Le Tueur de daims/Chapitre XVI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 244-261).

CHAPITRE XVI.


Je l’entends gazouiller dans la vallée émaillée de fleurs, et embellie par les rayons du soleil ; mais les chants sont pour moi une histoire d’heures de visions agréables.
Wordsworth.

La découverte mentionnée à la fin du chapitre précédent était d’une grande importance aux yeux de Deerslayer et de son ami. D’abord, il y avait le danger presque certain que Hutter et Hurry ne fissent une nouvelle tentative d’attaque contre ce camp, s’ils venaient à s’éveiller et à en reconnaître la position ; et ensuite il devenait plus dangereux de débarquer pour enlever Hist, sans parler de toutes les chances contraires et hasardeuses résultant nécessairement du changement de position de leurs ennemis. Sachant que l’heure du rendez-vous était proche, le Delaware ne songea plus aux trophées à enlever à l’ennemi, et l’une des premières mesures sur lesquelles il se concerta avec son compagnon, fut de laisser dormir les deux autres, de peur qu’ils ne dérangeassent l’exécution de leurs plans en y substituant les leurs. L’arche avançait lentement, et il aurait fallu un bon quart d’heure pour gagner la pointe, au train dont ils allaient, de sorte qu’ils eurent le temps de méditer un peu. Les Indiens, dans le but d’empêcher leur feu d’être aperçu par ceux qu’ils croyaient encore dans le château, l’avaient placé si près de la rive méridionale de la pointe, que les buissons le dérobaient à peine aux regards de ce côté, quoique Deerslayer gouvernât à droite et à gauche, dans l’espoir d’obtenir ce résultat.

— Nous avons un avantage, Judith, en trouvant ce feu si près de l’eau, dit-il tout en exécutant ces petites manœuvres ; car cela prouve que les Mingos nous croient dans la hutte, et qu’ils ne s’attendront pas à nous voir venir de ce côté. Il est heureux que Harry March et votre père soient endormis, autrement ils ne manqueraient pas de vouloir encore rôder pour enlever des chevelures. Ah ! tenez ! les buissons commencent à cacher le feu, et maintenant il est impossible de le voir !

Deerslayer attendit un peu pour s’assurer qu’il était enfin arrivé à l’endroit désiré, et après qu’il eut donné le signal convenu, Chingachgook jeta l’ancre et amena la voile.

La position occupée par l’arche avait son avantage et son désavantage. Le feu avait été caché à mesure que le scow avait avancé vers le rivage, qui se trouvait peut-être plus rapproché qu’il n’était désirable. Cependant on savait que le lac était très-profond un peu plus loin, et, dans les circonstances où ils étaient placés, ils devaient éviter, si cela était possible, de mouiller dans une eau profonde. Ils croyaient aussi qu’il ne pouvait y avoir aucun radeau à une distance de plusieurs milles, et qu’il serait difficile d’arriver à l’arche sans pirogue, quoique dans les ténèbres elle semblât être sous les branches avancées des arbres. L’épaisse obscurité qui les enveloppait si près de la forêt formait aussi un puissant rempart, et il n’y avait pour eux que peu ou point de danger d’être découverts, tant qu’ils auraient soin de ne faire aucun bruit. Deerslayer communiqua toutes ces remarques à Judith, en lui prescrivant ce qu’elle aurait à faire en cas d’alarme ; car il leur semblait imprudent de réveiller les deux individus endormis, si les circonstances ne venaient à l’exiger impérieusement.

— Et maintenant que nous nous entendons, Judith, dit le chasseur en finissant, il est temps que le Serpent et moi nous montions dans la pirogue. À la vérité, l’étoile n’est pas encore levée, mais elle se lèvera bientôt, quoiqu’il soit probable qu’aucun de nous ne la verra cette nuit, à cause des nuages. Après tout, Hist a l’esprit actif, et elle est une de ces personnes qui n’ont pas toujours besoin d’avoir une chose devant elles pour la voir. Je vous garantis qu’elle ne sera ni deux minutes en retard, ni deux pieds trop loin, à moins que ces vagabonds méfiants, les Mingos, n’aient pris l’alarme et placé la jeune fille comme un pigeon bien dressé pour nous attirer dans un piège, ou qu’ils ne l’aient éloignée, afin de la disposer à prendre pour mari un Huron au lieu d’un Mohican.

— Deerslayer, repartit vivement Judith, cette entreprise est très-dangereuse ; pourquoi la tenter, vous ?

— Bah ! — vous savez bien que nous allons enlever Hist, la fiancée du Serpent, — la fille qu’il veut épouser aussitôt que nous serons de retour dans la tribu.

— Cela est très-bien quant à l’Indien ; — mais vous, vous ne voulez pas épouser Hist, — vous n’êtes pas son fiancé ; pourquoi donc courir tous deux risque de la vie et de la liberté, tandis qu’un seul pourrait tout aussi bien exécuter ce projet ?

— Ah ! — je vous comprends maintenant, Judith, — oui, je commence à saisir votre idée. Vous pensez que Hist étant la fiancée du Serpent, comme on dit, et non la mienne, cette affaire ne regarde que lui ; et que, comme un seul homme peut manœuvrer une pirogue, je devrais le laisser courir seul après sa maîtresse ? Mais vous oubliez que tel est l’objet de notre arrivée ici, et qu’il serait honteux d’abandonner un projet précisément quand il offre quelque péril. Et puis, si l’amour est une chose si importante pour quelques individus, et particulièrement pour les jeunes filles, l’amitié compte aussi pour quelque chose chez d’autres. J’ose dire que le Delaware peut manœuvrer une pirogue à lui seul, qu’il peut enlever Hist à lui seul, et que peut-être il aimerait tout autant cela que de m’avoir avec lui ; mais il ne pourrait lui seul inventer des stratagèmes, dresser une embuscade, combattre les sauvages et s’emparer de sa maîtresse en même temps, aussi bien qu’avec l’aide d’un ami sûr, cet ami ne valut-il pas mieux que moi. Non, — non, — Judith, vous n’abandonneriez pas un ami qui compterait sur vous dans un pareil moment, et par conséquent vous ne pouvez vous attendre à me voir agir ainsi.

