Le Tueur de daims/Chapitre XVIII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 279-289).




CHAPITRE XVIII.


Ce fut ainsi qu’elle mourut ; elle ne connaîtra plus ni le chagrin ni la honte. Elle n’était pas faite pour supporter des années ou des mois entiers ce poids intérieur qui pèse sur des cœurs plus froids jusqu’à ce que l’âge les couvre de terre ; ses jours et ses plaisirs furent courts, mais délicieux. — Mais elle repose en paix sur le bord du rivage où elle aimait à demeurer.
Byron.

Les jeunes Indiens qui avaient été chargés de faire une reconnaissance lors de l’apparition subite de Hetty, revinrent annoncer qu’ils n’avaient fait aucune découverte. L’un d’eux avait même suivi le rivage jusqu’en face de l’endroit où était l’arche ; mais l’obscurité l’avait empêché de l’apercevoir. Les autres s’étaient avancés de différents côtés, et avaient trouvé partout le repos de la nuit joint au silence et à la solitude des bois.

On crut donc que la jeune fille était venue seule comme la première fois, et par quelque motif semblable. Les Hurons ignoraient que l’arche eût quitté le château, et ils avaient projeté des mouvements qui, quoiqu’ils n’eussent pas encore commencé à les exécuter, ajoutaient beaucoup à leur sentiment de sécurité. On plaça des sentinelles, et tous les autres se disposèrent à dormir.

On prit toutes les mesures nécessaires pour que le prisonnier ne pût s’échapper, sans lui causer aucune souffrance inutile. Quant à Hetty, on la laissa se placer comme elle put parmi les jeunes filles de la tribu. Elle n’y trouva pas les dispositions amicales de Hist ; mais sa faiblesse d’esprit reconnue non-seulement la mit à l’abri de la captivité et de tout mauvais procédé, mais lui valut une considération et des attentions qui la mirent de niveau avec les créatures douces, quoique sauvages, qui l’entouraient. On lui donna une peau, et elle se fit un lit sur un monceau de feuilles, à quelque distance des huttes. Elle fut bientôt plongée dans un profond sommeil comme toutes ses compagnes.

Il ne se trouvait alors que treize hommes dans le camp, et trois étaient en sentinelle. L’un restait dans l’ombre, sans pourtant être bien éloigné du feu. Son devoir était de veiller sur le prisonnier, d’avoir soin que le feu ne s’éteignît pas, ou qu’il ne brillât pas assez pour produire une clarté qui pourrait les trahir, et en général, d’avoir toujours les yeux ouverts sur l’état du camp. Un autre passait sans cesse d’un rivage à l’autre, en traversant la base de la pointe ; et le troisième se promenait à pas lents sur les sables à l’extrémité opposée, pour empêcher la répétition d’une surprise semblable à celle qui avait déjà eu lieu cette nuit. Ces dispositions étaient loin d’être ordinaires parmi les sauvages, qui, en général, comptent plus sur le secret de leurs mouvements que sur une vigilance de cette espèce ; mais elles avaient été prises par suite des circonstances particulières dans lesquelles les Hurons se trouvaient alors ; leur position était connue de leurs ennemis, et ils ne pouvaient aisément en changer à une heure qui exigeait du repos. Peut-être aussi plaçaient-ils en grande partie leur confiance sur la connaissance qu’ils croyaient avoir de ce qui se passait dans la partie supérieure du lac, ce qui, pensaient-ils, donnerait assez d’occupation à tous les blancs qui étaient en liberté, ainsi qu’au Mohican leur allié. Il est en outre probable que Rivenoak savait qu’en gardant son prisonnier il tenait entre ses mains le plus dangereux de ses ennemis.

