Le Tueur de daims/Chapitre XII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 176-194).

CHAPITRE XII.


Souvent elle parle de son père, prétend avoir entendu dire que dans le monde on a recours à la ruse ; tousse et se bat la poitrine ; parle avec mépris de bagatelles qu’elle envie, et dit d’un ton douteux des choses qui n’ont qu’un demi-sens. Ses discours ne sont rien, et pourtant ils éveillent l’attention de ceux qui les entendent sans défiance.
Shakspeare.

Nous avons laissé ceux qui occupaient l’arche et le château plongés dans le sommeil. À la vérité, une ou deux fois pendant la nuit, Deerslayer et le Delaware se levèrent pour s’assurer de la tranquillité du lac ; puis, après avoir vu que tout était en sûreté, ils retournèrent à leurs grabats, sur lesquels ils dormirent en hommes qui n’étaient pas aisément sevrés de leur repos naturel. À la première lueur de l’aurore, Deerslayer se leva et fit ses arrangements pour la journée ; quant à son compagnon, qui depuis quelque temps avait passé des nuits pleines d’inquiétude et d’agitation, il resta couché jusqu’au grand jour. Judith aussi fut moins matinale qu’à l’ordinaire ce jour-là, car elle n’avait goûté que peu de repos et de sommeil durant les premières heures de la nuit. Mais avant que le soleil se fût montré au-dessus des collines de l’est, tous furent debout ; car, dans ces régions, ceux mêmes qui se lèvent tard restent rarement sur leur couche après l’apparition du grand luminaire.

Chingachgook était occupé à faire sa toilette des bois, quand Deerslayer entra dans la cabine de l’arche et lui jeta quelques vêtements d’été grossiers, mais légers, qui appartenaient à Hutter.

— Judith me les a donnés pour votre usage, chef, dit-il en jetant la jaquette et le pantalon aux pieds de l’Indien ; car il serait de la dernière imprudence de vous laisser voir peint en guerre et sous cet accoutrement. Effacez de vos joues ces lignes menaçantes, et mettez ces vêtements. Voici un chapeau, et tel qu’il est, il vous donnera un air effrayant de civilisation incivilisée, comme disent les missionnaires. Souvenez-vous que Hist est près d’ici, et que nous devons nous occuper de cette jeune fille, en même temps que des autres. Je sais qu’il est contre vos dons et votre nature de porter des habits qui ne sont ni taillés ni portés à la manière des hommes rouges ; mais faites de nécessité vertu, et revêtez-les sur-le-champ, quand bien même cela vous dépiterait un peu.

Chingachgook, ou le Serpent, examina les vêtements avec un dégoût prononcé ; mais il comprit l’utilité, sinon l’absolue nécessité de ce déguisement. Si en effet les Iroquois venaient à découvrir un homme rouge dans le château ou dans les environs, cela pourrait augmenter leur défiance et faire tomber leurs soupçons sur leur prisonnière. Tout était préférable à un manque de succès en ce qui touchait sa fiancée. Après avoir tourné et retourné les différentes pièces d’habillement, et les avoir examinées avec une sorte de grave ironie, en affectant de les mettre maladroitement, et en manifestant toute la répugnance qu’éprouve un jeune sauvage à emprisonner ses membres dans les inventions de la vie civilisée, le chef finit par se soumettre aux instructions de son compagnon : extérieurement, il ne resta plus de l’homme rouge que la couleur seule. Néanmoins, cette circonstance devait inspirer peu de crainte ; car à la distance du rivage, et sans le secours d’une longue-vue, il était impossible de faire un minutieux examen ; et Deerslayer lui-même, bien que d’un teint plus frais et plus clair, avait le visage tellement brûlé par le soleil, qu’il était d’une nuance presque aussi foncée que celui de son compagnon mohican. La gaucherie du Delaware sous son nouveau costume fit sourire plus d’une fois son ami pendant cette journée ; mais celui-ci s’abstint scrupuleusement de se livrer à ces sortes de plaisanteries que des blancs auraient prodiguées en pareille occasion. Une aussi grande légèreté eût terriblement contrasté avec les habitudes d’un chef, la dignité d’un guerrier au début de sa carrière, et la gravité des circonstances dans lesquelles ils se trouvaient.

Les trois insulaires, si nous pouvons nous servir de cette expression, furent silencieux, graves et préoccupés pendant le repas du matin. Les traits de Judith annonçaient qu’elle avait passé une nuit agitée, tandis que les deux hommes songeaient aux événements impossibles à prévoir qu’ils avaient en perspective. Deerslayer et la jeune fille échangèrent quelques mots de politesse durant le déjeuner, mais sans parler en rien de leur situation. Enfin Judith, que les angoisses de son cœur, ainsi que le sentiment nouveau qui s’y était glissé, disposaient à des pensées plus douces et plus tendres, entama la conversation de manière à montrer à quel point le sujet dont elle voulait parler avait occupé son esprit pendant une nuit passée sans dormir.

— Il serait terrible, Deerslayer, s’écria-t-elle tout à coup, qu’il arrivât quelque chose de sérieux à mon père et à Hetty ! Nous ne pouvons rester tranquillement ici, et les laisser entre les mains des Iroquois, sans aviser à quelque moyen de les secourir.

— Je suis prêt à les servir, Judith, eux et tous ceux qui sont dans l’embarras, si l’on peut me dire comment je dois m’y prendre. Ce n’est pas une bagatelle que de tomber au pouvoir des Peaux-Rouges, quand on a des projets tels que ceux qui ont fait débarquer Hutter et Hurry ; je sais cela aussi bien qu’un autre. Je ne souhaiterais pas à mon plus cruel ennemi de se trouver dans une pareille passe, à plus forte raison à ceux avec qui j’ai voyagé, mangé et dormi. Avez-vous quelque plan dont vous voudriez nous voir, le Serpent et moi, tenter l’exécution ?

— Je ne vois pas d’autre moyen de délivrer les prisonniers que de gagner les Iroquois. Ils ne savent pas résister aux présents, et nous pourrions peut-être leur offrir assez pour leur persuader qu’il leur serait plus avantageux d’emporter ce qui serait pour eux des objets précieux, que d’emmener de pauvres prisonniers, si toutefois ils avaient l’intention de les emmener !