— Je crains que vous n’ayez raison, Deerslayer ; je le crois même, et pourtant je voudrais que vous ne partissiez pas ! Promettez-moi une chose du moins, c’est de ne pas vous aventurer au milieu des sauvages, et de vous en tenir à enlever la jeune fille. Ce sera assez pour une fois, et vous devriez vous contenter de cela.

— Dieu vous protège, Judith ! on croirait que c’est Hetty qui parle, et non la spirituelle et merveilleuse Judith Hutter ! Mais la frayeur change l’esprit en sottise et la force en faiblesse. Oui, j’en ai vu des preuves plus d’une fois. Eh bien ! l’intérêt que vous portez à un de vos semblables prouve votre bon cœur, Judith, et je dirai toujours que vos sentiments sont affectueux et sincères, malgré toutes les sottes histoires que peuvent inventer les personnes jalouses de votre beauté.

— Deerslayer, se hâta de dire la jeune fille en l’interrompant, quoique l’émotion la suffoquât, croyez-vous tout ce que vous entendez dire d’une pauvre orpheline ? La méchante langue de Harry Hurry doit-elle empoisonner mon existence ?

— Non pas, Judith, non pas. J’ai dit à Hurry qu’il n’était pas digne d’un homme de dire du mal de ceux qu’il ne pouvait se rendre favorables par des moyens légitimes, et que même un Indien respecte toujours la bonne réputation d’une jeune femme.

— Si j’avais un frère, Hurry n’oserait se conduire ainsi, s’écria Judith avec des yeux étincelants ; mais, voyant que je n’ai d’autre protecteur qu’un vieillard dont les oreilles sont aussi émoussées que les sentiments, il agit à sa guise !

— Cela n’est pas exact, Judith ; non, cela n’est pas exact. Aucun homme, frère ou étranger, ne saurait voir attaquer une aussi belle fille que vous sans dire un mot en sa faveur. Hurry désire sérieusement vous épouser, et le peu qu’il laisse échapper vient, à mon avis, plutôt de la jalousie que d’autre chose. Souriez-lui à son réveil, pressez sa main seulement avec moitié moins de force que vous n’avez serré la mienne tout à l’heure ; et que je meure si le pauvre garçon n’oublie pas tout, vos charmes exceptés. Les gros mots sortent plus souvent de la tête que du cœur. Éprouvez-le, Judith, à son réveil, et vous verrez la puissance d’un sourire.

Arrivé à cette conclusion, Deerslayer se mit à rire à sa manière, puis il annonça à Chingachgook, impatient sans en avoir l’air, qu’il était tout prêt à se mettre en route. Pendant que Deerslayer entrait dans la pirogue, la jeune fille resta immobile comme une statue, perdue dans les réflexions que le langage et les manières du chasseur étaient de nature à lui inspirer. La simplicité de celui-ci l’avait complètement mise en défaut ; car, dans sa sphère étroite, Judith savait adroitement gouverner les hommes, quoique dans la présente occasion elle eût obéi à l’impulsion bien plus qu’au calcul, en tout ce qu’elle avait dit ou fait. On ne peut nier que quelques-unes de ces réflexions ne fussent amères ; mais il faut attendre la suite de l’histoire pour savoir à quel point ses souffrances étaient méritées, et combien elles étaient vives.

Chingachgook et son ami à face pâle partirent pour exécuter leur hasardeuse et délicate entreprise, avec un sang-froid et une méthode qui auraient fait honneur à des hommes marchant pour la vingtième fois dans le sentier de guerre, tandis que l’un et l’autre n’en étaient encore qu’à la première. Ainsi que le demandait sa position vis-à-vis de la jolie fugitive, l’Indien se plaça sur l’avant de la pirogue, dont Deerslayer prit le gouvernement. De cette façon, Chingachgook serait le premier à débarquer, et naturellement le premier à saluer sa maîtresse. Son ami avait pris son poste sans aucune observation, mais en réfléchissant qu’un homme aussi vivement préoccupé que l’était l’Indien pourrait bien ne pas gouverner la pirogue avec autant d’aplomb et d’intelligence qu’un autre possédant un plus grand calme d’esprit. Depuis leur départ de l’arche, les mouvements des deux aventuriers ressemblaient aux manœuvres de soldats sachant parfaitement l’exercice, mais appelés pour la première fois à faire face à l’ennemi sur le champ de bataille. Jusqu’alors Chingachgook n’avait jamais tiré un coup de fusil sous l’empire de la colère, et le début guerrier de son compagnon est connu du lecteur. À la vérité, l’Indien avait rôdé pendant quelques heures autour du camp ennemi, à l’époque de son arrivée, et il y était même entré une fois, ainsi qu’on l’a vu dans le dernier chapitre, mais ces deux tentatives avaient été infructueuses. Il était certain à présent qu’ils avaient l’alternative d’un résultat important ou d’une défaite humiliante. La délivrance de Hist dépendait du succès de l’entreprise. C’était en un mot le coup d’essai de ces deux jeunes et ambitieux soldats des forêts, et si l’un d’eux seulement agissait sous l’influence de sentiments qui d’ordinaire poussent les hommes si loin, tous deux sentaient leur fierté et leur ambition intéressées à la réussite.