La précision avec laquelle dorment ceux qui sont habitués à la vigilance, ou dont le repos est souvent troublé, n’est pas le moindre phénomène de notre être mystérieux. À peine ont-ils placé la tête sur leur oreiller, que le sommeil leur fait tout oublier ; et cependant, à l’heure nécessaire, l’esprit semble éveiller le corps aussi promptement que s’il eût été spécialement chargé de ce soin. Il n’y a nul doute que ceux qui sont ainsi éveillés ne le soient par suite de l’influence de la pensée sur la matière ; mais la manière dont s’exerce cette influence restera cachée à notre curiosité jusqu’au moment où le voile qui couvre tous les mystères de l’existence humaine sera déchiré, si ce moment arrive jamais. Ce fut ce qui arriva à Hetty Hutter. Toute faible qu’on croyait la partie immatérielle de son être, elle fut assez active pour l’éveiller à minuit. La jeune fille se leva sur-le-champ, et la fraîcheur de la nuit jointe à celle de son lit l’ayant un peu refroidie, elle s’avança innocemment, et sans chercher à se cacher, vers le feu à demi éteint et en rapprocha les tisons. Ils produisirent bientôt une légère flamme qui illumina le visage rouge du Huron placé en sentinelle, et dont les yeux brillèrent comme les prunelles de la panthère que des chasseurs poursuivent jusque dans sa tanière à la lueur des torches. Mais Hetty ne sentit aucune crainte, et elle s’avança vers l’endroit où se trouvait l’Indien. Ses mouvements étaient si naturels, et annonçaient si peu le désir de ruser et de tromper, qu’il s’imagina qu’elle ne s’était levée qu’à cause du froid de la nuit, circonstance qui n’était pas rare dans un bivouac indien, et qui donnait peut-être lieu à moins de soupçons qu’aucune autre. Hetty lui parla, mais il ne comprenait pas l’anglais. Elle resta près d’une minute à regarder le prisonnier endormi, et se retira à pas lents d’un air mélancolique.

Elle ne prit aucune peine pour cacher ses mouvements. Tout expédient ingénieux de cette nature était au-dessus de ses moyens ; mais son pas était habituellement léger, et à peine pouvait-on l’entendre. Lorsqu’elle se mit en marche vers l’extrémité de la pointe, c’est-à-dire vers l’endroit où elle avait débarqué lors de sa première excursion, la sentinelle la vit disparaître peu à peu dans les ténèbres sans s’en inquiéter et sans changer de position. Il savait que deux ou trois de ses compagnons veillaient aux deux extrémités de la pointe, et il ne croyait pas qu’une jeune fille qui était déjà venue deux fois volontairement dans le camp, et qui, la première, en était partie publiquement, voudrait maintenant le quitter en cachette. En un mot, la conduite de Hetty n’excita pas plus d’attention que ne le ferait dans une société civilisée celle d’une personne connue pour avoir l’esprit faible, tandis qu’elle trouvait chez les Indiens plus de considération et de respect.

Hetty n’avait certainement pas une idée très-distincte des localités, mais elle trouva le rivage, qu’elle atteignit du même côté que celui où se trouvait le camp. Elle suivit le bord de l’eau en remontant vers le nord, et elle rencontra bientôt l’Indien qui était de garde sur les sables. C’était un jeune guerrier, et quand il entendit un pas léger s’approcher, il accourut à elle avec un empressement qui n’avait rien de menaçant. L’obscurité était si profonde, qu’il n’était pas facile, sous l’ombre des bois, de découvrir les formes à vingt pieds de distance, et il était impossible de distinguer les traits d’une personne avant d’en être assez près pour la toucher. Le jeune Huron parut désappointé en reconnaissant Hetty ; car, pour dire la vérité, il attendait sa maîtresse, qui lui avait promis de venir le distraire de l’ennui d’une garde de nuit. Il ne savait pas l’anglais plus que son camarade ; mais il ne fut pas surpris de voir la jeune blanche debout à une pareille heure. Cela n’était pas rare dans un village ou un camp d’indiens, où il n’y a pas d’heures régulières pour dormir ou pour prendre ses repas. D’ailleurs la faiblesse d’esprit bien connue de la pauvre Hetty fut sa protection en cette occasion, comme en beaucoup d’autres, auprès des sauvages. Contrarié de son désappointement, et ne se souciant pas d’avoir de témoin de son entrevue dérobée, le jeune guerrier fit signe à Hetty de continuer son chemin le long du rivage. Hetty obéit ; mais en s’éloignant elle lui parla en anglais avec son accent de douceur, et le silence de la nuit faisait entendre sa voix jusqu’à quelque distance.