— Ce plan est assez bon, Judith ; oui, il est assez bon, si l’on peut gagner l’ennemi, et si nous trouvons de quoi le tenter. L’habitation de votre père est commode, et a été construite de la manière la plus adroite ; mais elle n’a pas l’air de regorger de l’espèce de richesses qui conviendraient pour fournir sa rançon. Il y a cette carabine qu’il nomme Killdeer[1], qui pourrait compter pour quelque chose. Il y a aussi un baril de poudre, à ce que j’ai appris, et il aurait certainement quelque poids ; mais pourtant, deux hommes ne peuvent être rachetés pour une bagatelle. En outre…

— En outre, quoi ? demanda Judith avec impatience, remarquant qu’il hésitait à continuer, probablement dans la crainte de l’affliger.

— Eh bien ! Judith, du côté des Français aussi bien que du nôtre, on offre des récompenses, et le prix de deux chevelures suffirait pour acheter un baril de poudre et une carabine, pas tout à fait aussi bonne peut-être que Tue-Daim, que votre père vante comme une arme extraordinaire et sans égale ; mais ils auraient de belle poudre et une carabine assez sûre. Et puis les hommes rouges ne sont pas des plus experts en fait d’armes à feu, et ils ne savent pas toujours distinguer ce qui est réel de ce qui n’en a que l’apparence.

— Cela est horrible ! murmura la jeune fille, frappée de la manière simple dont son compagnon avait coutume de présenter les faits. Mais vous oubliez mes ajustements, Deerslayer ; et ils auraient, je crois, une grande valeur aux yeux des femmes des Iroquois.

— Oui, sans doute ; oui, sans doute, Judith, reprit-il en jetant sur elle des regards perçants, comme pour s’assurer si elle serait réellement capable de faire un pareil sacrifice. — Mais êtes-vous sûre que vous aurez le courage de vous priver de vos ajustements pour un tel motif ? Bien des hommes se sont imaginé qu’ils étaient braves avant de voir le danger en face ; j’en ai connu d’autres qui se croyaient généreux, et prêts à donner ce qu’ils possédaient aux pauvres, après avoir écouté des récits d’infortunes ; mais leurs mains se fermaient comme du bois fendu, quand il fallait tout de bon en venir à donner. En outre, Judith, vous êtes belle, on pourrait même dire sans mensonge que vous êtes d’une beauté peu commune, et quand on possède la beauté, on aime à avoir ce qui lui sert de parure. Êtes-vous sûre que vous auriez le courage de vous priver de vos ajustements ?

L’allusion consolante, faite aux charmes de la jeune fille, arriva à propos pour contre-balancer l’effet produit par le doute que le jeune chasseur avait exprimé au sujet du dévouement de Judith à son devoir filial. Si un autre en avait dit autant que Deerslayer, très-probablement le compliment eût été oublié dans l’indignation que ce doute avait excitée ; mais cette rude franchise, qui si souvent exposait à nu les pensées du simple chasseur, avait de l’attrait pour la jeune fille : aussi, malgré sa rougeur et le feu passager de ses yeux, elle n’eut pas la force d’éprouver un courroux réel contre un homme dont l’âme semblait pleine de candeur et de bonté mâle. Ses regards exprimèrent le reproche ; mais elle sut maîtriser l’envie qu’elle avait de répliquer, et elle répondit d’un ton doux et amical :

— Vous réservez assurément toute votre bonne opinion pour les filles delawares, Deerslayer, si telle est sérieusement celle que vous avez des filles de votre propre couleur, dit-elle en affectant de rire ; mais mettez-moi à l’épreuve, et si vous voyez que je regrette rubans ou plumes, soie ou mousseline, alors libre à vous de juger mon cœur comme vous l’entendrez, et de dire ce que vous pensez.

— C’est juste ! Un homme juste est ce qu’il y a de plus rare à trouver sur la terre. C’est ce que dit Tamenund, le plus sage prophète des Delawares, et c’est ce que doivent penser tous ceux qui ont occasion de voir, de parler et d’agir au milieu de l’espèce humaine. J’aime un homme juste, Serpent : lorsqu’il regarde ses ennemis, ses yeux ne sont jamais couverts de ténèbres, et ils sont toute splendeur, tout éclat, quand il les tourne vers ses amis. Il se sert de la raison que Dieu lui a donnée, et il s’en sert avec la pensée qu’il lui est ordonné de voir les choses telles qu’elles sont, et non pas telles qu’il voudrait les voir. Il est assez facile de trouver des hommes qui se vantent d’être justes, mais il est prodigieusement rare d’en trouver qui le soient réellement. Combien de fois ai-je vu des Indiens qui croyaient s’occuper d’une chose agréable au Grand-Esprit, tandis qu’en réalité ils s’efforçaient seulement de satisfaire leurs penchants et leur volonté, et cela sans être la moitié du temps plus à même de découvrir la tentation de mal faire, que nous ne le sommes de voir la source qui coule dans la vallée voisine à travers cette montagne qui s’élève là-bas, quoiqu’en y regardant bien on eût pu l’apercevoir aussi clairement que nous pouvons voir les perches qui nagent autour de cette hutte !

— Cela est très-vrai, Deerslayer, répliqua Judith, du front de laquelle un sourire rayonnant effaça la moindre trace de déplaisir ; — oui, cela est très-vrai, et j’espère vous voir agir avec cet amour pour la justice en tout ce qui me touchera. J’espère surtout que vous jugerez par vous-même, et que vous ne croirez pas toutes les méchantes histoires que pourra raconter un babillard oisif tel que Hurry Harry, dans le but de nuire à la bonne réputation de toute jeune femme qui s’aviserait de ne pas avoir la même opinion que lui-même des avantages extérieurs de ce jeune fanfaron.

— Les idées de Hurry Harry ne sont pas pour moi l’Évangile Judith, répondit Deerslayer ; mais des hommes valant encore moins que lui peuvent avoir des yeux et des oreilles.

