, ainsi que vous appelez notre Dieu, a voulu qu’il fût écrit un livre que nous nommons la Bible ; dans ce livre ont été tracés tous ses commandements, sa volonté sainte et son bon plaisir, ainsi que les principes auxquels les hommes doivent conformer leur conduite, et les moyens de gouverner les pensées elles-mêmes, les désirs et la volonté. Voici ce livre saint, et il faut que vous disiez aux chefs que je vais leur lire quelques passages de ses pages sacrées.

En finissant, Hetty déroula révérencieusement une petite Bible anglaise enveloppée dans un morceau de gros calicot, et elle ouvrit le volume avec cette sorte de respect extérieur qu’un catholique romain serait enclin à montrer pour une relique. Pendant qu’elle était ainsi occupée, les farouches guerriers épiaient tous ses mouvements avec un puissant intérêt, et un ou deux laissèrent échapper une légère expression de surprise à la vue du petit volume. Mais Hetty l’offrit en triomphe à leurs regards, comme si elle eût espéré que cette vue produirait un miracle visible ; puis, sans montrer ni surprise ni mortification en voyant le stoïcisme des Indiens, elle se tourna avec empressement vers sa nouvelle amie, afin de reprendre son discours.

— Voici le volume sacré, Hist, dit-elle ; et ces paroles, ces lignes, ces versets, ces chapitres, tout cela est venu de Dieu !

— Pourquoi le Grand-Esprit pas envoyer livre à Indien aussi ? demanda Hist avec la franchise d’un esprit tout à fait dans l’état de nature.

— Pourquoi ? répondit Hetty, un peu troublée par une question aussi inattendue. Pourquoi ? Ah ! vous savez que les Indiens ne savent pas lire.

Si Hist ne fut pas satisfaite de cette explication, toujours est-il qu’elle ne crut pas le cas assez important pour insister. Elle s’inclina en signe d’humble acquiescement à la vérité de ce qu’elle venait d’entendre, et elle resta patiemment assise en attendant les nouveaux arguments de la jeune enthousiaste.

— Vous pouvez dire à ces chefs que dans tout le contenu de ce livre, il est ordonné aux hommes de pardonner à leurs ennemis, de les traiter en frères, et de ne jamais faire de mal à leurs semblables, et surtout par esprit de vengeance ou par aucune passion blâmable. Pensez-vous que vous puissiez dire cela de manière à ce qu’ils le comprennent, Hist ?

— Dire assez bien ; mais eux pas comprendre aisément.

Hist traduisit alors de son mieux les idées de Hetty aux Indiens attentifs, qui entendirent ses paroles avec la surprise que pourrait manifester un Américain de nos jours si l’on prétendait en sa présence que le grand mais inconstant moteur des choses humaines, l’opinion publique, peut se tromper. Néanmoins, un ou deux d’entre eux qui s’étaient trouvés avec des missionnaires, ayant donné quelques mots d’explication, le groupe accorda toute son attention aux communications qui devaient suivre. Avant de continuer, Hetty demanda à Hist avec empressement si les chefs l’avaient comprise ; et ayant reçu une réponse évasive, il lui fallut bien s’en contenter.

— Je lirai maintenant aux guerriers quelques-uns des versets qu’il est bon pour eux de connaître, continua la jeune fille, dont les manières devinrent plus solennelles et plus impressives à mesure qu’elle avançait et ils se rappelleront que ce sont les propres expressions du Grand-Esprit. D’abord, il vous est ordonné d’aimer votre prochain comme vous-même. Dites-leur cela, chère Hist.

— Prochain pour Indien, point Face-Pâle, répondit la Delaware avec plus de détermination qu’elle n’avait jusqu’alors jugé nécessaire d’en montrer. Prochain signifie Iroquois pour Iroquois, Mohican pour Mohican, Face-Pâle pour Face-Pâle. Pas besoin dire aux chefs autre chose.

— Vous oubliez, Hist, que ce sont les paroles du Grand-Esprit, et que les chefs doivent y obéir aussi bien que d’autres. Voici un autre commandement : Si l’on vous frappe sur la joue droite, présentez la gauche.