Au lieu de diriger la pirogue directement vers la pointe, qui se trouvait alors à moins d’un quart de mille de l’arche, Deerslayer lui fit suivre une diagonale vers le centre du lac, dans le but de prendre une position qui lui permit, en approchant du rivage, de n’avoir ses ennemis qu’en face. L’endroit où Hetty avait débarqué et où Hist avait promis de les rejoindre se trouvait sur le côté le plus élevé de la pointe. Pour y arriver, les deux aventuriers auraient été forcés de la doubler presque entièrement, en longeant de fort près le rivage, s’ils n’eussent pas fait la manœuvre en question. Ils comprirent si bien la nécessité de cette mesure, que Chingachgook, quoiqu’elle eût été adoptée sans sa participation, continua de ramer tranquillement, sans s’inquiéter de ce que cette direction était en apparence presque opposée à celle qu’il désirait impatiemment de suivre, comme on peut bien le supposer. Néanmoins, quelques minutes suffirent pour faire parcourir à la pirogue la distance nécessaire ; les deux jeunes gens cessèrent de ramer comme par un accord instinctif, et la nacelle resta stationnaire.

L’obscurité augmentait au lieu de diminuer ; mais on pouvait encore, de l’endroit où se trouvaient les aventuriers, distinguer les contours des montagnes. Le Delaware tourna vainement les yeux à l’est pour entrevoir l’étoile promise ; car quoique les nuages fussent moins épais de ce côté à l’horizon, le rideau qu’ils formaient s’étendait si loin qu’il cachait tout ce qui était derrière. En face, à la distance d’environ mille pieds, s’avançait la pointe, ainsi que l’annonçait la forme du sol au-dessus et au-delà. Il était impossible d’apercevoir le château, et d’entendre aucun bruit venant de cette partie du lac. Cette dernière circonstance pouvait également être attribuée à la distance de plusieurs milles qui les en séparait, ou à l’absence de tout mouvement. Quant à l’arche, quoiqu’elle fût à peine plus éloignée de la pirogue que de la pointe, elle était si complètement ensevelie dans les ombres du rivage, qu’elle eût été invisible, quand même il eût fait infiniment plus clair.

Les aventuriers s’entretinrent alors à voix basse, et cherchèrent à deviner quelle heure il pouvait être. Suivant Deerslayer, l’étoile ne devait paraître que dans quelques minutes, tandis que, dans son impatience, le chef s’imaginait que la nuit était bien plus avancée, et croyait que sa fiancée était déjà à l’attendre sur le rivage. Assez naturellement, l’opinion de ce dernier prévalut, et son ami se disposa à gagner le lieu du rendez-vous. Il fallut alors user de toute leur habileté, et prendre les plus grandes précautions pour manœuvrer la pirogue. Les rames étaient levées et replongées dans l’eau sans aucun bruit, et lorsqu’ils ne furent plus séparés de la rive que par une cinquantaine de toises, Chingachgook déposa sa rame pour saisir son mousquet. Arrivés plus près encore de la ceinture ténébreuse qui entourait les bois, ils s’aperçurent qu’ils allaient trop au nord, et ils changèrent la direction de la pirogue, qui semblait se mouvoir par instinct, tant tous ses mouvements étaient circonspects et réfléchis. Elle continua cependant à avancer jusqu’au moment où son avant gratta sur le sable de la plage, à l’endroit même où Hetty avait débarqué, et d’où sa voix avait été entendue, la nuit précédente, lorsque l’arche vint à passer. Là comme ailleurs, le rivage était étroit, mais les buissons formaient une frange au pied des bois, et presque partout ils étaient suspendus au-dessus de l’eau.

Chingachgook s’avança sur le rivage, qu’il examina avec soin, et à quelque distance, de chaque côté de la pirogue. Pour y parvenir, il fut souvent obligé de marcher dans l’eau jusqu’aux genoux, sans en être récompensé par la vue de Hist. À son retour, il trouva son ami qui avait aussi débarqué. Ils se consultèrent à voix basse, car l’Indien craignait qu’ils ne se fussent mépris sur le lieu du rendez-vous. Deerslayer pensait que probablement ils s’étaient trompés d’heure. Il n’avait pas fini de parler, qu’il saisit le bras du Delaware, lui fit tourner les yeux du côté du lac en lui montrant le sommet des montagnes situées à l’est. Les nuages s’étaient faiblement entr’ouverts, plutôt au-delà qu’au-dessus des collines, ainsi qu’il leur sembla, et l’étoile du soir scintillait entre les branches d’un pin. En tout cas c’était un doux présage, et les deux jeunes gens s’appuyèrent sur leurs fusils, en prêtant une oreille attentive pour entendre le bruit de tous pas qui pouvaient s’approcher. À maintes reprises, ils entendirent des voix auxquelles se mêlaient des cris interrompus d’enfants, et les rires peu bruyants, mais harmonieux, de femmes indiennes. Comme les indigènes d’Amérique sont généralement pleins de circonspection, et qu’il leur arrive rarement de prendre un ton élevé dans leurs entretiens, les aventuriers en conclurent qu’ils devaient être fort près du camp. Aux rayons de lumière qui illuminaient les cimes de quelques arbres, il était aisé de voir qu’il y avait un feu dans les bois ; mais, de l’endroit où ils se trouvaient, ils ne pouvaient calculer exactement la distance qui les séparait de ce feu. Une ou deux fois il leur sembla entendre quelques individus s’éloigner du feu et s’approcher du lieu du rendez-vous ; mais ces sons étaient une illusion, ou ceux qui s’étaient avancés s’en retournèrent sans aller au rivage. Un quart d’heure se passa dans cet état d’attente et de vive anxiété, et alors Deerslayer proposa de faire le tour de la pointe dans la pirogue, et de prendre une position avancée, d’où ils pourraient voir le camp et observer les Indiens, ce qui les mettrait à portée de former des conjectures plausibles sur l’absence de Hist. Le Delaware refusa résolument de quitter ce lieu, en objectant, avec assez de raison, le désappointement qu’éprouverait la jeune fille, si par hasard elle arrivait après leur départ. Deerslayer partagea les inquiétudes de son ami, et s’offrit à faire seul le tour de la pointe, en le laissant caché dans les buissons pour y attendre les événements favorables à ses projets. Cette proposition ayant été acceptée, ils se séparèrent.