— Si vous me preniez pour une Huronne, guerrier, je ne suis pas surprise que vous soyez si peu content. Je suis Hetty Hutter, fille de Thomas Hutter, et je n’ai jamais eu de rendez-vous la nuit avec aucun homme, car ma mère m’a toujours dit que cela était mal, et qu’aucune jeune fille modeste ne devait se le permettre. Je parle des jeunes filles à face pâle, car je sais que les coutumes diffèrent comme les couleurs. Non, non ! je suis Hetty Hutter, et je ne voudrais pas donner un rendez-vous même à Hurry Harry, quand il me le demanderait à genoux : ma mère m’a dit que cela était mal.

Tout en parlant ainsi, elle arriva à l’endroit où la pirogue l’avait mise à terre, et où, attendu les buissons et la courbe que décrivait le rivage, elle aurait été complètement cachée aux yeux de la sentinelle, même en plein jour. Mais d’autres pas avaient frappé l’oreille de l’amant indien, et il était loin de songer à écouter le son argentin de la voix de Hetty. Entièrement occupée de ses pensées et de ses desseins, elle continuait à parler ; mais la douceur de sa voix l’empêchait de pénétrer dans la forêt, quoi qu’elle se propageât plus loin sur la surface de l’eau.

— Judith, s’écria-t-elle, me voici, et il n’y a personne près de moi. La sentinelle huronne a un rendez-vous avec sa maîtresse, qui est une Indienne, comme de raison, et qui n’a jamais eu une mère chrétienne pour lui dire qu’il était mal d’avoir un…

Elle fut interrompue par un chut ! venant du côté de l’eau, et au même instant elle entrevit la pirogue qui s’approchait, et qu’elle entendit bientôt toucher le sable. Dès qu’elle y fut entrée, la pirogue s’éloigna, l’arrière en avant, comme si elle eût été douée de vie et de volonté, et aussitôt qu’elle fut à une cinquantaine de toises du rivage, Judith en mit le cap au large, tant pour doubler la pointe que pour ne pas risquer de faire entendre leurs voix tout en se dirigeant vers l’arche. Elles gardèrent le silence quelques minutes, et alors Judith, se croyant dans une position favorable pour causer avec sa sœur, tout en conduisant la pirogue presque avec autant de dextérité qu’un homme aurait pu le faire, entama la conversation qu’il lui tardait de commencer depuis qu’elles avaient quitté la pointe.

— Nous sommes ici en sûreté, Hetty, dit-elle, et nous pouvons nous entretenir sans crainte d’être entendues. Parlez bas pourtant, car les sons s’entendent de loin sur l’eau pendant le silence de la nuit. J’étais si près de la pointe durant une partie du temps que vous avez passé à terre, que j’entendais les voix des Hurons, et j’ai reconnu le bruit de vos pas sur le sable avant que vous m’eussiez parlé.

— Je crois que les Hurons ne se doutent pas que je les ai quittés, Judith.

— Très-probablement. Un amant est une pauvre sentinelle à moins qu’il ne monte la garde pour attendre sa maîtresse. Mais avez-vous vu Deerslayer ? lui avez-vous parlé ?

— Oh, oui ! il était assis près du feu, les jambes liées ; mais il avait les bras libres, et il pouvait les remuer comme bon lui semblait.

— Eh bien, que vous a-t-il dit ? Parlez vite ! je meurs d’envie de savoir ce qu’il vous a chargée de me dire.

— Ce qu’il m’a dit ? le croirez-vous, Judith ? il m’a dit qu’il ne savait pas lire. Un homme blanc n’être pas en état de lire même la Bible ! il est impossible qu’il ait jamais eu une mère, ma sœur.

— Ne songez pas à cela, Hetty ; tous les hommes ne peuvent savoir lire. Quoique notre mère sût tant de choses et nous ait donné de si bonnes leçons, vous savez que c’est tout au plus si mon père peut lire la Bible.