— Quoi signifie cela ? demanda Hist avec la rapidité de l’éclair.

Hetty expliqua qu’il était ordonné par là de ne pas ressentir les injures, mais plutôt de se soumettre à en recevoir de nouvelles de la part de l’offenseur.

— Écoutez encore ceci, Hist, ajouta-t-elle : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous traitent avec mépris et vous persécutent.

En ce moment Hetty était exaltée ; ses yeux brillaient de toute la vivacité de ses sentiments, ses joues s’animaient, et sa voix, habituellement si faible et si modulée, devint plus forte et plus imposante. Sa mère lui avait de bonne heure fait lire la Bible ; et en ce moment, elle allait d’un passage à l’autre avec une vitesse étonnante, en ayant soin de choisir les versets qui enseignaient les sublimes leçons de pardon des offenses et de la charité chrétienne. Il eût été impossible à Wah-ta !-Wah, quand bien même elle l’eût essayé, de traduire la moitié de ce que disait son amie dans sa pieuse sollicitude ; la surprise la rendait muette, aussi bien que les chefs ; et la jeune enthousiaste, faible d’esprit, avait complètement épuisé ses efforts, avant que l’autre eût ouvert de nouveau la bouche pour prononcer une syllabe. Cependant la Delaware donna une brève traduction de la substance des choses dites et lues, en se bornant à un ou deux versets les plus saillants, à ceux qui avaient frappé sa propre imagination comme étant des paradoxes, et qui certes eussent été les plus applicables à la circonstance, si les esprits sans culture de l’assemblée eussent été à même de saisir les grandes vérités morales qui s’y trouvaient enseignées.

Il sera à peine nécessaire de parler au lecteur de l’effet que devait produire l’énoncé de devoirs aussi nouveaux sur un groupe de guerriers indiens, chez lesquels on regardait comme une sorte de principe religieux, de ne jamais oublier un bienfait ni pardonner une injure.

Heureusement les explications précédentes de Hetty avaient préparé les esprits des Hurons à quelque chose d’extravagant, et la plus grande partie de ce qui leur sembla contradictoire et paradoxal fut attribuée à la situation d’esprit de celle qui parlait, et qui, par son organisation, différait de la généralité de l’espèce humaine. Cependant un ou deux vieillards qui avaient entendu de semblables doctrines prêchées par les missionnaires eurent le désir de passer un moment d’oisiveté à continuer un récit qu’ils trouvaient si curieux.

— Est-ce là le Bon Livre des Faces-Pâles ? demanda un de ces chefs en prenant le volume des mains de Hetty, qui contempla ses traits avec anxiété pendant qu’il en tournait les pages, comme si elle eût attendu quelque résultat positif de cette circonstance. — Est-ce là la loi que mes frères blancs font profession d’observer ?

Hist, à qui cette question était adressée, si toutefois elle avait l’air d’être adressée à quelqu’un en particulier, fit une simple réponse affirmative, ajoutant que les Français du Canada, aussi bien que les Yankees des provinces anglaises, admettaient son autorité, et professaient d’en révérer les principes.

— Dites à ma jeune sœur, ajouta le Huron en tournant ses regards sur Hist, que j’ouvrirai la bouche pour dire quelques mots.

— Le chef iroquois va parler, mon amie Face-Pâle ; écoutez, dit Hist.

— Je m’en réjouis ! s’écria Hetty. Dieu a touché son cœur, et maintenant il laissera partir mon père et Hurry !

— Voici la loi des Faces-Pâles, reprit le chef : elle leur dit de faire du bien à ceux qui les blessent ; et, quand son frère lui demande son mousquet, de lui donner aussi sa poire à poudre. Telle est la loi des Faces-Pâles ?

— Non pas, non pas, répondit vivement Hetty lorsque ces paroles eurent été interprétées ; il n’est pas question de mousquets dans tout ce livre ; la poudre et les balles offensent le Grand-Esprit.

