Le Tutu, mœurs fin de siècle/7
VII
Alors la vie conjugale commença pour tous deux. La dot de Hermine permit à Mauri de réaliser un de ses rêves les plus favoris : il eut un coupé, quatre chevaux, et il passa la plus grande partie de ses journées à se faire promener dans Paris, à l’aventure. Il disait à Pancrace :
— Conduisez-moi n’importe où.
Et Pancrace ne le conduisait nulle part. Il fouettait ses chevaux, et les laissait aller à leur guise. Ils arrivaient quelquefois, de la sorte, à s’égarer dans des lieux impossibles. Un soir, ils tombèrent au milieu d’une foire de banlieue, au Grand-Montrouge, et la vue de l’enseigne d’une baraque fit tressauter Mauri. Il se promit d’y revenir.
Lorsqu’il rentrait chez lui, il y trouvait, ou il n’y trouvait pas sa femme.
Elle s’absentait presque toujours régulièrement vers les quatre heures, histoire, disait-elle, d’aller secourir des malheureux dans le quartier Saint-Germain-des-Prés. Elle s’était affiliée à une société philhanthropique présidée par une dame du monde et, en compagnie de cette dame, elle portait des secours à domicile. Au retour de ces pies visites, elle exhalait, par la bouche, une odeur étrange, à base d’anis.
Quand elle ne s’absentait pas, elle s’oubliait à rêvasser dans son salon, avec une bouteille d’eau-de-vie, ou de cognac, ou de rhum, ou de chartreuse et un petit verre qu’elle ne cessait de remplir. Elle voulait, par l’absorption continue de liquides alcooliques, combattre l’obésité qui déposait quotidiennement, et même hebdomadairement, autour de son être corporel, une couche de graisse.
Leurs conversations ne dépassaient jamais la frontière de la banalité. Pourtant, Hermine était plus rassise, plus posée, elle réfléchissait avant d’émettre une parole, et ses hésitations entouraient ses propos d’un emballage qui en masquait le vide. Au fond, ils parlaient pour ne rien dire. Ils s’ennuyaient ferme.
Madame Israël leur faisait de rares visites. Quoique fière d’avoir casé sa fille, elle n’en conservait pas moins, contre la mère de Mauri, un certain arrière mépris parce qu’elle avait mal élevé son fils. Elle ne cachait point ces sentiments, et faisait de fréquentes allusions aux goûts dispendieux des Noirof.
— Mon cher gendre, pourquoi demeurez-vous oisif ? Et pourquoi votre mère mène-t-elle un train de duchesse ? Elle n’a pourtant plus beaucoup de fortune. Pourquoi faire de l’épate ? Il me reste, à moi, quarante mille francs de rentes, est-ce que je fais des embarras ?
Mauri répondait :
— Je rumine quelque chose. Attendez, et tous verrez. Le monde entier parlera de moi dans quelque temps.
Il dessinait des plans sur du quadruple colombier, les déchirait, les recommençait, Et un jour, il se frotta les mains : il avait trouvé.
Cette application au travail lui mit la tête à l’envers. Il zigzaguait, dans son appartement, comme un frelon auquel on a vidé le cerveau, se cognait contre un meuble, rebondissait contre un autre. Le parquet étant ciré, il glissait dessus, en raison de la rapidité de ses mouvements et de la mise en pratique de la théorie sur la ligne droite ; il voulait passer à travers tout, tournait brusquement, à angles aigus, ou à angles droits, selon la forme extérieure des obstacles qu’il rencontrait. Sa femme le regardait, inquiète, craignant qu’il ne brisât quelque chose ou qu’il ne se brisât lui-même. Elle avait horreur du déplacement, elle soupirait :
— Comment peut-on remuer ainsi ? On est si bien quand on se tient coi.
Sur aucune chose, ils ne tombaient d’accord. Elle n’allait jamais au théâtre, et son antipathie pour la musique faisait qu’elle se bouchait les oreilles lorsque Mauri, qui avait la rage du piano, interprétait du Wagner ou du Beethoven, ses auteurs favoris. Elle ne possédait point l’art de faire valoir les charmes de son sexe ; elle se vêtissait à la six-quatre-deux, n’importe comment, et cette absence de coquetterie amenait son mari à confesser son admiration pour l’exquise propreté dont s’entourent les cocottes :
— Une femme bien chaussée, avec un bas noir bien tiré, un jupon de soie bordé de dentelles, et une petite odeur de violette par là-dessus, il n’y a que ça de vrai.
— Puisqu’elles font métier de leurs corps, il faut bien qu’elles induisent les hommes en tentation.
— Il n’y a pas de différence entre une femme honnête et une cocotte : l’une et l’autre sont créées pour faire métier de leurs corps. Avec cette différence que la femme mariée devrait être plus cocotte que la cocotte elle-même.
Hermine passait ses matinées à croquer des sucreries, à lire le feuilleton du Petit Journal et à se nettoyer le nez.
— Ne fourragez donc pas ainsi dans l’organe de votre odorat. C’est dégoûtant ? On se mouche, c’est plus propre que de décrocher ses tableaux et de les manger.