— Assez ! s’écria Judith, l’œil étincelant et le front couvert de rougeur ; occupons-nous plutôt de mon père et de sa rançon. Vous avez raison, Deerslayer, il n’est pas probable que les Indiens veuillent laisser aller leurs prisonniers si on ne leur offre pas quelque chose de plus précieux que mes ajustements et la carabine et la poudre de mon père. Mais il y a la grande caisse.

— Oui, il y a la caisse, comme vous dites, Judith ; et s’il fallait choisir entre garder un secret ou une chevelure, la plupart des hommes préféreraient garder la dernière. Votre père vous a-t-il jamais donné des ordres formels concernant cette caisse ?

— Jamais ; il a toujours pensé que ses serrures, ses coins en acier et sa solidité en étaient la plus sûre protection.

— C’est une caisse d’une forme tout à fait rare et curieuse, répliqua Deerslayer en se levant et en s’approchant de l’objet en question, sur lequel il s’assit pour l’examiner plus à son aise. — Chingachgook, ce bois ne vient d’aucune des forêts que vous ou moi nous ayons jamais parcourues ! Ce n’est pas du noyer noir, et pourtant ce bois serait tout aussi beau, et peut-être encore plus, s’il n’eût été exposé à la fumée et s’il n’eût souffert des chocs un peu rudes.

Le Delaware s’avança, toucha le bois, en examina les veines, essaya d’y tracer des raies avec un clou, et passa la main avec curiosité sur les coins en acier, les lourds cadenas et les autres parties, toutes nouvelles pour lui, de la caisse massive.

— Non, rien de semblable ne croît dans ces contrées, reprit Deerslayer ; j’ai vu toutes les espèces de chêne, les deux espèces d’érable, les ormes, les noyers, et tous les arbres ayant de la dureté et de la couleur, travaillés d’une manière ou d’une autre ; mais je n’ai jamais vu de bois comme celui-ci. Judith, la caisse à elle seule paierait la rançon de votre père ; ou bien la curiosité de l’Iroquois n’est pas aussi grande que celle d’une Peau-Rouge en général, et surtout en fait de bois.

— On pourrait racheter leur liberté à meilleur marché peut-être, Deerslayer. Le coffre est plein, et il vaudrait mieux se défaire de la moitié que du tout. D’ailleurs mon père, je ne sais pourquoi, attache un grand prix à cette caisse.

— Il semblerait en attacher davantage au contenu qu’au contenant, à en juger d’après la manière dont l’extérieur a été traité, et dont l’intérieur est défendu. Voici trois serrures, Judith ; n’y a-t-il pas de clefs ?

— Je n’en ai jamais vu une seule ; et pourtant il doit y en avoir, car Hetty nous a dit qu’elle avait souvent vu cette caisse ouverte.

— Des clefs ne se trouvent pas plus dans l’air ou ne flottent pas plus sur l’eau que des êtres humains, Judith ; s’il y a une clef, il doit y avoir une place où on la met.

— C’est vrai, et peut-être ne serait-il pas difficile de la trouver si nous osions la chercher.

— Cela vous regarde, Judith, et ne regarde que vous seule : la caisse est à vous ou à votre père, et Hutter est votre père, non le mien. La curiosité est un défaut de la femme et non pas de l’homme, et en ce moment vous avez toutes les raisons de votre côté. Si la caisse contient des objets pouvant servir à la rançon, il me semble qu’on en ferait un sage emploi en rachetant la vie du propriétaire, ou seulement même en sauvant sa chevelure ; mais vous seule avez à consulter votre jugement à ce sujet. Quand le maître légitime d’une trappe, d’un daim ou d’un canot est absent, il est représenté par son plus proche parent, suivant toutes les lois des forêts. Nous vous laissons donc le soin de décider si cette caisse doit ou ne doit pas être ouverte.

— J’espère que vous ne croyez pas que je puisse hésiter lorsque la vie de mon père est en danger, Deerslayer ?

— Ma foi, c’est à peu près un choix à faire entre des reproches à essuyer d’un côté, et des larmes à verser et un deuil à porter de l’autre. Il n’est pas déraisonnable de croire que le vieux Tom pourra trouver à redire à ce que vous aurez fait, une fois qu’il se verra de retour dans sa hutte ; mais il n’est pas rare de voir les hommes déprécier ce qu’on a fait pour leur bien ; j’ose dire que la lune même aurait une tournure toute différente si l’on pouvait la voir de l’autre côté.

— Deerslayer, si nous réussissons à trouver la clef, je vous autoriserai à ouvrir le coffre, et à y prendre les objets que vous croirez de nature à payer la rançon de mon père.

— Trouvons d’abord la clef ; nous causerons du reste après cela. Serpent, vous avez des yeux de mouche, et un jugement rarement en défaut ; pouvez-vous nous aider à deviner où le vieux Tom aura imaginé de placer la clef d’une caisse qu’il garde avec tant de soin pour son usage particulier ?

Le Delaware n’avait encore pris aucune part à la conversation ; mais, à cet appel direct, il quitta le coffre qui avait continué à attirer son attention, et il se mit à chercher autour de lui l’endroit où pouvait avoir été cachée la clef dans de telles circonstances. Judith et Deerslayer ne restèrent pas oisifs pendant ce temps, de sorte qu’ils furent bientôt tous trois occupés à des recherches actives. Comme il était certain que la clef désirée ne pouvait se trouver dans aucun des tiroirs et armoires sans fermeture, dont ils se trouvaient plusieurs dans la maison, aucun d’eux n’y regarda ; mais ils dirigèrent leur attention sur les endroits qui leur semblaient être de bonnes cachettes, et qui devaient convenir pour cet usage. La première chambre fut ainsi examinée de fond en comble, mais sans succès, et ils passèrent dans la chambre à coucher de Hutter. Cette partie de habitation était mieux meublée que le reste ; elle contenait plusieurs objets qui avaient été spécialement consacrés au service de la défunte femme du propriétaire ; mais comme Judith avait toutes les autres clefs, cette pièce fut bientôt visitée, sans qu’on y découvrît la clef en question.