Aussitôt que Deerslayer eut repris son poste sur l’arrière de la pirogue, il s’éloigna du rivage avec autant de précaution et de silence que lorsqu’il s’en était approché. Cette fois il ne s’écarta que peu de la terre, car les buissons lui offraient un abri suffisant, pourvu qu’il en passât aussi près que possible. Dans le fait, il eût été difficile d’inventer un meilleur moyen pour faire une reconnaissance autour d’un camp indien, que celui que lui procurait la situation actuelle des choses. La conformation de la pointe permettait qu’on la côtoyât de trois côtés, et la pirogue faisait si peu de bruit, qu’il n’y avait pas lieu de craindre qu’elle donnât l’éveil. Le pied le plus discret et le plus exercé peut agiter un tas de feuilles ou faire craquer une branche sèche dans les ténèbres ; mais on réussit à faire flotter une pirogue en écorce sur la surface d’une eau tranquille, avec le sûr instinct et toute la légèreté silencieuse d’un oiseau aquatique.

Deerslayer se trouvait presque en ligne droite entre l’arche et le camp avant d’avoir aperçu le feu. La lueur en frappa ses yeux tout à coup, et un peu à l’improviste. Il en fut alarmé un moment, craignant de s’être imprudemment aventuré dans le cercle de lumière. Un nouveau coup d’œil le convainquit qu’il ne courait aucun danger d’être découvert, tant que les Indiens resteraient dans la partie éclairée ; et après avoir arrêté la pirogue dans la position la plus favorable qu’il put trouver, il commença ses observations.

Tout ce que nous avons dit au sujet de cet être extraordinaire n’est d’aucune valeur, si le lecteur ne sait pas déjà que, tout ignorant qu’il était des usages du monde, et tout simple qu’il s’est toujours montré en tout ce qui concerne les subtilités de convention et de goût, Deerslayer était un être doué naturellement de sentiments énergiques, et même poétiques. Il aimait les bois pour leur fraîcheur, leurs sublimes solitudes, leur immensité, et les traces partout visibles du cachet divin de leur créateur. Rarement il les parcourait sans s’arrêter devant quelques beautés particulières qui le charmaient, bien qu’il n’essayât pas souvent d’en approfondir les causes, et jamais il ne se passait de jour qu’il n’entrât en communion mentale, sans le secours du langage, avec la source infinie de tout ce qu’il voyait, sentait et contemplait.

Ainsi constitué dans un sens moral, et doué d’une fermeté qu’aucun danger ne pouvait ébranler, qu’aucune situation critique ne pouvait troubler, il n’est pas étonnant qu’il éprouvât, à la vue de la scène qui s’offrit à ses yeux, un plaisir qui lui fit momentanément oublier le motif de son excursion. La description de cette scène fera ressortir plus complètement cette situation.

La pirogue était alors en face d’une percée naturelle, non-seulement à travers les buissons qui couvraient le rivage, mais même à travers les arbres de la forêt, qui donnait une vue complète du camp des ennemis. C’était par le moyen de cette percée que la lumière avait été aperçue du bateau pour la première fois. Comme ils venaient de changer tout récemment de campement, les Indiens ne s’étaient pas encore retirés dans leurs huttes ; ce moment avait été retardé par les préparatifs nécessaires tant pour leur logement que pour leur nourriture. On avait allumé un grand feu, tant pour servir de torches que pour préparer leur simple repas ; et en ce moment la flamme s’élevait vive et brillante dans les airs, car on venait d’y jeter un nouveau supplément de branches sèches. Les arches de verdure de la forêt étaient comme illuminées, et l’espace occupé par le camp était éclairé comme si l’on y eût allumé plusieurs centaines de torches. La plupart des travaux avaient cessé, et l’enfant même le plus affamé avait satisfait son appétit. En un mot, c’était ce moment de relâchement et d’indolence générale qui suit ordinairement un bon repas, et où le travail de la journée est terminé. Les chasseurs et les pêcheurs avaient eu un égal succès, et les aliments, ce grand besoin de la vie sauvage, étant abondants, tous autres soucis semblaient avoir disparu pour faire place au sentiment de jouissance dépendant de ce fait important.