— Je n’ai jamais pensé que les pères pussent beaucoup lire, mais toutes les mères doivent savoir lire, sans quoi comment pourraient-elles l’apprendre à leurs enfants ? Soyez-en sûre, Judith, Deerslayer ne peut avoir eu une mère, sans cela il saurait lire.

— Lui avez-vous dit que c’était moi qui vous avais envoyée à terre, s’écria Judith avec impatience, et combien je suis désolée du malheur qui lui est arrivé ?

— Je crois le lui avoir dit, Judith ; mais vous savez que j’ai l’esprit faible, et je puis l’avoir oublié. Au surplus, je lui ai dit que c’était vous qui m’aviez amenée à terre. Et il m’a dit bien des choses que je devais vous répéter, et je me les rappelle fort bien, car mon sang se glaçait dans mes veines en l’écoutant. Il m’a chargée de dire que ses amis… je suppose que vous en faites partie, ma sœur ?

— Comment pouvez-vous me tourmenter ainsi, Hetty ? Certainement je suis du nombre des amis les plus vrais qu’il puisse avoir sur la terre.

— Vous tourmenter ! oh ! je me souviens de tout à présent. Je suis charmée que vous ayez prononcé ce mot, car il me rappelle tout ce qu’il m’a dit. Oui, il m’a dit que les sauvages pouvaient lui faire souffrir des tourments ; mais qu’il tâcherait de les supporter comme il convient à un chrétien et à un homme blanc, et que personne ne devait rien craindre.

— Quoi ! s’écria Judith respirant à peine, Deerslayer vous a-t-il réellement dit qu’il pensait que ces sauvages le mettraient à la torture ? Réfléchissez-y bien, Hetty, car c’est une chose sérieuse et terrible.

— Oui, il me l’a dit, et vous me l’avez rappelé en me disant que je vous tourmentais. Oh ! j’en étais bien fâchée pour lui ; et il en parlait si tranquillement ! Deerslayer n’est pas aussi beau que Hurry Harry, mais il est plus tranquille.

— Il vaut un million de Hurrys ! Oui, il vaut mieux que tous les jeunes gens qui soient jamais venus sur les bords du lac, mis tous ensemble ! s’écria Judith avec une énergie qui surprit sa sœur. Il est vrai, il n’y a pas de fausseté en lui. Vous, Hetty, vous pouvez ne pas savoir quel mérite c’est pour un homme d’être vrai ; mais il peut venir un jour où vous apprendrez… Non ! j’espère que vous ne le saurez jamais. Pourquoi une jeune fille comme vous recevrait-elle la dure leçon de la méfiance et de la haine ?

En dépit des ténèbres, et quoiqu’elle ne pût être vue que par l’œil de celui qui voit tout, Judith se cacha le visage des deux mains et poussa un profond gémissement. Ce paroxysme soudain de sensibilité ne dura qu’un instant, et elle continua à parler à sa sœur avec plus de calme et autant de franchise ; car elle savait qu’elle pouvait compter sur sa discrétion, en tout ce qui la concernait elle-même. Cependant sa voix prit un ton bas et presque rauque, au lieu d’être claire et animée comme auparavant.

— Il est bien dur de craindre la vérité, Hetty, continua-t-elle, et pourtant je crains la vérité pour Deerslayer plus qu’aucun ennemi. On ne peut biaiser avec tant de véracité, tant d’honnêteté, tant de droiture rigide. Mais nous ne sommes pas tout à fait sur un pied d’inégalité, Deerslayer et moi, ma sœur ; il n’est pas tout à fait au-dessus de moi, ne le pensez-vous pas, ma sœur ?

Il n’était pas ordinaire à Judith de s’abaisser au point d’en appeler au jugement de sa sœur, et elle ne lui donnait pas souvent le titre de sœur, distinction qui est plus communément accordée par la cadette à l’aînée, même quand il existe une parfaite égalité entre elles sous tout autre rapport. Le changement d’une bagatelle dans la conduite habituelle d’une personne frappe souvent l’imagination plus que des changements plus importants. Hetty s’aperçut de cette circonstance ; sa simplicité en fut surprise, son amour-propre en fut flatté, et elle fit une réponse aussi extraordinaire pour elle que la question l’était pour Judith, car la pauvre fille voulut aller plus loin qu’elle n’en était capable.