Alors, pour le faire endêver, elle fourrageait de plus belle et ramenait au bout de l’index une roupie longue comme un fil de macaroni. Elle la pétrissait ensuite et l’avalait.
Ces petits défauts étaient amplement rachetés par la pureté de ses sentiments. En la voyant, on devinait en elle une conscience nette, un cœur imprégné de la sainteté de ses devoirs. Elle ne mentait pas, elle était fidèle à son époux. Et cette irréprochabilité de mœurs ne plaisait pas à celui-ci. Puisqu’il avait des maîtresses, elle pouvait bien avoir des amants. Sur ce point encore, il y avait divergence d’opinions.
L’enseigne de la baraque du Grand-Montrouge lui trotta dans la tête, et il s’y rendit de nouveau. Au carrefour de trois rues bordées d’acacias, il fit arrêter son coupé et disparut dans le remous des curieux qui se poussaient afin d’aller voir, de près, la chose extraordinaire. Mauri entra ; il vit et fut stupéfié. Il demeura immobile, une sueur froide lui glaça la figure, il fit un effort surhumain pour ne pas laisser échapper un grand cri. Il sortit et fit appeler le barnum.
— Ah, c’est vous, lui dit celui-ci qui le reconnut : eh bien, vous l’avez proprement arrangée !
— Voici ma carte ; dites-lui donc de venir me voir dimanche après midi.
Et il sauta dans sa voiture qui partit au galop. Il avait hâte de s’enfouir dans les ténèbres.
Il dîna mal. Pendant le thé, sa mère le prit à part :
— Je suis un peu à court d’argent. J’aurais besoin de quarante mille francs pour solder une note d’antiquaire ; puis, je suis en retard d’un terme et j’offre à déjeuner prochainement à l’évêque de Djurdjura.
Il lui fit un chèque de cent mille francs.
— Si cela ne te suffit pas…
— Je tâcherai de m’arranger. Enfin, s’il me manque quelque chose… Es-tu heureux en ménage ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas encore eu le temps de m’occuper de ça.
Hermine boudait.
— Qu’avez-vous donc, madame ma chère ?
— Je me suis fait fiche de moi. Ce tantôt, en allant quêter, je suis entrée chez un marchand de couleurs fines, et il m’a ri au nez.
— Pourquoi ?
— Dame, vous le savez bien. La première fois que vous pénétrâtes chez nous, au boulevard Saint-Germain, vous remarquâtes que mon portrait manquait d’embu. J’y pensais tous les jours, et je me disais : lorsque tu passeras devant la boutique d’un marchand de nécessaires de peintures, achète donc de l’embu et imbibes-en ton tableau. Mais voilà, l’embu ne se vend pas en tube ! Je vous assure que j’en ai été dépitée, très dépitée.
Le train de maison était excessif. Hermine dépensait un tas d’argent avec ses pauvres. Le domestique, nombreux, ripaillait pendant que les maîtres avaient le dos tourné. De son côté, Mauri, poursuivant un but secret, s’était payé, à Bourg-la-Reine, un terrain de dix hectares, d’une largeur de vingt mètres, très long par conséquent. Il embaucha quarante équipes d’ouvriers. Le travail durerait un mois juste.
— Quel travail ?
— Ah, voilà !
Il n’en disait pas davantage. Sa femme remarqua qu’à certains moments de la journée, il se promenait pensivement, la tête perdue dans les épaules, les yeux fixés par terre. Son regard semblait trouer les parquets et les plafonds de tous les étages et s’enfoncer dans la terre, profondément. Parfois, il véhiculait lui-même la corporalité de son être à travers les rues de la rive gauche ; son coupé le suivait, respectueusement. Mauri marchait ainsi, remuant des idées et ses lèvres, la tête baissée comme celle d’un homme condamné à faire le recensement des crachats qui constellent tous les trottoirs de Paris.
Le dimanche arriva. Il avait reçu un billet laconique : « Je seré ché toua à troi zeur. « M. M. » Il éloigna ses gens, espérant ainsi se trouver seul chez lui, car sa femme déguerpissait après le déjeuner pour aller visiter ses malades. Ce dimanche-là, par extraordinaire, elle ne sortit pas. Pour comble d’embêtement, Madame Israël s’amena vers les deux heures un quart, deux heures dix-sept, ainsi que sa mère, Madame de Noirof. Ces dames avaient décidé de faire des crêpes et de passer la journée en famille. D’ailleurs, il pleuvait à verse, il faisait un temps à ne pas flanquer un chien à la porte.
— Je vous assure, leur répétait Mauri, que vous m’obligeriez en me laissant tout seul ici aujourd’hui. J’attends des messieurs du ministère auxquels je dois soumettre les plans de ma grosse machine. Il est chagrinant d’avoir des femmes à côté de soi, quand on veut parler de choses sérieuses.
— Mais nous ne nous montrerons pas. Tu les recevras dans le salon. Tu feras comme si nous n’y étions pas.