Deerslayer vit du premier coup d’œil que plusieurs des guerriers étaient absents. Il aperçut pourtant Rivenoak, sa connaissance, assis au premier plan d’un tableau que Salvator Rosa se serait fait un plaisir de dessiner ; ses traits basanés, illuminés par le plaisir autant que par la lueur de la flamme, tandis qu’il montrait à un autre Indien un des éléphants qui avaient causé une telle sensation dans sa tribu. Un enfant regardant par-dessus son épaule avec une curiosité niaise complétait ce groupe. Plus loin, sur l’arrière-plan, huit à dix guerriers étaient à demi couchés par terre, ou assis le dos appuyé contre des arbres, offrant autant d’images d’un repos indolent. Chacun d’eux avait ses armes près de lui, tantôt appuyées contre le même arbre que son maître, tantôt jetées avec insouciance en travers de son corps. Mais le groupe qui attira le plus l’attention de Deerslayer fut celui qui était composé des femmes et des enfants. Toutes les femmes semblaient être réunies, et chaque mère, comme de raison, avait près d’elle ses enfants. Elles riaient et causaient avec leur retenue et leur tranquillité habituelles ; mais quiconque aurait connu les habitudes de cette nation se serait aperçu que tout n’y allait pas à la manière ordinaire. La plupart des jeunes femmes semblaient avoir leur légèreté d’esprit accoutumée ; mais une vieille sorcière à figure rechignée et assise à quelque distance avait l’air de surveiller tout ce qui se passait ; et le chasseur savait que c’était une preuve qu’elle avait été chargée par les chefs de quelque devoir d’une nature désagréable. Quel était ce devoir ? il n’avait aucun moyen de le savoir ; mais il était convaincu qu’il devait, de manière ou d’autre, avoir rapport à son propre sexe, les vieilles femmes n’étant chargées que de pareils emplois.

Les yeux de Deerslayer cherchèrent naturellement partout avec attention et inquiétude la jeune Hist ; il ne l’aperçut nulle part, quoique la lumière pénétrât à une grande distance du feu dans toutes les directions. Il tressaillit une ou deux fois, croyant la reconnaître à sa manière de rire ; mais ses oreilles avaient été trompées par le son mélodieux si commun à la voix des jeunes Indiennes. Enfin la vieille femme parla tout haut avec un accent de colère ; et il vit tout à fait à l’arrière-plan deux ou trois figures sombres s’avancer vers la partie du camp qui était mieux éclairée, comme pour obéir à l’ordre qui venait d’être donné. Un jeune guerrier fut le premier qui se montra distinctement. Deux jeunes filles le suivaient à quelques pas, et l’une d’elles était la Delaware prisonnière. Deerslayer comprit tout alors : Hist était surveillée, peut-être par son jeune compagnon, et à coup sûr par la vieille femme. Le jeune homme était sans doute quelque admirateur de Hist ou de sa compagne ; mais sa discrétion même portait l’empreinte de la défiance, en dépit de son admiration. Le voisinage bien connu de ceux qu’ils pouvaient regarder comme amis de la jeune fille, et l’arrivée d’un homme rouge étranger sur le lac, avaient fait prendre aux Indiens des précautions inusitées, de sorte qu’elle n’avait pu se soustraire à leur vigilance pour se trouver au rendez-vous. Deerslayer remarqua son agitation, en la voyant à plusieurs reprises lever les yeux, en ayant l’air de chercher à découvrir entre les branches d’arbres l’étoile qu’elle avait elle-même désignée pour les guider au lieu du rendez-vous. Tous ses efforts furent inutiles, et après avoir erré quelques instants encore autour du camp avec une indifférence affectée, les deux filles quittèrent leur escorte, et allèrent s’asseoir parmi celles de leur sexe. Immédiatement après, la vieille sentinelle prit une place plus à sa guise, ce qui prouvait bien que jusqu’à ce moment elle n’avait pas cessé d’être sur le qui-vive.

Deerslayer se trouva alors fort embarrassé : il savait parfaitement que Chingachgook ne consentirait jamais à retourner à l’arche sans faire quelques efforts désespérés pour délivrer sa maîtresse, et sa générosité le portait à aider son ami dans une semblable entreprise. À certains indices, il crut voir chez les femmes l’intention de se retirer pour la nuit, et si le feu continuait à répandre sa clarté, il pouvait, en restant à son poste, découvrir la hutte ou l’abri occupé par Hist ; circonstance qui leur serait d’un immense secours pour le parti qu’ils prendraient plus tard. S’il tardait pourtant beaucoup plus longtemps, il était à craindre que l’impatience de son ami ne l’entraînât dans quelque imprudence. À chaque instant il s’attendait à voir apparaître dans le lointain la figure basanée du Delaware, semblable au tigre rôdant autour du troupeau. Prenant donc toutes ces choses en considération, il en vint à conclure qu’il ferait mieux de rejoindre son ami, dont il s’efforcerait de calmer l’impétuosité à l’aide de son sang-froid et de sa discrétion. Deux minutes lui suffirent pour mettre ce plan à exécution, et la pirogue retourna vers la plage, dix ou douze minutes après l’avoir quittée.

Contre son attente, peut-être, Deerslayer trouva l’Indien à son poste, dont il n’avait pas bougé, de peur que sa fiancée n’arrivât durant son absence. Dans la conférence qu’il eut avec son ami, Chingachgook fut mis au fait de ce qui se passait dans le camp. En indiquant la pointe comme lieu de rendez-vous, Hist avait projeté de s’échapper de l’ancienne position, et de gagner un endroit qu’elle se flattait de trouver inoccupé ; mais le changement soudain d’emplacement avait déjoué tous ses plans. Une vigilance bien plus active que celle qu’ils avaient dû déployer précédemment, devenait maintenant nécessaire, et la surveillance exercée par la vieille femme dénotait aussi quelques causes particulières d’alarme. Toutes ces considérations, et une foule d’autres qui s’offriront d’elles-mêmes au lecteur, furent brièvement discutées par les deux jeunes gens avant qu’ils prissent aucune décision. Néanmoins, comme la circonstance était de celles qui veulent qu’on agisse au lieu de parler, le parti à prendre fut bientôt décidé.