Ils entrèrent alors dans la chambre à coucher des deux sœurs. Chingachgook fut immédiatement frappé du contraste qu’offrait l’arrangement des objets dans la partie de la chambre qu’on pouvait appeler celle de Judith, avec la disposition des choses contenues dans la partie de l’appartement qui appartenait plus particulièrement à Hetty. Il laissa échapper une légère exclamation, et montrant du doigt les deux côtés opposés, il communiqua sa remarque à son ami, à voix basse et en langue delaware.

— C’est comme vous le pensez, Serpent, répondit Deerslayer, dont nous conservons toujours, autant que possible, le ton et la phraséologie. C’est bien cela, comme tout le monde peut le voir ; tout cela est fondé sur la nature. L’une des sœurs, dit-on, aime à l’excès les belles choses ; tandis que l’autre est aussi douce et aussi humble que Dieu ait jamais créé la bonté et la vérité. Cependant, après tout, j’ose dire que Judith a ses vertus, et que Hetty a ses défauts.

— Et l’Esprit-Faible a vu la caisse ouverte ? demanda Chingachgook, dont le regard annonçait la curiosité.

— Certainement ; je l’ai entendu de sa propre bouche ; et, quant à cela, vous l’avez entendu aussi. Il paraît que son père ne doute pas de la discrétion de Hetty, quoiqu’il ne se fie pas à celle de sa fille aînée.

— Alors, la clef est cachée seulement pour la Rose-Sauvage. — Dans ses entretiens particuliers avec son ami, Chingachgook avait commencé à donner galamment ce nom à Judith.

— C’est cela ! c’est bien cela ! Il a confiance en l’une, et pas en l’autre. Il y a rouge et blanc en cela ; Serpent, toutes les tribus et nations s’accordant à avoir confiance en quelques-unes et à se méfier de quelques autres. Cela dépend du caractère et du jugement.

— Où pourrait-on mieux cacher une clef, avec plus de chances de la dérober aux regards de la Rose-Sauvage, que parmi de grossiers vêtements ?

Deerslayer se retourna brusquement vers son ami, l’admiration peinte sur tous les traits, et il se mit à rire de son rire silencieux, mais sincère, à cette ingénieuse et prompte supposition.

— Votre nom est bien donné, Serpent. Oui, il est bien donné ! On doit supposer avec assez de raison qu’une personne aimant les belles choses ne s’avisera pas de chercher parmi des vêtements aussi communs que ceux de la pauvre Hetty. J’ose dire que les doigts délicats de Judith n’ont pas touché un seul morceau d’étoffe aussi rude et aussi grossière que celle du jupon que voici, depuis qu’elle a fait la connaissance des officiers ! Pourtant, qui sait ? La clef peut aussi bien se trouver à ce clou que partout ailleurs. Prenez le jupon, et voyons si vous êtes réellement un prophète.

Chingachgook fit ce qu’on lui demandait, mais point de clef. Une grosse poche, vide en apparence, pendait au clou voisin, et elle fut aussi visitée. Sur ces entrefaites, l’attention de Judith fut attirée de ce côté, et elle se mit à parler avec rapidité, comme si elle eût eu l’intention d’éviter une peine inutile.

— Il n’y a là que les vêtements de la pauvre Hetty, chère innocente fille ! dit-elle ; il n’est pas probable que nous y trouvions rien de ce que nous cherchons.

Ces paroles étaient à peine sorties de la jolie bouche qui les avait prononcées, que Chingachgook tira de la poche la clef désirée. Judith avait l’intelligence trop vive pour ne pas comprendre pourquoi on avait choisi une cachette aussi simple et aussi exposée. Son visage se couvrit d’une rougeur subite, autant peut-être par suite de ressentiment que de honte ; elle se mordit les lèvres, mais elle continua de garder le silence. Deerslayer et son ami firent preuve en ce moment d’un sentiment de délicatesse innée ; tous deux s’abstinrent de sourire, ou de laisser voir même par un regard qu’ils se rendaient parfaitement compte de cet adroit artifice. Deerslayer, qui avait pris la clef des mains de l’Indien, précéda ses compagnons dans la chambre voisine, et il s’assura, en appliquant la clef à la serrure, qu’elle était bien celle qu’ils cherchaient. Il y avait trois cadenas, mais cette seule clef les ouvrit aisément. Deerslayer les enleva, détacha les crochets, leva le dessus du coffre pour s’assurer qu’il était ouvert, puis il s’en éloigna de quelques pas, en faisant signe à son ami de le suivre.

— C’est une caisse de famille, Judith, dit-il, et elle peut contenir des secrets de famille. Nous allons dans l’arche, le Serpent et moi, pour voir les pirogues, les rames et les avirons ; pendant ce temps-là, vous pouvez l’examiner vous-même, et chercher si, parmi les objets qu’elle renferme, il se trouve, ou non, quelque chose qu’on puisse offrir en rançon. Quand vous aurez fini, appelez-nous, et nous tiendrons conseil ensemble, au sujet de la valeur des objets.

— Attendez, Deerslayer, s’écria la jeune fille, comme il se disposait à sortir ; je ne toucherai à rien, je ne lèverai même pas le couvercle, si vous n’êtes pas présent. Mon père et Hetty ont jugé convenable de me cacher le contenu de ce coffre, et je suis trop fière pour fouiller dans leurs trésors cachés, à moins que ce ne soit pour leur intérêt ; mais, à aucun prix, je n’ouvrirai le coffre toute seule. Restez donc avec moi ; j’ai besoin de témoins.

— Je croirais assez, Serpent, que Judith a raison. La confiance mutuelle engendre la sécurité, mais la défiance pourra nous rendre prudents. Judith a le droit de nous demander d’être présents ; et si par hasard cette caisse renferme quelque secret de maître Hutter, il sera sous la garde de deux jeunes gens dont la bouche sait rester fermée aussi bien que celle de qui que ce soit. Nous resterons avec vous, Judith ; mais laissez-nous d’abord jeter un coup d’œil sur le lac et sur le rivage, car il faudra plus d’une minute pour vider cette caisse.