— Pourquoi donc les Faces-Pâles s’en servent-ils ? S’il est enjoint de donner le double à celui qui demande quelque chose, pourquoi prennent-ils le double aux pauvres Indiens qui ne demandent rien ? Ils viennent d’au-delà du soleil levant avec leur livre à la main, et ils apprennent à l’homme rouge à le lire. Mais pourquoi oublient-ils eux-mêmes tout ce que dit ce livre ? Quand l’Indien donne, l’homme blanc n’est jamais satisfait ; et maintenant il offre de l’or pour les chevelures de nos femmes et de nos enfants, quoiqu’ils nous appellent des bêtes sauvages si nous prenons la chevelure d’un guerrier tué en guerre ouverte. Mon nom est Rivenoak.

Quand elle eut l’esprit bien pénétré de cette formidable question, traduite par Hist avec plus de zèle cette fois qu’elle n’en avait montré jusqu’alors, Hetty, on le comprendra sans peine, se trouva dans une douloureuse perplexité. Des esprits plus sains que celui de cette pauvre fille ont souvent été embarrassés par des questions du même genre ; et il n’est pas étonnant que, malgré toute sa bonne volonté et sa sincérité, elle ne sût que répondre.

— Que leur dirai-je, Hist ? demanda-t-elle d’un ton suppliant ; je sais que tout ce que j’ai lu dans ce livre est vrai ; et pourtant, on croirait le contraire d’après la conduite de ceux auxquels ce livre a été donné.

— Donnez-leur raison de Face-Pâle, répliqua Hist ironiquement, toujours bonne pour un côté, quoique mauvaise pour l’autre.

— Non, non, Hist ; il ne peut y avoir deux côtés à la vérité, et cependant cela semble étrange ! Je suis sûre d’avoir lu les versets correctement, et personne ne voudrait être assez méchant pour dire que la parole de Dieu a tort. Cela ne peut jamais être, Hist.

— Eh bien, pour pauvre fille indienne, il semble que toute chose peut être avec Faces-Pâles. Une fois ils disent blanc, et une autre ils disent noir. Pourquoi donc, ne peut jamais être ?

Hetty fut de plus en plus embarrassée, et à la fin, accablée par la crainte d’avoir échoué dans ses desseins, et d’avoir compromis l’existence de son père et celle de Hurry par quelque méprise, elle fondit en larmes. Depuis ce moment, les manières de Hist perdirent toute leur ironie et leur froide indifférence, et elle redevint l’amie tendre et caressante. Elle serra dans ses bras la jeune fille affligée, et elle s’efforça de calmer sa douleur en y sympathisant, remède presque toujours infaillible.

— Pas pleurer, dit-elle en essuyant les larmes qui coulaient sur le visage de Hetty, ainsi qu’elle l’eût fait avec un enfant, en s’arrêtant de temps en temps pour la presser tendrement sur son sein avec l’affection d’une sœur ; pourquoi vous si troublée ? Vous pas fait le livre, s’il a tort ; et vous pas fait Face-Pâle, s’il est méchant. Il y a méchants hommes rouges, et méchants hommes blancs ; aucune couleur toute bonne, aucune couleur toute méchante. Les chefs savent cela.

Hetty se remit bientôt de ce soudain accès de chagrin, et alors son esprit se reporta au but de sa visite avec toute son ardeur naturelle. À la vue des chefs à figure sévère qui continuaient à se tenir debout autour d’elle avec une grave attention, elle espéra qu’un nouvel effort pour les convaincre de la vérité pourrait réussir.

— Écoutez, Hist, dit-elle en s’efforçant de réprimer ses sanglots et de parler distinctement ; dites aux chefs que ce que font les méchants importe peu ; ce qui est juste est juste, les paroles du Grand-Esprit sont les paroles du Grand-Esprit, et aucun homme ne peut se soustraire au châtiment, s’il fait une mauvaise action, parce qu’un autre a fait de même avant lui ! Rendez le bien pour le mal, dit le livre, et c’est une loi pour l’homme rouge aussi bien que pour l’homme blanc.

— Jamais entendu pareille loi parmi les Delawares ou les Iroquois, répondit Hist en cherchant à la consoler. Bon à rien de dire aux chefs loi comme celle-là ! Dites-leur quelque chose qu’ils croient.