Après avoir placé la pirogue de manière à ce qu’elle fût aperçue de Hist, au cas où elle viendrait au rendez-vous avant leur retour, ils examinèrent leurs armes et se disposèrent à entrer dans le bois. La langue de terre qui s’avançait dans le lac pouvait contenir en tout deux acres, et la partie qui formait la pointe, et sur laquelle le camp était assis, n’occupait pas plus de la moitié de cette surface. Elle était principalement couverte de chênes qui, comme on le voit d’ordinaire dans les forêts d’Amérique, s’élevaient à une grande hauteur sans projeter une seule branche, formant à leur cime une voûte de riche et épais feuillage. Au-dessous, à part la frange de buissons qui bordaient le rivage, il y avait fort peu de broussailles, quoique, par leur forme, les arbres fussent plus rapprochés qu’ils ne le sont ordinairement dans des lieux où la hache a été souvent employée, pareils à de hautes et rustiques colonnes soutenant un dôme de feuillage. La surface du sol était assez unie ; mais, près du centre, elle formait une légère élévation qui la séparait en deux parties, l’une au nord, l’autre au sud. Sur cette dernière, les Hurons avaient allumé leur feu, profitant d’une position qui le masquait à leurs ennemis, qu’ils supposaient, comme on se le rappellera, dans le château situé au nord. On voyait aussi un ruisseau qui descendait en murmurant le long des collines adjacentes, pour aller se jeter dans le lac, au sud de la pointe. Il s’était creusé un lit profond dans la portion la plus élevée du terrain, et dans un temps plus rapproché, quand ce lieu fut envahi par la civilisation, les rives sinueuses et ombragées de ce ruisseau ne contribuèrent pas peu à embellir ce site. Il coulait à l’est du campement, et ses ondes allaient se perdre du même côté, dans le grand réservoir de ce voisinage, et tout près de l’endroit qu’on avait choisi pour allumer le feu. Deerslayer, autant que les circonstances le lui avaient permis, avait étudié ces particularités, et les avait communiquées à son ami.

Le lecteur comprendra que la petite élévation de terre située au-delà du campement indien favorisait grandement la secrète approche des deux aventuriers. Elle empêchait la lueur du feu de se répandre sur l’espace qui se trouvait directement en arrière, quoique le sol s’affaissât près de l’eau, laissant ainsi à découvert ce qu’on pourrait appeler le flanc gauche de la position. Nous avons dit « à découvert », mais ce n’est pas précisément le mot, puisque la petite montagne qui s’élevait derrière les huttes et le feu, au lieu de protéger les Indiens, offrait un rempart à ceux qui s’avançaient alors furtivement. Deerslayer ne déboucha pas de la bordure de buissons exactement en face de la pirogue, ce qui l’aurait trop soudainement exposé à la lumière, le tertre ne s’étendant pas jusqu’à l’eau ; il suivit la plage dans la direction nord, jusqu’à ce qu’il fût presque arrivé au côté opposé de la langue de terre, de sorte qu’il se trouva abrité par la pente de la colline, et par conséquent plus dans l’ombre.

Aussitôt qu’ils furent sortis des buissons, les deux amis s’arrêtèrent pour faire une reconnaissance. Le feu continuait à flamber derrière la colline, et la lueur qui dardait dans les cimes des arbres produisait un effet plus agréable qu’avantageux. Cependant ce genre de clarté n’était pas sans utilité ; car, tandis que tout était plongé dans les ténèbres derrière eux, tout était éclairé d’une forte lumière par-devant, et il en résultait qu’ils voyaient les Indiens sans que ceux-ci pussent les apercevoir. Profitant de cette circonstance, les jeunes gens s’avancèrent avec précaution vers les hauteurs. Deerslayer marchait le premier, car il avait insisté sur ce point, de crainte que l’amour ne fît commettre quelque indiscrétion au chef delaware. Il ne leur fallut que quelques instants pour arriver au pied de la colline, et alors commença la partie la plus critique de leur entreprise. Marchant avec la plus grande prudence, et traînant sa carabine, tant pour en cacher le canon que pour la tenir prête à lui servir, le chasseur plaçait tour à tour un pied devant l’autre, jusqu’au moment où il se trouva assez haut pour voir au-dessus de la colline, sa tête seule étant exposée à la lumière. Chingachgook était à son côté, et tous deux s’arrêtèrent pour faire un nouvel examen du camp. Cependant, pour se mettre à l’abri de tout rôdeur qui serait en arrière, ils s’appuyèrent tous deux sur le tronc d’un gros chêne, du côté du feu.

La vue que Deerslayer obtint alors du camp était exactement le contraire de ce qu’il avait aperçu lorsqu’il était sur l’eau. Les figures sombres qu’il avait vues alors devaient avoir été sur le haut de la colline, à quelques pieds en avant du lieu où il était posté maintenant. Le feu brillait encore, et tout autour étaient assis sur des troncs d’arbres treize guerriers, dont faisaient partie ceux qu’il avait vus quand il était sur la pirogue. Ils causaient avec beaucoup de vivacité, et un des éléphants passait de main en main. Les transports causés par la surprise s’étaient calmés, et leur entretien roulait alors sur l’existence probable, l’histoire et les habitudes d’un animal si extraordinaire. Nous n’avons pas le loisir de rapporter les opinions de ces hommes grossiers sur un sujet qu’ils ne pouvaient connaître ; mais nous ne hasarderons rien en disant qu’elles étaient aussi plausibles et beaucoup plus ingénieuses que la moitié des conjectures qui précèdent la démonstration d’une science. Quoiqu’ils pussent se tromper dans leurs conclusions et leurs déductions, il est certain qu’ils discutaient ces questions avec une attention que rien ne partageait. Toute autre chose était oubliée pour le moment, et les deux amis n’auraient pu trouver un instant plus favorable pour arriver.