Ils allèrent alors tous deux sur la plate-forme, et Deerslayer inspecta le rivage avec sa longue-vue, tandis que l’Indien promenait gravement ses regards sur l’eau et sur les bois pour découvrir quelque signe qui pût trahir les ruses de leurs ennemis. Ils n’aperçurent rien d’étrange, et, convaincus de leur sûreté momentanée, ils se réunirent tous trois de nouveau autour de la caisse avec l’intention avouée de l’ouvrir.

Du plus loin qu’elle pouvait se souvenir, Judith avait toujours eu une sorte de respect pour cette caisse et son contenu mystérieux. Ni son père ni sa mère n’en avaient jamais parlé en sa présence ; et il semblait que, par une convention tacite, on dût éviter avec soin d’y faire aucune allusion, quand on nommait les différents objets qui se trouvaient auprès, ou même sur le couvercle. L’habitude en avait fait une chose aisée et si naturelle pour eux, que c’était tout récemment seulement que Judith avait réfléchi à cette singulière circonstance. Du reste, il n’avait jamais existé une assez grande intimité entre Hutter et sa fille aînée pour faire naître la confiance. Parfois il était bienveillant, mais en général, et surtout avec elle, il était sévère et morose. La manière dont il avait exercé son autorité était moins que tout le reste de nature à encourager sa fille à prendre une telle liberté, sans en redouter vivement les conséquences, quoique cette liberté fût suggérée par le désir de lui être utile. Et puis, Judith n’était pas tout à fait exempte de certaines idées superstitieuses au sujet de cette caisse qu’elle avait eue sous les yeux comme une sorte de relique, depuis son enfance jusqu’à ce jour. Néanmoins, le temps semblait être venu d’avoir l’explication de ce mystère, et cela dans des circonstances qui ne lui laissaient guère d’alternative.

S’apercevant que ses deux compagnons épiaient ses mouvements avec une gravité silencieuse, Judith posa une main sur le couvercle, qu’elle essaya de soulever. Mais sa force fut insuffisante, et la jeune fille, qui savait fort bien que tous les cadenas et les crochets étaient retirés, attribua cette résistance à quelque puissance surnaturelle qui s’opposait à sa tentative impie.

— Je ne puis lever le couvercle, Deerslayer, dit-elle ; ne ferions nous pas mieux de renoncer à ce dessein, et de chercher quelque autre moyen pour délivrer les prisonniers ?

— Non pas, Judith ; non pas. Il n’est aucun moyen aussi certain et aussi aisé qu’une bonne rançon. Quant au couvercle, rien ne le retient que son propre poids, qui est prodigieux pour une aussi petite pièce de bois, quoique chargée de fer comme elle l’est.

Tout en parlant, Deerslayer essaya ses forces, et réussit à lever le couvercle et à l’appuyer contre la muraille. Judith se mit à trembler de tous ses membres en jetant un premier coup d’œil dans l’intérieur du coffre ; mais elle reprit un peu d’assurance en s’apercevant qu’un morceau de toile bordé avec soin tout autour cachait complètement tout ce qui se trouvait par dessous. Cependant la caisse semblait être bien garnie, car la toile était placée à un pouce du couvercle.

— Voici tout une cargaison, dit Deerslayer en observant l’arrangement ; il nous faut faire notre besogne à loisir et à notre aise. Serpent, apportez quelques escabelles, pendant que j’étendrai cette couverture sur le plancher, et puis nous nous mettrons à l’œuvre avec ordre.

Le Delaware obéit ; Deerslayer avança poliment un tabouret pour Judith, en prit un pour lui-même, et commença à enlever le dessus de toile. Ceci fut fait avec précaution, et avec autant de soin que

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s’il eût cru que des objets délicatement façonnés dussent être cachés en dessous. Quand la toile eut été enlevée, les premières choses qui s’offrirent à la vue furent quelques vêtements d’hommes. Ils étaient faits d’étoffes fines, et, conformément aux goûts du siècle, les couleurs en étaient gaies et les ornements fort riches. Il y avait entre autres choses un habit écarlate, dont les boutonnières étaient brodées en or. Ce n’était cependant pas un uniforme ; c’était une partie du costume d’un homme de condition, à une époque où le costume s’accordait strictement avec la position sociale. Chingachgook ne put retenir une exclamation de plaisir aussitôt que Deerslayer déploya cet habit et l’exposa aux yeux ; car la philosophie de l’Indien ne put tenir contre la splendeur de ce vêtement, en dépit de son sang-froid si éprouvé. Deerslayer se tourna vivement, et regarda un instant son ami avec quelque mécontentement, lorsqu’il laissa échapper ce trait de faiblesse ; puis il se mit à entamer un soliloque, comme c’était sa coutume chaque fois que quelque vive émotion prenait l’ascendant sur lui.

— C’est un de ses dons, dit-il. Oui, c’est un don d’une Peau-Rouge d’aimer la parure, et l’on ne peut l’en blâmer. D’ailleurs, ce vêtement est extraordinaire, et les choses extraordinaires produisent des émotions extraordinaires. Je pense que ceci suffira, Judith, car on trouverait à peine dans toute l’Amérique un cœur indien capable de résister à des couleurs et à un éclat semblables. Si jamais cet habit a été fait pour votre père, vous avez acquis à bon droit le goût que vous possédez pour la parure.

— Cet habit n’a jamais été fait pour mon père, répondit la jeune fille avec vivacité ; il est beaucoup trop long ; tandis que mon père est petit et carré.

— S’il a été fait pour lui, le drap ne manquait pas, et ce qui brille était à bon marché, répondit Deerslayer avec son rire gai et silencieux. Serpent, cet habit a été fait pour un homme de notre taille, et j’aimerais à le voir sur vos épaules.

Chingachgook consentit avec plaisir à en faire l’essai ; il jeta de côté la jaquette grossière et usée de Hutter, pour orner sa personne d’un habit primitivement destiné à un homme de condition. La métamorphose fut grotesque ; mais comme l’homme remarque rarement ce qu’il peut y avoir d’incongru dans son extérieur ou dans sa conduite, le Delaware étudia ce changement avec un grave intérêt, dans un miroir ordinaire dont Hutter se servait pour se raser. En ce moment il pensa à Hist, et nous devons dire, pour rendre hommage à la vérité, quoique cela puisse nuire un peu au caractère grave d’un guerrier, qu’il aurait souhaité qu’elle pût le voir dans ce moment d’embellissement.