Hist allait néanmoins continuer, lorsque sentant le doigt d’un des plus vieux chefs lui toucher l’épaule, elle leva les yeux. Elle s’aperçut alors que l’un des guerriers avait quitté le groupe, et qu’il y revenait déjà avec Hutter et Hurry. Elle comprit qu’ils allaient être tous deux interrogés à leur tour, et elle garda le silence avec la prompte obéissance d’une Indienne. Au bout de quelques secondes, les prisonniers se trouvèrent face à face avec les chefs.

— Ma fille, dit le vieux chef à la jeune Delaware, demandez à cette barbe grise pourquoi il est venu dans notre camp.

La question fut adressée par Hist en son mauvais anglais, mais d’une manière intelligible. Hutter était d’un caractère trop austère et trop opiniâtre pour redouter les conséquences d’aucune de ses actions, et il connaissait aussi trop bien la manière d’être des sauvages, pour ne pas comprendre qu’il n’y avait rien à gagner en prenant des détours et en tremblant devant leur courroux. Il avoua donc, sans hésiter, dans quel but il avait débarqué, en alléguant, pour toute justification, que le gouvernement de la province avait promis une forte prime pour chaque chevelure. Cet aveu sincère fut reçu par les Iroquois avec une satisfaction évidente, mais non pas tant à cause de l’avantage qu’il leur donnait, sous un point de vue moral, que parce qu’il leur prouvait qu’ils s’étaient emparés d’un homme digne d’occuper leurs pensées et de devenir un objet de vengeance. Interrogé à son tour, Hurry confessa la vérité, bien qu’il eût été plus disposé que son austère compagnon à user de subterfuges, si les circonstances le lui avaient permis. Il eut cependant assez de tact pour s’apercevoir que l’équivoque serait inutile en ce moment, et il fit de nécessité vertu, en imitant une franchise qui, chez Hutter, était le résultat d’un caractère insouciant, et toujours hardi et indomptable quand il s’agissait de dangers personnels.

Aussitôt qu’on eut répondu à leurs questions, les chefs s’éloignèrent silencieusement, en hommes qui regardaient cette affaire comme terminée ; car tous les dogmes de Hetty étaient sans effet sur des êtres habitués à la violence depuis l’enfance jusqu’à l’âge mûr. Hetty et Hist furent alors laissées seules avec Hutter et Hurry, sans qu’on semblât vouloir gêner les mouvements d’aucun d’eux, quoiqu’ils fussent réellement placés tous quatre sous une surveillance active et continuelle. Quant aux hommes, on avait soin de les empêcher de s’emparer d’aucun des mousquets épars çà et là, y compris les leurs ; et là se bornait toute manifestation apparente de violence. Mais avec l’expérience qu’ils avaient des coutumes indiennes, ils savaient trop bien à quel point les apparences étaient éloignées de la réalité pour être dupes de cet air de négligence. Ils pensaient continuellement tous deux au moyen de s’échapper, et cela sans se concerter ; mais ils étaient convaincus de l’inutilité de toute tentative de ce genre qui ne serait pas mûrement réfléchie et promptement exécutée. Ils étaient depuis assez de temps dans le camp, et ils avaient l’esprit assez observateur pour savoir, à n’en pas douter, que Hist était aussi en quelque sorte prisonnière ; et ce fut dans cette conviction que Hutter s’exprima en sa présence plus librement qu’il n’eût jugé prudent de le faire en toute autre circonstance, et son exemple porta Hurry à ne pas être plus réservé.

— Je ne vous blâmerai pas, Hetty, d’être venue pour accomplir une entreprise dont le motif est louable, si le plan n’en est pas très-sagement conçu, dit le père en s’asseyant à côté de sa fille et en lui prenant la main, marque d’affection que cet être endurci n’avait l’habitude d’accorder qu’à Judith. — Mais les sermons et la Bible ne sont pas ce qu’il faut pour faire sortir un Indien de ses habitudes. Deerslayer a-t-il envoyé quelque message, ou bien a-t-il inventé quelque ruse à l’aide de laquelle il pense pouvoir nous délivrer ?

— Oui, voilà la question en deux mots, ajouta Hurry ; si vous pouvez nous aider à nous éloigner d’un demi-mille, ou même à prendre une bonne avance d’un petit quart de mille, je réponds du reste. Peut-être le vieux aura-t-il besoin de quelque chose de plus ; mais pour un homme de ma taille et de mon âge, cela répondra à toute objection.