Les femmes étaient réunies ensemble à peu près comme Deerslayer les avait vues la dernière fois, presque en ligne entre le feu et l’endroit où il était. La distance des Indiens au chêne contre lequel les deux jeunes gens étaient appuyés pouvait être d’environ trente toises, et les femmes en étaient plus près d’environ moitié : à une si faible distance, il fallait à nos aventuriers la plus grande circonspection dans tous leurs mouvements pour ne faire aucun bruit. Quoiqu’elles causassent ensemble d’une voix douce et basse, il était possible, au milieu du profond silence d’une forêt, d’entendre des fragments de leur conversation, et les éclats de rire qui leur échappaient quelquefois auraient pu être entendus même de la pirogue. Deerslayer sentit le tremblement qui agita tout le corps de son ami quand celui-ci reconnut pour la première fois les doux accents qui sortaient des jolies lèvres rebondies de Hist. Il appuya même une main sur l’épaule du chef indien, comme pour l’avertir de maintenir son empire sur lui-même. L’entretien des Indiennes commençant à s’animer, tous deux se penchèrent en avant pour écouter.

— Les Hurons ont des bêtes plus curieuses que cela, dit l’une d’elles d’un ton méprisant ; car, de même que les hommes, elles causaient de l’éléphant. Les Delawares croient cette créature merveilleuse ; mais pas un Huron n’en parlera demain. Si ces animaux osaient s’approcher de nos wigwams, nos jeunes gens sauraient les trouver.

Ces mots s’adressaient, dans le fait, à Wah-ta !-Wah, quoique celle qui les prononçait fît semblant de n’oser la regarder par méfiance d’elle-même et par humilité.

— Les Delawares sont si loin de laisser entrer de pareilles bêtes dans leur pays, répliqua Hist, que personne n’y avait même jamais vu leur image. Leurs jeunes hommes feraient reculer d’effroi les images aussi bien que les bêtes.

— Les Delawares, de jeunes hommes ! C’est une nation de femmes. Qui a jamais entendu le nom d’un jeune guerrier delaware ? Les daims eux-mêmes continuent à paître quand ils entendent leur chasseur s’approcher. Qui a jamais entendu le nom d’un guerrier delaware ?

Cela était dit d’un ton de bonne humeur, en riant, mais avec un accent caustique ; et la manière dont Hist y répondit prouva qu’elle sentait ce sarcasme.

— Qui a jamais entendu le nom d’un jeune guerrier delaware ? répéta-t-elle avec chaleur. Tamenund lui-même, quoique aussi vieux aujourd’hui que les pins de cette montagne et que les aigles qui prennent si haut leur essor, a été jeune autrefois ; son nom était connu depuis le grand lac d’eau salée jusqu’aux eaux douces de l’Ouest. Qu’est-ce que la famille des Uncas ? Où s’en trouve-t-il une plus illustre, quoique les Faces-Pâles aient détruit leurs sépultures, et foulé aux pieds leurs ossements ? Les aigles volent-ils aussi haut ? Les daims sont-ils aussi agiles ? Les panthères sont-elles aussi braves ? N’existe-t-il plus aucun jeune guerrier de cette race ? Que les filles des Hurons ouvrent davantage les yeux, et elles verront un nommé Chingachgook, qui est aussi majestueux qu’un jeune frêne et aussi ferme qu’un vieux chêne.

Au moment où la jeune fille, dans son langage figuré, disait à ses compagnes qu’elles n’avaient qu’à ouvrir les yeux, pour voir Chingachgook, Deerslayer poussa son coude dans les côtes de son ami, en se livrant à ce rire silencieux auquel il s’était déjà habitué. Le Delaware répondit par un sourire ; mais le langage de Hist était trop flatteur, et le son de sa voix trop doux à ses oreilles, pour qu’une coïncidence accidentelle, quelque plaisante qu’elle fût, pût l’en distraire.

Ce discours de Hist amena une réplique, et, quoique la querelle se fût engagée avec bonne humeur et sans aucun mélange de la violence grossière de ton et de gestes qui fait perdre au beau sexe une si grande partie de ses charmes dans ce qu’on appelle la vie civilisée, elle s’échauffa et devint un peu plus bruyante. Au milieu de cette scène, le Delaware fit signe à son ami de se baisser, de manière à se cacher complètement, et il imita si parfaitement ensuite le cri de la plus petite espèce de l’écureuil d’Amérique, que Deerslayer lui-même y fut trompé ; et, quoiqu’il eût entendu cent fois cette imitation, il crut véritablement que ce bruit avait été produit par un de ces petits animaux sautant sur les branches qui couvraient leurs têtes. Ce son est si commun dans les bois, qu’aucun des Hurons n’y fit la moindre attention ; mais Hist cessa de parler sur-le-champ, et elle resta immobile ; cependant elle eut assez d’empire sur elle-même pour ne pas tourner la tête. Elle avait reconnu le signal par lequel son amant avait coutume de l’appeler de son wigwam à une entrevue secrète, et il avait fait sur son cœur et ses sens la même impression que produit une sérénade sur une jeune fille dans la terre du chant.