Un coup de sonnette retentit. Noirof sauta en l’air comme s’il avait marché sur des pointes d’épée. Il alla ouvrir, en ayant soin de tirer toutes les portes derrière lui. Et dans l’entrebaillure de la porte, il aperçut la figure machurée d’un charbonnier, qui portait une bascule sur l’épaule.
— Madame de Noirof. Ch’est-il ichi ?
Oui, c’était ichi. Mauri appela Hermine, qui avait commandé cette bascule pour meubler sa chambre à coucher.
— Je me pèserai, mon ami, tous les matins ; je noterai mon poids, avant et après de faire ma crotte. Je me rendrai compte ainsi des fluctuations de mon embonpoint. J’ai acheté un carnet-grand-livre-journal, dans lequel je tiendrai la comptabilité de ma graisse. Que voulez-vous, chacun a ses manies !
Dix minutes après, nouveau coup de sonnette. C’était elle. Il la fit entrer avec de grandes précautions, un doigt sur la bouche : « Attention ! Pas de bruit. Il y a du monde à la maison. Je ne voudrais pas que l’on sache… » Et tout haut : « Entrez donc, Messieurs ! »
Elle ne comprenait rien. « Je ne suis pas des messieurs. » — « Tais-toi donc ! » Et il ferma bruyamment la porte du salon.
Un grand silence se fit.
— Que peuvent-ils donc bien se dire, répétait Hermine. Si nous allions écouter à la porte !
Et elles vinrent, à la queue-leu-leu, pour surprendre ce fameux secret. On se chamaillait, dans le salon ; on y pleurait, des sanglots de femme éclataient.
— Mon petit chéri, tu ne l’abandonneras pas, dis ? Vois donc, quel malheur ! Tu sais qu’il est bien de toi. S’il vient à terme, tu en prendras soin ? Je voudrais une promesse, avant de mourir. Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur !
Une toux sèche scandait ces lamentations.
— J’en aurai soin, je te le promets. J’ignorais que tu étais enceinte. Tu aurais dû faire passer ça.
— Non, puisque je dois mourir bientôt. Je goûterai au moins les plaisirs de la maternité. Je verrai notre enfant. J’accoucherai dans une huitaine. Et quand il aura quinze jours, je mourrai. Quel malheur, mon Dieu !
Les trois femmes avaient les oreilles collées contre la porte. Un enfant ! Ce cochon d’homme avait fait un enfant à une femme ! Et il la recevait sous le toit conjugal ! Elles perçurent des bruits de baisers avec un remuement de pièces d’or. Il lui donnait de l’argent ! Pour faire ses couches, sans doute. Et il prendrait soin de l’enfant !
— C’est ce que nous verrons, fit Hermine. Entrons. Je veux voir ça.
Elles entrèrent.
Une monstruosité humaine s’offrit à leurs yeux. C’était Mani-Mina. Une grossesse avancée arrondissait le côté droit ; par contre, le côté gauche, miné par une phtisie au dernier degré, ressemblait à un squelette. Mauri balbutia un commencement de confession.
— Il est des accidents qui surviennent inopinément… Tout homme a des faiblesses… Un moment d’oubli est si vite arrivé…
— En voilà une dégoûtation, s’écria Hermine. S’acoquiner avec une pareille horreur !
— Dites donc, protestèrent Mani et Mina, vous devriez bien vous regarder. Qu’est-ce que cela peut vous faire, après tout ?
— Mais c’est mon mari, cet homme.
— Et puis après ? Je n’en suis pas moins enceinte, n’est-ce pas ?
Madame de Noirof s’interposa : cette malheureuse avait raison, il était injuste de la blâmer. Et toutes trois finirent par s’apitoyer. La pluie tambourinait contre les vitres, d’un ciel de suie tombait une lumière diffuse qui pénombrait le grossier ameublement du salon et les bipèdes humains qui s’y mouvaient. Mina crachait le sang, l’autre souffrait du bas-ventre ; et elles ne pouvaient plus se tenir debout, la montée de l’escalier les avait anéanties. Affalées sur un canapé, elles se lamentaient convulsivement, leurs huit membres s’entremêlant comme les tentacules d’une pieuvre.
— Pauvre petite sœur, disait Mina, c’est moi qui t’oblige à mourir. Ce qui me déchire le cœur, c’est que je ne puis t’embrasser en implorant ton pardon.
Leurs têtes ne pouvaient, en effet, se rapprocher, l’épine dorsale demeurait inflexible.
— Enfin, continua Mina, nous en avons encore pour trois semaines. Nous prierons tous les jours pour que Dieu nous remette notre faute.
Elle fut prise d’une quinte de toux.
— Je voudrais bien me coucher.
Et elle s’évanouit, avec un petit filet rougeâtre qui lui suintait au coin des lèvres.
— Qu’on les transporte à l’hôpital !
— Jamais, nous les soignerons ici.