Hetty promena de l’un à l’autre ses regards affligés, mais elle n’avait aucune réponse à faire à la question de l’insouciant Hurry.

— Mon père, dit-elle, ni Deerslayer ni Judith ne savaient que je dusse venir, avant que j’eusse quitté l’arche. Ils craignent que les Iroquois ne fassent un radeau pour essayer d’arriver à la hutte, et ils pensent plus à la défendre qu’à venir vous aider.

— Non, non, non, dit Hist avec vivacité, quoique à voix basse, et le visage penché vers la terre, afin d’éviter que ceux qu’elle savait occupés à les surveiller ne s’aperçussent qu’elle parlait. — Non, non, non, Deerslayer, homme différent. Lui, pas songer à défendre lui-même, ayant un ami en danger. Secourir l’un l’autre, et tous arriver à la hutte.

— Cela sonne bien, vieux Tom, dit Hurry en clignant de l’œil et en riant, quoiqu’il prît aussi la précaution de parler bas. — Donnez-moi pour amie une squaw ayant l’esprit vif, et si je ne défiais pas tout à fait un Iroquois, je crois que je défierais le diable.

— Pas parler haut, dit Hist ; quelques Iroquois connaître langue yankee, et tous avoir oreilles yankees.

— Avons-nous une amie en vous, jeune femme ? demanda Hutter, prenant un plus vif intérêt à la conversation. S’il en est ainsi, vous pouvez compter sur une bonne récompense ; et rien ne sera plus aisé que de vous renvoyer dans votre propre tribu, si nous pouvons seulement vous faire arriver avec nous jusqu’au château. Avec l’arche et les felouques nous pouvons être maîtres du lac, en dépit de tous les sauvages du Canada ; et l’artillerie seule pourrait nous chasser du château si nous parvenions à y rentrer.

— Suppose eux venir à terre pour prendre chevelures ? répliqua Hist avec une froide ironie, que la jeune fille semblait manier mieux que cela n’est ordinaire à son sexe.

— Oui, oui, c’était une erreur ; mais les lamentations ne servent pas à grand-chose, jeune femme, et les sarcasmes encore moins.

— Mon père, dit Hetty, Judith songe à forcer la grande caisse, dans l’espoir d’y trouver de quoi racheter votre liberté des sauvages.

La physionomie de Hutter devint plus sombre à ces paroles, et son mécontentement fut exprimé en murmures inintelligibles pour ceux qui étaient présents.

— Pourquoi pas briser caisse ? ajouta Hist. — Existence plus douce que vieille caisse, — chevelures plus précieuses que vieille caisse. — Si dites pas à fille de l’ouvrir, Wah-ta !-Wah pas l’aider à se sauver.

— Vous ne savez ce que vous demandez. — Vous n’êtes que de sottes filles, et ce que vous avez de mieux à faire toutes deux, c’est de parler de ce que vous comprenez, et non d’autre chose. Je n’aime pas beaucoup cette froide négligence des sauvages, Hurry ; c’est une preuve qu’ils pensent à quelque chose de sérieux, et si nous devons prendre un parti, il faut que ce soit promptement. Croyez-vous que nous puissions compter sur cette jeune femme ?

— Écoutez, dit Hist avec une vivacité et une gravité qui prouvaient à quel point ses sentiments étaient excités, Wah-ta !-Wah non Iroquoise, — tout entière Delaware, — a un cœur delaware, — sentiments delawares. Elle prisonnière aussi. Un prisonnier aide l’autre. Pas bon de causer davantage maintenant. Fille rester avec père, — Wah-ta !-Wah venir et voir amie, — tout avoir l’air bien, — alors dire à lui quoi faire.

Ceci fut dit à voix basse, mais distinctement, et de manière à faire impression. Aussitôt qu’elle eut prononcé ces paroles, la jeune fille se leva et quitta le groupe, en se dirigeant tranquillement du côté de la hutte qu’elle occupait, comme si ce qui pouvait se passer entre les trois Faces-Pâles ne l’intéressait plus.