— Au-dessus de vous, Judith ! s’écria-t-elle avec fierté : en quoi Deerslayer peut-il être au-dessus de vous ? N’avez-vous pas eu une mère, tandis qu’il ne sait pas lire ? — Votre mère n’était-elle pas au-dessus de toutes les autres femmes de cette partie du monde ? — Bien loin de le croire au-dessus de vous, je le croirais à peine au-dessus de moi. — Vous êtes belle, il est laid ; vous…

— Non, non, il n’est pas laid, Hetty ; dites seulement qu’il n’a que des traits ordinaires. Mais sa physionomie à une expression d’honnêteté qui vaut beaucoup mieux que la beauté. À mes yeux Deerslayer est plus beau que Hurry Harry.

— Vous m’étonnez, Judith ! Hurry Harry est le plus bel homme du monde entier. — Il est même plus beau que vous, car la beauté d’un homme l’emporte toujours sur celle d’une femme.

Ce trait innocent de goût naturel ne plut pas à la sœur aînée, et elle ne se fit pas scrupule de le montrer.

— Vous parlez follement, Hetty, et vous feriez mieux de garder le silence sur ce sujet. Hurry n’est pas le plus bel homme du monde, à beaucoup près, et il y a dans les forts voisins — Judith bégaya un peu en prononçant ces mots — des officiers qui sont beaucoup mieux que lui. Mais pourquoi me croyez-vous au niveau de Deerslayer ? Parlez-moi de cela ; car je n’aime pas à vous voir montrer tant d’admiration pour un homme comme Hurry, qui n’a ni manières, ni sensibilité, ni conscience. Vous êtes trop bonne pour lui, et l’on devrait le lui dire une bonne fois.

— Moi, Judith ! à quoi pensez-vous ? Je n’ai pas de beauté, et je suis simple d’esprit.

— Vous avez un bon cœur, Hetty, et c’est plus qu’on ne pourrait dire de Hurry March. Il peut avoir un visage, un corps, mais il n’a point d’âme. Au surplus, nous avons bien assez parlé de lui. Dites-moi ce qui m’élève à un rang d’égalité avec Deerslayer.

— Et c’est vous qui me faites cette question, Judith ! — Vous savez lire, et il ne le sait pas. — Vous parlez bien, et il parle plus mal que Hurry Harry. — Car Hurry ne prononce pas toujours les mots très-correctement. L’avez-vous remarqué ?

— Certainement. Il est aussi grossier dans ses discours qu’en toute autre chose. Mais je crains que vous ne me flattiez, ma sœur, en pensant qu’on peut avec justice me dire l’égale d’un homme comme Deerslayer. Il est vrai que j’ai reçu plus d’éducation ; que, dans un sens, j’ai plus de beauté ; que peut-être, je pourrais porter mes vues plus haut ; mais aussi sa véracité — sa véracité établit une cruelle différence entre nous ! — Eh bien ! laissons ce sujet, et pensons aux moyens de tirer Deerslayer des mains des Hurons. Nous avons dans l’arche la grande caisse de mon père ; peut-être y trouverons-nous encore des éléphants pour tenter les sauvages. Je crains pourtant que de pareilles babioles ne puissent racheter la liberté d’un homme tel que Deerslayer. Je ne sais trop si mon père et Hurry seraient aussi empressés de racheter la liberté de Deerslayer, que Deerslayer l’a été de racheter la leur.

— Pourquoi non ? Deerslayer et Hurry sont amis, et des amis doivent toujours s’entraider.

— Hélas ! pauvre Hetty, vous connaissez bien peu les hommes ! Des gens qui ont toutes les apparences de l’amitié sont souvent plus à craindre que des ennemis déclarés, — et surtout pour les femmes. — Mais vous retournerez encore à terre demain matin, pour tâcher de savoir ce qu’on peut faire pour Deerslayer. Il ne sera pas mis à la torture tant que Judith Hutter vivra et pourra trouver des moyens pour l’empêcher.