Et il fut décidé qu’elles resteraient rue de Rennes, jusqu’au moment des couches. Ce fut un élan de charité, un empressement exagéré, des allées et venues tapageuses, un étalage de pitié extravagant. Le médecin, l’accoucheur, le pharmacien, tout fut réquisitionné ; on fit macérer des tisanes, on posa des sangsues, on passa des lavements. On voulait sauver l’enfant.
— Que deviendra-t-il, le pauvre ? demandait Mani.
— Je l’élèverai, répondait Hermine ; ne vous occupez pas de ça. Mourez en paix.
L’on parlait de la mort comme d’une chose quelconque. On parlait de la décomposition des corps, des vers qui les rongeaient, de la bouillie infecte qui culottait les cercueils lorsque les cadavres blettissaient. Et l’on choisissait le moment des repas pour converser de toutes ces choses.
Cependant, la nervosité de Mauri s’accentuait. Chaque matin, après avoir baisé Mani, il partait à Bourg-la-Reine. Les travaux étaient commencés. On creusait un tunnel dans sa terre de dix hectares. Les choses marchaient au triple galop. Comme il y avait trois fois trop d’ouvriers, les équipes se relevaient toutes les demi-heures. On éventrait le sol, on échaffaudait, on maçonnait, on posait des rails, on se décarcassait, on ne prenait pas le temps de manger. La dot de Hermine fut dévorée en huit jours. Pour ne pas interrompre les travaux, madame Israël dut abouler trois cent mille francs, puis deux cent mille francs, puis cent mille francs.
Elle avait à peine le temps de respirer, son gendre tirait à blanc sur sa caisse.
— Vous allez me ruiner.
— Laissez-donc ! Dans un mois, nous gagnerons des millions.
Il avait obtenu du Ministère l’autorisation de faire ces fameuses expériences dont il parlait chez lui réticencieusement. Le ministre, ainsi qu’une commission ad hoc, y assisterait. Il n’y aurait plus un Parisien à Paris ce jour-là. Tout le monde émigrerait à Bourg-la-Reine.
— Je ne veux rien vous dire. Vous lirez ça dans les journaux.
Il rencontra un jour Jardisse. Son nez avait grandi ; il tournait à la trompe.
— Vous avez une femme charmante.
— Vous la connaissez donc ?
L’autre rougit.
— Non, mais j’en ai entendu parler.
— Oh, charmante ! Pas tout à fait…
— Elle est trop grosse, en effet.
— Vous l’avez vue !
— On me l’a dit.
— Venez donc me demander à dîner un soir, demain, par exemple, vous ferez connaissance.
— Très volontiers. À propos, je suis sorti sans argent ; prêtez-moi donc dix louis.
Et pendant que l’autre se fouillait :
— C’est épatant de pouvoir rendre service aux gens. Lorsque j’étais riche, j’avais le gros défaut d’accueillir toujours mal les solliciteurs d’argent. Je vois aujourd’hui que la charité est une belle et bonne chose et je regrette, sacredié, de ne pas l’avoir pratiquée jadis.
Il serra longuement la main de Mauri en lui en chatouillant la paume du bout du doigt.
— Que signifie cette bizarre étreinte ?
— Voulez-vous me permettre de vous embrasser ? répondit Jardisse.
Et il regardait Mauri très effrontément dans les yeux.
— M’embrasser ?
— Pour vous remercier du service que vous venez de me rendre.
— Je préfère que vous me restituiez ma galette un jour.
— Oh, quant à ça, mon cher, vous pouvez y compter.
Hermine fit la grimace quand elle apprit que Jardisse venait dîner le lendemain.
— Quelle idée d’inviter cet homme ! Il me dégoûte. Sa tête est immonde. Il a la réputation d’un Sodomite. S’il vient ici, on va vous prendre tous deux pour des tapettes. Et puis, c’est un voleur ; il est criblé de dettes, il emprunte à droite, à gauche…
— Vous le connaissez donc ?
— Non, mais je vois pas mal d’ecclésiastiques ; Jardisse, élevé dans le giron de l’Église catholique, a beaucoup de relations dans le monde des prêtres et les a tous exploités. Ce sont eux qui me disent cela. Vous le connaissez, d’ailleurs, il a volé votre mère. Quelle idée de l’inviter !
En effet, l’idée était bête ; on avait assez de besogne déjà avec les malades, et cette affaire du tunnel, sans se condamner à être dérangés à table par des gens détestés. Jardisse se montra inconvenant ; il se servit le premier, ne passa le plat à personne, parla la bouche pleine, envoyant des fusées de choses mâchées dans les assiettes et les verres voisins, s’accouda sur la table en s’extirpant bruyamment les débris de nourriture laissés entre les dents. Sa conversation était cassante, désagréable ; c’était bien celle d’un oisif, d’un raté, d’un envieux, que la paresse condamnait au parasitisme. Il trouvait mauvais que tout le monde ne fût pas de sa trempe. Tous les gens, pour lui, n’étaient que des cons, surtout ceux qui, à force de travail, s’étaient créé des situations ou lui avaient prêté de l’argent. Hermine le congédia sèchement.