— Ôtez-le, Serpent, ôtez-le, reprit l’inflexible Deerslayer ; de semblables vêtements ne vous vont pas mieux qu’ils ne m’iraient. Vos dons sont pour la peinture, les plumes de faucon, les couvertures et les wampum ; les miens pour des vêtements de peau, des bas de bon cuir et de solides moccasins. Je dis moccasins, Judith ; car, quoique blanc, vivant dans les bois comme je le fais, il est nécessaire d’adopter quelques usages des bois, pour ses propres aises et par économie.

— Je ne vois pas, Deerslayer, pourquoi un homme ne pourrait pas porter un habit écarlate, aussi bien qu’un autre, répliqua Judith. Je voudrais vous voir sous cet habit.

— Me voir sous un habit qui conviendrait à un seigneur ! Eh bien, Judith, si vous attendez jusqu’à ce jour-là, vous attendrez jusqu’à ce que je n’aie plus ni raison ni mémoire. Non, non, mes dons sont mes dons, je vivrai et je mourrai avec eux, quand bien même je n’abattrais jamais plus un autre daim, quand bien même je ne percerais plus un seul saumon avec ma lance. Qu’ai-je fait pour que vous souhaitiez de me voir un habit aussi brillant, Judith ?

— C’est que je pense, Deerslayer, que les jeunes galants de la garnison, à langue menteuse et à cœur faux, ne devraient pas être les seuls à paraître sous ce beau plumage ; mais que la franchise et la probité ont aussi des droits aux honneurs et aux distinctions.

— Et quelle distinction serait-ce pour moi, Judith, d’être chamarré d’écarlate, comme un chef mingo qui vient de recevoir ses présents de Québec ? Non, non, je suis bien tel que je suis ; et sinon, je ne puis être mieux. Déposez l’habit sur la couverture, Serpent, et voyons plus avant dans la caisse.

Le séduisant habit, qui assurément n’avait jamais été destiné à Hutter, fut mis de côté, et l’inspection continua. Les vêtements d’homme, qui tous correspondaient à l’habit pour la qualité, furent bientôt examinés, et on arriva ensuite à des ajustements de femme. Une belle robe de brocart, un peu endommagée par manque de soin, fut alors examinée ; et cette fois, des exclamations de ravissement s’échappèrent librement des lèvres de Judith. La jeune fille avait un penchant prononcé pour la parure ; elle avait eu bien des occasions favorables de remarquer quelques prétentions en ce genre parmi les femmes des différents commandants et les autres dames des forts ; mais jamais elle n’avait vu avant ce moment un tissu et des nuances comparables à ce que le hasard venait de mettre sous ses yeux. Son enchantement tenait de l’enfantillage, et elle ne voulut pas qu’on continuât l’examen avant qu’elle eût revêtu une robe si peu en harmonie avec sa demeure et ses habitudes. Dans ce but, elle se retira dans sa chambre, et là, exercée comme elle l’était à ce genre d’occupation, elle se fut bientôt dépouillée de sa simple robe de toile, pour se présenter avec l’habillement de brocart à nuances resplendissantes. La robe allait parfaitement à la taille fine et aux formes développées de Judith, et assurément elle n’avait jamais paré aucune femme plus en état, par ses charmes naturels, de faire ressortir les riches couleurs et la finesse du tissu. Quand elle rentra, Deerslayer et Chingachgook, qui avaient employé le temps de sa courte absence à examiner de nouveau l’habillement d’homme, se levèrent tous deux d’un air surpris, en laissant échapper des exclamations d’étonnement et de plaisir, d’une façon si peu équivoque, qu’elles donnèrent un nouvel éclat aux yeux de Judith, dont les joues étaient animées comme par la joie d’un triomphe. Affectant, cependant, de ne pas remarquer l’impression qu’elle avait faite, la jeune fille s’assit avec la dignité d’une reine, et elle demanda que l’on continuât la visite de la caisse.

— Je ne vois pas de meilleur moyen pour traiter avec les Mingos, s’écria Deerslayer, que de vous envoyer à eux, telle que vous voici, et de leur dire qu’une reine est arrivée parmi eux ! À un tel spectacle, ils donneront la liberté au vieux Hutter, à Hurry et à Hetty.

— Je crois votre langue trop sincère pour flatter, Deerslayer, répliqua la jeune fille, plus satisfaite de cette admiration qu’elle n’eût voulu l’avouer. — Une des principales causes de mon respect pour vous a été votre amour pour la vérité.

— Aussi est-ce la vérité, la vérité solennelle, Judith, et rien de plus. Jamais mes yeux n’ont rencontré une créature aussi glorieuse que vous l’êtes en ce moment ! Moi aussi, j’ai vu des beautés dans mon temps, des blanches et des rouges ; et j’ai vu de près et de loin celles qu’on vantait et dont on parlait ; mais jamais je n’en ai vu aucune qui pût soutenir la moindre comparaison avec ce que vous êtes en cet heureux instant, Judith ; jamais.

Le regard de ravissement que la jeune fille accorda au chasseur si franc dans ses paroles ne diminua en rien l’éclat de ses charmes ; et jamais peut-être Judith, avec ses yeux humides et pleins de sensibilité, ne fut-elle aussi charmante qu’à ces mots du jeune homme : — Heureux instant ! — Il secoua la tête, la tint un instant penchée sur la caisse ouverte dans une attitude de doute, puis il continua l’examen.

Ils trouvèrent alors plusieurs objets accessoires de toilette de femme, tous correspondant en qualité à la robe. Le tout fut déposé en silence aux pieds de Judith, comme si la possession lui en eût appartenu de droit. La jeune fille en prit un ou deux, tels que des gants et des dentelles, qu’elle ajouta à sa riche parure avec un badinage affecté, mais dans le but réel d’orner sa personne, autant que les circonstances le permettaient. Après qu’ils eurent enlevé ces deux habillements d’homme et de femme, ils trouvèrent une autre toile qui couvrait le reste des objets, en les séparant de ceux déjà vus. Aussitôt que Deerslayer observa cet arrangement, il s’arrêta, ne sachant s’il était convenable d’aller plus avant.