La conversation roula alors sur différents sujets, et elle se prolongea jusqu’à ce que la sœur aînée eût tiré de la cadette tout ce que les faibles facultés de celle-ci avaient pu retenir de ce qu’elle avait vu et entendu dans le camp des Hurons. Lorsque Judith fut satisfaite — et l’on pourrait dire qu’elle ne le fut jamais, car le vif intérêt qu’elle prenait à tous ces détails rendait sa curiosité presque insatiable ; — disons donc, lorsqu’elle ne put trouver à faire aucune question qui ne fût une répétition de celles qu’elle avait déjà faites, elle songea sérieusement à retourner au scow. L’obscurité intense de la nuit, et l’ombre épaisse que jetaient sur les eaux du lac les montagnes et les arbres de la forêt, rendirent difficile de trouver l’arche, qui était restée à l’ancre aussi près du rivage que la prudence le permettait. Judith savait parfaitement conduire une pirogue d’écorce, dont la légèreté exigeait plus de dextérité que de force, et elle fit voler son petit esquif sur la surface de l’eau, du moment que son entretien avec sa sœur fut terminé. Cependant l’arche était invisible. Plusieurs fois elles crurent l’entrevoir dans l’obscurité comme un rocher noir presque à fleur d’eau ; mais, à chaque occasion, c’était une illusion d’optique occasionnée par une cause ou par une autre. Après une demi-heure de recherches inutiles, elles furent convaincues, à leur grand regret, que le scow était parti.

Beaucoup de jeunes filles auraient senti le désagrément de leur situation, dans un sens matériel, dans les circonstances où se trouvaient les deux sœurs, plutôt que des appréhensions d’une autre nature ; mais il n’en fut pas ainsi de Judith, et Hetty elle-même eut plus d’inquiétude sur les motifs qui avaient déterminé la conduite de son père et de Hurry, que de crainte sur sa propre sûreté.

— Cela est impossible, Hetty, dit Judith quand elle fut convaincue que l’arche n’était plus où elle l’avait laissée ; il est impossible que les Indiens soient arrivés sur un radeau ou à la nage, et aient surpris nos amis pendant qu’ils dormaient.

— Je ne crois pas, répondit Hetty, que Chingachgook et Hist se soient endormis avant de s’être dit tout ce qu’ils avaient à se dire après une si longue séparation.

— Peut-être non. Il y avait bien des choses qui pouvaient les tenir éveillés ; mais un Indien peut être surpris, même sans dormir, quand ses pensées sont occupées d’autre chose. Cependant nous aurions dû entendre du bruit. Par une nuit comme celle-ci, un jurement de Hurry Harry serait répété par les échos des montagnes comme un coup de tonnerre.

— Hurry est inconsidéré dans ses discours, dit Hetty avec douceur et tristesse.

— Mais non, non, il est impossible que l’arche ait été prise sans que j’aie entendu aucun bruit. Il n’y a pas une heure que je l’ai quittée, et depuis ce temps j’ai toujours été attentive au moindre son. Et pourtant il n’est pas facile de croire qu’un père ait pu volontairement abandonner ses enfants.

— Mon père a peut-être cru que nous dormions dans notre chambre, et il sera parti pour retourner au château. Vous savez que l’arche a vogué plus d’une fois sur le lac pendant la nuit.

— Ce que vous supposez, Hetty, paraît vraisemblable ; le vent a passé un peu plus au sud, et ils auront remonté le lac pour…

Judith ne put finir sa phrase : une lueur semblable à celle d’un éclair illumina un instant le lac et la forêt ; un coup de mousquet se fit entendre, et tous les échos des montagnes de la rive orientale répétèrent cette détonation. Presque au même instant une voix de femme poussa un cri affreux et prolongé. Le silence qui y succéda sembla même prendre un caractère encore plus redoutable, s’il est possible, que cette interruption subite et effrayante de la tranquillité de la nuit. Toute courageuse qu’elle était par caractère et par habitude, Judith pouvait à peine respirer, et la pauvre Hetty se cachait le visage des deux mains et tremblait.