À quelques jours de là, le Journal Officiel publia l’entrefilet suivant : « Une expérience, à laquelle assisteront Sa Majesté le Roi, le ministère au grand complet, et des délégations des deux chambres ainsi que de l’École polytechnique, aura lieu demain à Bourg-la-Reine, à onze heures du matin. Un ingénieur, M. Mauri de Noirof, prétend avoir trouvé un système de chemin de fer à marche mille fois plus rapide que celle de nos meilleurs express. Le Roi arrivera à onze heures précises. »
Près de deux millions de spectateurs s’éparpillaient, ce jour-là, entre Bourg-la-Reine et Antony-et-Berny. La vallée de la Bièvre disparaissait sous des agglutinations d’hommes et de femmes venus là pour voir quelque chose. Ils ne voyaient rien. Aucun indice extérieur ne trahissait la moindre préparation d’expérience. Seule, une cheminée de deux cents mètres de hauteur, accotée à la route de L’Hay, se perpendiculairait majestueusement, en lâchant des panaches de fumée noire, très noire. Et il n’y avait que ça, une cheminée avec des panaches de fumée noire, très noire. Pas de trace de chemin de fer. On n’y comprenait rien, et l’on s’en amusait ferme. Les Parisiens étaient contents : on leur posait un lapin. Ils jubilaient, ils galipettaient, lorsque soudain la venue du chef de l’État et du monde officiel fut annoncée par les sonneries militaires. Le Roi et sa suite s’enfoncèrent sous terre. Puis ils reparurent. Puis ils disparurent. Tout le monde rentra à Paris, on n’avait rien vu.
Le ministre des travaux publics dit à Mauri :
— J’ai prélevé près d’un million de francs sur mes fonds secrets pour vous aider à mener à bien cette tentative très concluante. Je vais faire voter par la chambre un budget spécial de cinquante millions, afin de l’appliquer sur une échelle plus vaste, comme de Paris à Lyon, par exemple. Seulement, nous partageons la poire en deux.
Et un contrat fut passé entre le gouvernement et de Noirof, aux termes duquel celui-ci conservait le monopole exclusif de l’exploitation de sa découverte.
Cependant, l’époque de la délivrance de Mani était proche. Les coliques lui tenaillaient les entrailles ; elle se tordait dans les douleurs, tandis que Mina, à bout de souffle, s’éteignait insensiblement. Les soubresauts du petit qui commençait à vivre l’exténuaient et hâtaient sa fin. Son corps, miné par le lupus, devenait exsangue ; le médecin en combattait, pour la forme, la suppuration au moyen d’une pommade iodoformée qui répandait une odeur infecte. Mauri demanda au docteur :
— Pour quand sera-ce ?
— L’enfant viendra dans deux heures.
— Et elle ?
— Elle expirera peut-être avant.
On courut chercher un prêtre. Mina reçut les derniers sacrements ; Mani les refusa. Elle appela Hermine :
— Que deviendra ce petit malheureux ?
— Eh bien, nous l’élèverons.
— Est-ce vous qui l’allaiterez ?
— Pas moyen, je suis encore génisse.
Mais Mauri, en farfouillant dans la poche de sa redingote, y trouva le petit morceau de brique ramassé jadis sur le boulevard de Montrouge, et ce morceau de brique lui rappela la Pondeuse. La Pondeuse lui rappela l’allaitement des couleuvres, l’allaitement des couleuvres lui rappela ce fameux médecin qui faisait venir du lait dans les mamelles des femmes stériles mêmes. En deux bonds, il fut chez la Pondeuse qui le conduisait sur-le-champ chez le docteur en question, Messé-Malou. Messé-Malou habitait, à Bel-Air, une maison sans fenêtres, pourvue d’une seule porte massive en chêne épinglée de gros clous carrés et pointus.
— Est-ce qu’on voit clair, là-dedans ?
— La maison a trois étages, et il fait plus clair au rez-de-chaussée que dans la rue. Il fait même clair dans la cave. Et pourtant, il n’y a pas une seule fenêtre. Messé-Malou n’en a pas voulu — c’est lui qui a fait bâtir sa maison, — afin de payer le moins possible de contributions. Il a raison, cet homme.
Ils entrèrent.
— Dépêchez-vous, leur dit Messé-Malou. Qu’y a-t-il à votre service ?
— Il s’agit d’une femme qui va mourir en enfantant, et cet enfant doit être nourri par une femme qui n’a pas de lait.
— Où est-elle, cette femme qui n’a pas de lait ?
En effet, ils avaient oublié d’amener Hermine.
— Qu’à cela ne tienne. C’est vous le mari ?
— Parfaitement, répondit Mauri.
— Voulez-vous vous substituer à votre femme ? De cette façon, vous ne viendrez plus me déranger. L’opération sera faite rapidement.
Il examina le pouce de Mauri, tout en bredouillant des mots latins et scientifiques : « … Région précordiale du molossos gringatoire… stirpfiriques golgomerus… carbonate d’amphibole… acrobate de porphyre… clitoria ternata… bismuth végétal… »
— Je vais vous injecter dans le pouce gaude la main et dans le pouce droit du pied… je veux dire dans le pouce de la main gauche et dans le pouce du pied droit, une culture de vibrions lactifères ; dix minutes après, vous aurez plus de lait qu’une vache.