— Tout homme à ses secrets, je suppose, dit-il, et il a aussi le droit d’en jouir ; nous avons, selon moi, déjà trouvé dans cette caisse de quoi fournir à nos besoins, et il me semble que nous ferions bien d’en rester là, et de laisser à la disposition de maître Hutter tout ce qui se trouve sous cette seconde enveloppe.

— Avez-vous l’intention, Deerslayer, d’offrir ces vêtements en rançon aux Iroquois ? demanda vivement Judith.

— Certainement. Pourquoi fouillons-nous dans la caisse d’un autre, si ce n’est pour le servir du mieux qu’il est possible ? Cet habit seul suffirait à gagner le principal chef de ces reptiles ; et s’il arrivait que sa femme ou sa fille l’accompagnassent dans cette expédition, cette robe-là attendrirait le cœur de toutes les femmes qui se trouvent entre Albany et Montréal. Je ne vois pas que nous ayons besoin d’un autre fonds de commerce que ces deux objets pour conclure un marché.

— Cela peut vous sembler ainsi, Deerslayer, répondit la jeune fille désappointée ; mais à quoi pourrait servir une pareille parure à une femme indienne ? Elle ne pourrait la porter dans les broussailles ; la saleté et la fumée d’un wigwam l’auraient bientôt souillée ; et à quoi ressembleraient deux bras rouges sous ces manches courtes garnies de dentelle !

— Tout cela est vrai, Judith ; et vous pourriez aller plus loin, et dire que ces vêtements sont tout à fait hors de place et de saison dans cette contrée. Qu’avons-nous besoin de belles parures, pourvu que nos vêtements suffisent à nos désirs ? Je ne vois pas que votre père puisse jamais se servir de tels costumes ; et il est heureux qu’il possède des choses qui n’ont aucune valeur pour lui, et qui seront très-estimées par d’autres. Nous ne pouvons mieux faire pour lui que d’offrir ces babioles en échange de sa liberté. Nous jetterons dans la balance toutes ces autres petites frivolités, et nous délivrerons Hurry par-dessus le marché.

— Mais vous pensez, Deerslayer, que Thomas Hutter n’a personne dans sa famille, — ni enfant, — ni fille, à qui cette robe puisse convenir, et que vous aimeriez voir s’en parer, une fois par hasard, ne fût-ce même qu’à de longs intervalles, et seulement pour badiner ?

— Je vous comprends, Judith, oui, je comprends maintenant votre pensée, et je crois pouvoir dire aussi votre désir. Je suis tout prêt à vous accorder que vous êtes, avec cette parure, aussi glorieuse que le soleil, quand il se lève ou se couche par un beau jour d’octobre ; et assurément vous embellissez cette toilette infiniment plus qu’elle ne vous embellit. Il y a des dons dans les vêtements, aussi bien qu’en autres choses. Par exemple, suivant moi, un guerrier, en entrant sur le sentier de guerre, ne devrait pas se peindre le corps d’une manière aussi imposante qu’un chef dont la valeur est éprouvée, et qui sait par expérience qu’il ne restera pas au-dessous de ses prétentions. Il en est de même avec nous, rouges ou blancs. Vous êtes la fille de Thomas Hutter, et cette robe a été faite pour celle de quelque gouverneur ou pour une dame de haut rang ; elle était destinée à être portée dans de beaux appartements, et au milieu d’une noble compagnie. À mes yeux, Judith, une jeune fille modeste n’est jamais plus jolie que lorsqu’elle est habillée à son avantage, et aucune toilette ne sied si elle n’est pas d’accord avec le reste. D’ailleurs, s’il est une créature dans la colonie qui puisse se passer de parure et se fier à sa bonne mine et à sa douce physionomie, c’est vous.

— Je vais ôter ces guenilles à l’instant, Deerslayer, s’écria la jeune fille en s’élançant hors de la chambre ; et je désire ne les voir jamais porter par qui que ce soit.

— Voilà comme elles sont toutes, Serpent, dit Deerslayer en riant et se tournant vers son ami, aussitôt que la jeune beauté eut disparu. Elles aiment la parure, mais elles aiment par-dessus tout leurs charmes naturels. Quoi qu’il en soit, je suis enchanté qu’elle ait consenti à mettre de côté ses falbalas, car il est déraisonnable pour une personne de sa condition de les porter ; et puis, elle est assez jolie, comme je l’ai dit, pour s’en passer. Hist aussi serait remarquablement bien avec une pareille robe, Delaware.

— Wah-ta !-Wah est une fille peau-rouge, Deerslayer, répondit l’Indien ; de même que les petits du pigeon, on doit la reconnaître à ses plumes. Je passerais près d’elle sans me déranger, si elle était couverte d’une semblable peau. Il est toujours plus sage de nous vêtir de manière à ce que nos amis ne soient pas obligés de nous demander nos noms. La Rose-Sauvage est très-agréable à voir ; mais toutes ces couleurs ne la rendent pas plus belle.

— C’est cela ! voilà la nature et les véritables bases de l’amour et de la protection. Quand un homme s’arrête pour cueillir une fraise sauvage, il ne s’attend pas à trouver un melon ; et quand il désire cueillir un melon, il est désappointé s’il s’aperçoit que c’est une citrouille, quoique souvent les citrouilles plaisent plus à l’œil que les melons. C’est cela, et cela veut dire : restez fidèles à vos dons, et vos dons vous seront fidèles.

Les deux amis eurent alors une petite discussion sur la question de savoir s’il était convenable de fouiller plus avant dans la caisse de Hutter ; mais bientôt Judith reparut sans la riche parure, et ayant repris sa simple robe de toile.

— Merci, Judith, dit Deerslayer en lui prenant la main avec bonté, car je sais qu’il vous a fallu réprimer un peu les désirs naturels à la femme, pour mettre de côté et en tas, je suppose, tant de belles choses. Mais vous plaisez mieux aux regards telle que vous êtes, que si vous aviez une couronne sur la tête et des joyaux couvrant vos cheveux. La question, maintenant, est de savoir si nous devons enlever cette enveloppe pour voir quel est réellement le meilleur marché à conclure en faveur de maître Hutter ; car il nous faut agir comme nous croyons qu’il agirait lui-même s’il était ici à notre place.