— C’est le cri d’une femme, dit la première, et c’est un cri d’angoisse. Si l’arche a levé l’ancre, elle ne peut être allée qu’au nord avec le vent qu’il fait, et le coup de mousquet aussi bien que le cri viennent de la pointe. Serait-il arrivé quelque accident à Hist ?

— Allons-y voir, Judith ; elle peut avoir besoin de notre aide. Il n’y a que des hommes avec elle sur l’arche.

Ce n’était pas le moment d’hésiter, et Hetty n’avait pas fini de parler que Judith ramait déjà. Elles n’étaient pas à une bien grande distance de la pointe en ligne droite, et l’inquiétude qu’elles avaient pour la jeune Indienne ne leur permettait pas de songer à prendre des précautions ; elles avancèrent donc rapidement. Mais la même agitation qu’elles éprouvaient ferma d’autres yeux sur leurs mouvements. Bientôt un rayon de lumière frappa les regards de Judith à travers une percée naturelle dans les buissons, et gouvernant sa pirogue de manière à rester en face de cette ouverture, elle s’approcha de la terre autant que la prudence le permettait.

La scène qui s’offrit alors aux yeux des deux sœurs se passait dans le bois, sur le penchant de la hauteur dont il a été si souvent parlé, et elle était complètement visible à bord de la pirogue. Tout ce qui composait le camp des Indiens y était réuni. Sept à huit sauvages portaient des torches de pin, qui répandaient une lumière vive, mais lugubre, sous les arches de la forêt. Assise, le dos appuyé contre un arbre, et soutenue d’un côté par la sentinelle dont la négligence avait permis à Hetty de s’échapper, on voyait la jeune Indienne dont la visite attendue lui avait fait oublier sa consigne. À la clarté d’une torche qu’on tenait près d’elle, on voyait évidemment qu’elle était à l’agonie, et le sang qui coulait de sa poitrine nue annonçait la cause de sa mort. L’air humide et pesant de la nuit conservait même encore une odeur de poudre, et il n’y avait nul doute qu’elle n’eût été tuée d’un coup de feu. Un seul coup d’œil fit tout comprendre à Judith. La lueur qui avait précédé l’explosion avait formé une ligne sur l’eau à peu de distance de la pointe ; le coup de mousquet devait donc avoir été tiré à bord soit d’une pirogue, soit de l’arche, passant près de la pointe. Une exclamation imprudente ou quelque bruit dans les broussailles devait en avoir été la cause, car celui qui avait tiré avait dû consulter le son et non la vue. Quant à l’effet que le coup avait produit, il fut bientôt encore plus visible. La tête de la victime tomba sur sa poitrine, son corps s’affaissa, et tout annonça qu’elle était morte. Les Indiens, sans doute par prudence, éteignirent toutes les torches à l’exception d’une seule, et, à l’aide du peu de lumière qui restait encore, on les vit relever le corps de la défunte et l’emporter dans leur camp.

Judith frémit et soupira en reprenant les rames pour doubler la pointe. Un objet qui avait frappé ses yeux se représenta alors à son imagination, et y fit une impression peut-être encore plus pénible que la mort prématurée de la pauvre Indienne. La vive clarté des torches lui avait fait voir Deerslayer debout près de la mourante, tous ses traits exprimant la compassion, et, à ce qu’elle crut voir, la honte. Il ne montrait ni crainte ni inquiétude, mais les regards que jetaient sur lui les Hurons annonçaient les idées féroces qu’ils nourrissaient dans leur sein. Le prisonnier semblait n’y faire aucune attention ; mais cette scène fut toute la nuit présente à l’esprit de Judith.

Les deux sœurs ne trouvèrent aucune pirogue près de la pointe. Le repos et l’obscurité continuèrent à régner comme si le silence de la forêt n’eût pas été troublé, ou que le soleil n’eût jamais brillé sur cette contrée. Tout était tranquille, l’eau et les bois, la terre et le firmament. Il ne leur restait plus qu’à chercher un lieu de sûreté, et elles ne pouvaient en trouver qu’au centre du lac. Elles ramèrent donc vers ce point, et laissant ensuite leur pirogue dériver lentement vers le nord, elles prirent le peu de repos que leur permit leur situation.