Il appela un aide.
— Apportez-moi vite le bouillon à la décillionième dilution, température de 44 degrés longitude méridionale.
Une simple piqûre fut pratiquée aux pouces.
— Promenez-vous un peu dans le jardin et ne partez pas avant que je ne me sois assuré de la réussite de l’opération.
Un jardin extraordinaire, celui du docteur Messé-Malou. Tout y était anormal. Il s’y trouvait des plantes transparentes à feuilles noires ; puis des rosiers qui produisaient des poires ; plus loin, c’était des arbustes infeuillus dont les racines poussaient en l’air. Un prunier fructifiait des spirales de papier ; sur des plants de fraisiers fleurissaient des roses vertes.
— Cela vous extasie, n’est-ce pas ? demanda le savant. Oh, vous n’avez pas encore tout vu. Venez avec moi ; vous allez visiter mes serres.
Et il prit les devants. Mauri remarqua qu’il avait les cheveux bleus et que sa tête était toute petite ; sans doute, la pensée la lui avait usée. Le docteur marchait allègrement, et pourtant il était âgé de quatre-vingt-dix-sept ans.
— Oui, monsieur, dans trois ans, j’en aurai cent. Et je recommencerai à vivre : je ne mourrai pas. J’ai résolu le problème de l’indestructibilité de la matière. Il n’y a pas de Dieu. Le Créateur, c’est l’homme. Voyez, plutôt.
La première serre donnait l’illusion d’une exposition de végétaux artificiels ; on y voyait des arbres étranges produisant, en guise de fruits, les uns, des grappes de fer, de cuivre, d’acier trempé ; les autres, de la laine, des épis de blé, du tabac à fumer.
— Dans quinze jours, cet églantier-ci me donnera du tabac à chiquer. Voici maintenant des oriers et des argentiers.
C’était des palmiers qui sécrétaient des gouttes d’or et d’argent.
— Ils me rapportent en moyenne deux mille francs par jour ; si j’en centuplais la culture, je réaliserais en un an plus de soixante-dix millions de bénéfices ; mais je m’en garde bien, ce serait la dépréciation de l’or. Observez, je vous prie, que peu d’hommes seraient aussi scrupuleux que moi. Ah, la Science confine à l’Infini. J’ai turbiné pendant dix ans et demi, monsieur, près de onze ans, même, avant de trouver le secret de la formation des minéraux. Voici un bloc de marbre qui grossit et grandit de jour en jour. Peu de gens savent que les pierres se peuvent cultiver comme de simples céréales ; le marbre, entre autres, est constitué d’animalcules qui se multiplient comme des morpions, se superposent et meurent en se solidifiant. Ce principe une fois connu, il ne reste plus qu’à trouver la formule de l’animalcule. C’est long, par exemple, mais quand on persévère, on ne perd pas son temps. J’ai trouvé. Je ne suis pas le premier venu. Maintenant, je vais vous montrer quelque chose de génial ; c’est un hommier.
Et ils pénétrèrent dans la deuxième serre, une serre pentagonale entourée de pointes de cuivre surchargées d’électricité.
— J’en ai arrêté le courant, autrement, nous eussions été foudroyés. Ces pointes de cuivre sont destinées à tuer tous ceux qui voudraient s’introduire ici et me dérober mes enfants.
Une fantastique vision fit loucher Mauri.
Dans le mitan de la serre, s’élevait un arbre aux branches duquel poussaient des corps humains en formation ou presque parfaitement constitués. Le tronc de cet arbre ressemblait à tous les troncs d’arbres ; en revanche, ses feuilles, carrées, avaient l’épaisseur et le lisse d’une portion de courroie de cuir, et elles étaient pourvues de soupapes microscopiques dont les accélérés mouvements indiquaient l’activité de la respiration des êtres qui se balançaient, en l’air, comme des pendus. Les branches étaient fortes ; chacune d’ellesne portait qu’un fruit humain. Celui-ci y adhérait, par la tête, au moyen d’un pédoncule qui se brisait lorsque le corps était mûr. Mais le docteur pouvait toujours, à son gré, prévenir la rupture du pédoncule et laisser, pendant un très long temps, le bonhomme suspendu à sa branche. Ainsi, il y avait un fœtus de quatre mois, un enfant de deux ans, un autre de six ans, un troisième de dix ans. Une jeune fille de seize ans, admirablement belle, conversait avec un homme barbu qui avait dépassé la trentaine et qui fumait une pipe. L’arbre avait treize branches, et chaque branche produisait un être de race différente. Français, Anglais, Grec, Russe, Scandinave, Italien, Hongrois, Espagnol, Chinois, Japonais, y étaient représentés. La collection se complétait par un aveugle, un sourd-muet et un décapité.
— Comment diable peut-on faire pousser des gens à un arbre ?