Judith avait l’air très-heureux. Accoutumée comme elle l’était à l’adulation, l’humble hommage de Deerslayer lui avait causé plus de satisfaction que les discours d’aucun homme lui en aient encore fait éprouver. Ce n’étaient pas les termes dans lesquels cette admiration avait été exprimée, car ils étaient assez simples, qui avaient produit une si vive impression ; ce n’était non plus ni leur nouveauté, ni leur chaleur, ni aucune de ces nuances qui donnent ordinairement du prix aux louanges, mais bien l’inflexible sincérité de celui qui les lui avait accordées, sincérité qui portait ses paroles si droit au cœur de la jeune fille. C’est là un des grands avantages de la droiture et de la franchise. Celui qui flatte par habitude et avec art peut réussir jusqu’au moment où ses propres armes sont employées contre lui, et semblable aux autres friandises, l’excès de l’aliment qu’il donne le fait prendre en dégoût ; mais celui qui agit franchement, quoique souvent il offense nécessairement, possède un pouvoir d’éloges qui appartient exclusivement à la sincérité ; car les paroles vont droit au cœur quand elles sont sans détour et clairement comprises. Ce fut ce qui arriva à Deerslayer et à Judith ; ce simple chasseur savait convaincre si vite et si profondément ceux qui le connaissaient de son inaltérable franchise, que toutes ses louanges étaient aussi sûres de plaire, que son blâme et ses dédains étaient certains d’exciter l’inimitié quand son caractère n’avait pas inspiré un respect et une affection qui, dans ce cas, rendaient ses reproches pénibles à entendre. Quand, par la suite, cet individu sans façon se trouva en contact avec des officiers de haut rang et des hommes chargés de veiller aux intérêts de l’état, cette même influence s’exerça sur un plus vaste champ ; les généraux eux-mêmes écoutaient ses louanges avec un vif sentiment de plaisir, qu’il n’était pas toujours au pouvoir de leurs supérieurs de leur faire éprouver. Peut-être Judith fut-elle la première personne de sa couleur qui se soumit de plein gré à cette conséquence naturelle de la vérité et de l’honnêteté chez Deerslayer. Elle avait ardemment désiré ses éloges, et elle venait de les recevoir ; et cela, sous la forme la plus agréable à ses faibles et à ses pensées habituelles. On en verra les résultats dans la suite de cette histoire.

— Si nous savions tout ce que contient cette caisse, Deerslayer, dit la jeune fille après qu’elle fut un peu revenue de l’émotion produite en elle par les louanges adressées à sa beauté, nous serions plus en état de prendre une détermination.

— Cela n’est pas déraisonnable, Judith, quoique pénétrer dans les secrets des autres fasse partie des dons des Faces-Pâles plutôt que de ceux des Peaux-Rouges.

— La curiosité est naturelle, et l’on doit s’attendre à trouver les défauts de l’humanité dans tous les hommes. Chaque fois que j’ai été dans les forts, j’ai toujours remarqué que la plupart des individus avaient le désir d’apprendre les secrets de leurs voisins.

— Oui, et quelquefois d’en inventer quand ils ne pouvaient en découvrir. Voilà la différence entre un gentleman rouge et un gentleman blanc. Le Serpent que voici détournerait la tête, s’il regardait, sans le savoir, dans le wigwam d’un autre chef ; au lieu que, dans la colonie, tandis que tous prétendent être de grands personnages, ils prouvent, pour la plupart, qu’il y a des individus au-dessus d’eux, par la manière dont ils parlent de leurs affaires. J’engagerais ma parole, Judith, que vous ne feriez pas avouer au Serpent que voici qu’il y a dans sa tribu un homme assez supérieur à lui pour deviner le but de ses pensées, et pour qu’il voulût mentionner dans sa conversation ses mouvements, ses manières, sa nourriture et tous les autres petits sujets qui occupent un homme, lorsqu’il n’est pas employé à de plus importants devoirs. Celui qui agit ainsi ne vaut guère mieux qu’un franc coquin, et ceux qui l’encouragent sont à peu près du même calibre, quelles que soient la finesse et la couleur des habits qu’ils portent.

— Mais ce n’est pas ici le wigwam d’un autre ; cette caisse appartient à mon père ; les objets qu’elle contient sont à lui, et l’on en a besoin pour lui rendre service.

— C’est vrai, Judith, c’est vrai ; et cela a du poids. Eh bien ! quand tout sera devant nous, nous pourrons mieux décider ce qu’il faut offrir pour sa rançon, et ce qu’il faut conserver.

Les sentiments de Judith n’étaient pas tout à fait aussi désintéressés qu’elle voulait le faire croire. Elle se rappelait que la curiosité de Hetty avait été satisfaite à l’égard de cette caisse, tandis que la sienne avait été désappointée ; et elle n’était pas fâchée d’avoir une occasion de rétablir seulement en cela l’égalité entre elle et une sœur moins accomplie qu’elle-même. Comme il parut y avoir unanimité d’opinion sur l’urgence de se livrer à un plus ample examen du contenu de la caisse, Deerslayer procéda à enlever la seconde enveloppe de toile.

Les objets qui se trouvèrent en dessus lorsqu’on leva de nouveau le rideau cachant les secrets de la caisse, furent une paire de pistolets curieusement incrustés en argent. Leur valeur eût été considérable dans une ville ; mais dans les bois, c’était une espèce d’arme dont on se servait rarement ; on peut même dire que jamais on n’en faisait usage, si ce n’étaient quelques officiers européens visitant les colonies, comme il s’en trouvait alors un grand nombre, tellement convaincus de la supériorité des coutumes de Londres, qu’ils s’imaginaient qu’on ne devait pas y renoncer sur les frontières d’Amérique. On verra dans le chapitre suivant quel fut le résultat de la découverte de ces armes.


  1. Tue-Daim.