Dès ce moment, Chingachgook fut persuadé que sa présence était connue. C’était là un grand point, et il pouvait maintenant espérer que sa maîtresse agirait avec plus de hardiesse qu’elle n’en eût peut-être osé montrer si elle eût ignoré sa présence : il fut certain qu’elle joindrait tous ses efforts aux siens pour opérer sa délivrance. Deerslayer se leva dès que le signal eut été donné, et quoiqu’il n’eût jamais participé à cette douce communion d’idées que les amants connaissent seuls, il découvrit bientôt le grand changement survenu dans les manières de la jeune fille. Elle affecta néanmoins de continuer la discussion, mais ce fut désormais sans finesse et sans énergie ; elle parla, au contraire, de manière à procurer à ses adversaires une victoire facile, plutôt que dans le dessein de la remporter. Une ou deux fois, à la vérité, son esprit vif et naturel lui inspira une réplique ou un argument qui provoqua le rire, et lui donna un instant l’avantage ; mais ces petites saillies qui jaillissaient de source ne l’aidèrent que mieux à cacher ses sentiments véritables, et à faire paraître le triomphe de ses antagonistes plus naturel. À la fin, la discussion se refroidit, et toutes les femmes se levèrent comme pour se séparer. Ce fut alors que Hist s’aventura pour la première fois à tourner la tête vers l’endroit d’où le signal était parti. Elle fit ce mouvement d’un air naturel, mais avec circonspection, et elle étendit les bras en bâillant, comme si le sommeil l’eût accablée. Le cri de l’écureuil prétendu se fit entendre de nouveau, et la jeune fille fut convaincue qu’elle connaissait la position occupée par son amant, quoique la vive lumière dont elle était entourée, et l’obscurité relative où se trouvaient les deux amis, l’empêchassent de voir leurs têtes, seules parties de leurs corps qui paraissaient au-dessus du haut de la colline. L’arbre contre lequel ils étaient appuyés était caché par l’ombre d’un énorme pin qui le séparait du feu, circonstance qui eût suffi pour rendre invisibles, à quelque distance que ce fût, les objets placés dans cette masse de ténèbres. Deerslayer le savait parfaitement, et c’était une des raisons qui l’avaient engagé à choisir cet arbre.

Le moment approchait où Hist allait être dans la nécessité d’agir. Elle devait se coucher dans une petite hutte ou cabane de feuillage, construite près de l’endroit où elle se trouvait, et sa compagne était la vieille sorcière dont il a déjà été parlé. Une fois dans la hutte à l’entrée de laquelle la vieille devait se coucher en travers, comme elle avait coutume de le faire chaque nuit, tout espoir d’échapper était à peu près perdu, car à chaque instant la vieille pouvait lui ordonner de regagner sa couche. Heureusement un des guerriers appela en ce moment la vieille, et lui ordonna de lui apporter de l’eau. Il y en avait une source délicieuse au nord de la pointe, et la sorcière, ayant pris une gourde attachée à une branche, appela Hist près d’elle, puis elles se dirigèrent vers le sommet de la colline dans l’intention de la descendre et de traverser la pointe pour se rendre à la source. Tout cela fut vu et compris par les deux amis, qui reculèrent dans l’ombre, et se cachèrent derrière les arbres pour laisser passer les deux femmes. La vieille tenait la main de Hist serrée dans la sienne, tout en marchant. Au moment où celle-ci passa près de l’arbre qui cachait les deux amis, Chingachgook saisit son tomahawk dans l’intention de briser le crâne de la vieille ; mais Deerslayer sentit le danger d’une pareille tentative, car un seul cri pouvait faire tomber sur eux tous les guerriers, et d’ailleurs un sentiment d’humanité lui faisait rejeter ce moyen. Il retint donc le bras de son ami. Cependant, lorsqu’elles furent un peu plus loin, le signal fut répété, et la Huronne s’arrêta en portant ses regards sur l’arbre d’où le bruit semblait être venu ; elle n’était pas alors à plus de six pieds de ses ennemis. Elle exprima sa surprise qu’un écureuil fût éveillé à une heure si avancée, et elle assura que c’était un mauvais présage. Hist répondit que depuis vingt minutes elle avait entendu trois fois le même écureuil, qui sans doute guettait l’occasion de ramasser les miettes du dernier repas. Cette explication parut satisfaire la vieille, et toutes deux s’avancèrent vers la source, suivies de près et à pas de loup par les deux amis. La gourde remplie, la vieille s’empressait de rebrousser chemin sans lâcher le poignet de la jeune fille, lorsqu’elle fut soudain saisie à la gorge avec tant de violence, qu’elle fut forcée de rendre la liberté à sa prisonnière, sans pouvoir faire entendre autre chose qu’une sorte de râlement étouffé.

Le Serpent entoura d’un bras la taille de sa maîtresse, et l’entraîna à travers les buissons, du côté septentrional de la pointe. Dès qu’il fut sur le rivage, il tourna pour le suivre, et courut sans s’arrêter jusqu’à la pirogue. Il aurait pu prendre un chemin plus direct, mais c’eût été risquer de faire découvrir le lieu de l’embarquement. Pendant ce temps, les doigts de Deerslayer battaient sur le cou de la vieille comme sur les touches d’un buffet d’orgue ; car il les desserrait tant soit peu de temps en temps pour lui permettre de respirer, et au même instant il se hâtait de lui presser la gorge presque jusqu’à l’étouffer. Elle sut pourtant profiter des courts intervalles qui lui étaient accordés, et elle réussit à pousser un cri qui alarma le camp. Deerslayer entendit le bruit que firent les guerriers en se levant avec précipitation, et un moment après il en vit paraître trois ou quatre sur le haut de la colline, rangés en avant d’un arrière-plan lumineux, et ressemblant aux ombres de la fantasmagorie. Il était temps que le chasseur battit en retraite. Donnant un croc-en-jambes à la vieille, et lui serrant la gorge plus que jamais pour lui faire ses adieux, tant par politique que par ressentiment de l’effort qu’elle avait fait pour donner l’alarme, il la laissa étendue sur le dos, et se mit à courir vers les buissons, sa carabine en main, et sa tête tournée sur une épaule comme un lion aux abois.