— C’est difficile et délicat à expliquer. Si vous aviez fait de la botanique une étude approfondie, ou même superficielle, vous sauriez que chaque racine d’un végétal correspond à une branche de ce même végétal. La racine nourrit la branche. Si vous plongez une racine dans un perpétuel bain de merde, par exemple, les fruits de la branche nourrie par cette racine pueront le caca. Et ainsi de suite. Eh bien, substituez à cette merde une couche épaisse d’organes sexuels, le fruit obtenu par cette nourriture sera évidemment de même race que celle des organes sexuels. J’entends des organes sexuels pourvus des propriétés fécondantes, bien entendu. Autrement, de la peau ! Vous saisissez, n’est-ce pas ? Je suis donc parvenu à me procurer — et à quel prix, grand Dieu ! — une quantité suffisante d’organes, je les ai enfouis dans le sol, j’y ai enfoncé les racines d’un cyprès et voici le résultat ! Chacun de ces types parle une langue différente, mais tous comprennent le français, sauf le sourd-muet et le décapité.
— Comment les nourrissez-vous ?
— En pissant au pied de l’arbre.
— Ah, chierie ! s’écria Mauri, ma poitrine est inondée de je ne sais quel liquide.
C’était ses deux seins qui, trop gonflés, avaient crevé et éjaculaient du lait.
— Vous voilà en état de nourrir, dit Messé-Malou. Au plaisir de vous revoir. Si vous devenez gaga un jour, vous viendrez me trouver ; je vous infuserai dans les veines ma liqueur régénératrice, qui renouvelle les nerfs et les imperméabilise contre l’usure ou la corruption. Allez vite.
Puis il le rappela :
— Ayez soin de mettre un peu de caramel au bout de votre sein, afin que le gosse tette tout de suite.
— Ou de deux choses l’une, lui dit la Pondeuse lorsqu’ils furent sortis ; ou nous rêvons, et alors la féerie de tout ce que nous venons de voir s’évanouira à notre réveil, ou nous ne rêvons pas, et alors il ne nous reste plus qu’à nous laisser aller à vau-l’eau. À quoi bon se débattre contre la vie, puisque celui-là parvient à la vaincre ! Le secret de l’immortalité, le secret de la création de l’homme, il n’en a pas fallu davantage au bon Dieu pour se faire acquérir une universelle réputation. Ce médecin est plus fort que le bon Dieu, ou c’est un charlatan. Quant à moi, j’en ai le cœur qui tourne, et il me prend des envies de cracher à la figure de tous les gens que je rencontre.
— Et moi, je crève de force. Si je tenais une pierre entre les mains, je l’étranglerais. Quelle étrange vie nous menons !
— Tiens, il me semble avoir vu ta femme entrer dans cet hôtel !
— Tu ne la connais pas !
— Est-ce que je ne l’ai pas vue à Saint-Germain-des-Prés, le jour de tes noces ? Mais je me suis sûrement trompée, qu’est-ce qu’elle viendrait foutre par ici !
— Il y a longtemps que la pensée de la fécondation de l’arbre par l’homme me poursuit ; je voulais même épouser un végétal, mais ma sainte pourriture de mère, que j’aime à la folie, m’en a détourné. Donc, Messé-Malou n’est pas plus fort que moi. Il n’a pas trouvé le tunnel, lui !
Puis, il ouvrit son petit calepin et y relut le mot « guillotine », écrit un soir qu’il roucoulait aux pieds de mademoiselle Israël.
— Encore une invention qui fera parler de moi ! Nom de Dieu de nom de Dieu ! Quel homme je suis !
En rentrant chez lui, il trouva une lettre du chef de l’État qui l’appelait au plus tôt à l’Élysée. Il y arriva la tête effarée, ne sachant pas ce qu’on lui voulait. Le ministère avait démissionné à la suite d’un vote de défiance de la Chambre, et l’on mandait de Noirof pour lui offrir le portefeuille de la justice. Il accepta.
— Mais, très aimable et gracieuse Majesté, objecta-t-il, pour être ministre, il faut d’abord être député…
— Vous l’êtes depuis huit jours, monsieur !
Oui, député depuis huit jours. Et député de Montrouge, encore ! Il ne se souvenait plus ; ses nerfs se détendaient, sa tête s’en allait en bouillie. On dut lui rappeler qu’à la suite de l’expérience de Bourg-la-Reine, il s’était porté candidat en remplacement d’un député montrougien, et qu’il avait été élu à l’unanimité des voix.
— Vous ne vous souvenez plus, lui dit Hermine, de la nuit ou vous me chatouillâtes la plante des pieds ? Je vous y entretins de l’éventualité de votre nomination de ministre à n’importe quel département. C’est l’évêque de Djudjura qui a mené tout cela. Vous voyez qu’il a réussi.
Elle regardait, à la fenêtre en lui remémorant ces choses, et Mauri crut la voir attentionnée à intelligencier significativement avec un passant qui ressemblait étonnement à un individu qu’elle détestait cordialement.
— Mais Mani-Mina ?
— Elle n’accouchera que dans neuf mois. Il paraît qu’elle doit porter le double des autres femmes. Elle est double, il n’est que juste que sa gestation soit double.
— Alors, et montait ?
Et il se rappela le système à téter de la Pondeuse. Il s’installa au ministère, avec son appareil auquel, tour à tour, les employés et chefs de bureau venaient aspirer. Ce fut un scandale. Souvent, Mauri se trompait, il prenait son appareil pour son porte-voix ; il criait : Allo, allo ! soufflait dedans, ne recevait naturellement aucune réponse et se démenait dans son cabinet, en déblatérant contre son administration.
Il reçut un jour la visite de l’artiste en gifles. Le pauvre diable venait solliciter un emploi quelconque qui lui permît de laisser ses joues en repos durant le restant de ses jours.
— Elles tomberont, si je continue à me flanquer des calottes. Puisque je vous ai fait rigoler quand vous n’étiez qu’un simple contribuable comme moi, vous pouvez bien me procurer quelque chose, n’importe quoi, un emploi de sous-bourreau, par exemple.
— Sous-bourreau ! Sous-bourreau ! Quelle idée !
Et il prit son petit calepin.
— Vous voyez ce mot ?
L’autre ne pouvait lire.
— C’est le mot guillotine, mon cher. Vous avez sacré nom de Dieu mis le doigt dessus.
Il fit élaborer un projet de loi relatif à l’abrogation de la pénalité ordinairement encourue par les adultères, à laquelle il substituait un supplice unique dans les annales de l’humanité. Et il présenta, à la Chambre, la défense de son projet dans un discours dont l’écourtement des mots provoqua des remous chahutatoires à tous les centres et à tous les extrêmes. Il commença ainsi : « Mes, le gouv de la Rép ne doit négl auc occ d’amél la sit mor du peup. » La sténographie fut en déroute et il se fit un calme, parmi l’assemblée, qui ressembla à une congélation du silence. « Oui, mes, reprit-il, Dieu dit un jour : Tu seras pun par où tu aur péch. Eh bien, ici bas, la rép des dél n’est pas touj conf à la par div. » Un vacarme en fa majeur accueillit ce début ; la sonnette du président acheva de branle-basser l’auditoire. Mauri dut recommencer, en une prononciation compréhensible. « J’ai remarqué que tous nos discours sont d’une longueur plusieurs fois kilométrique. Pourquoi ne point les abréger en coupant les mots en deux ? » Puis il continue, bafouilla, corrigea ses phrases lorsqu’il s’y glissait des répétitions. Il disait : « Pardon, il y a deux fois le mot infidèle dans le membre de phrase que je viens de prononcer, je me reprends. » Et il remplaçait le mot répété par un synonyme. Tout son projet fut adopté unanimement. Le paragraphe principal était ainsi conçu : « Quiconque sera convaincu d’adultère aura à subir l’amputation partielle du membre avec lequel le crime aura été commis. L’amputation ne pourra dépasser un centimètre. En cas de récidive, l’amputation sera de deux centimètres. Le modèle de l’instrument de supplice présenté par le gouvernement est adopté. »
Cet instrument figurait une guillotine en miniature, sans planche basculatoire, naturellement. Les montants mesuraient deux mètres cinquante-trois centimètres et demi de hauteur ; le couperet, en biseau, avait le tranchant d’un rasoir destiné à trancher les poils follets de la cuisse d’une jolie femme, brune de préférence, et il pesait cinquante kilogrammes ; un déclic le faisait manœuvrer, tout comme le justicier acier de l’échafaud. La lunette diamétrait cinq centimètres ; elle glissait perpendiculairement entre deux rainures, de telle sorte qu’on pouvait toujours la placer à hauteur du corps de délit.
Le mangeur de queue de chat fut nommé exécuteur de la nouvelle loi. Il en ressentit un gondolement intraduisible dans aucune langue. Il passa des journées entières dans le quartier de la Roquette, en conférence avec Deibler qui lui apprit le fonctionnement de la nouvelle machine. Souvent, à la venue du jour, on les voyait se promener ensemble, discutant, gesticulant, en redingote, gants noirs, et chapeaux crêpés. Leurs parlers étaient macabres ; une vague odorante sanguinolence de futures exécutions leur mobilisait la langue en des pourlèchements de gourmets.
— Je suis bien peu de chose à côté de vous, disait l’artiste en gifles.
— Les extrêmes se touchent, répliquai ! Deibler.
Ils riaient. Leurs rires avaient le perlé d’un entrechoquement d’os de squelettes.
Mauri de Noirof joua au sérieux son rôle de ministre. Il signait des décrets, des nominations, des révocations, accordait des audiences, écoutait les solliciteurs dans une attitude roide, très roide, excessivement roide, ne prenant aucune résolution, congédiant son monde au galop, ayant hâte de se retrouver seul, dans son cabinet, en face d’une glace, pour se faire des grimaces, en habit de gala, avec une petite balance à chaque main. Seul, son lait l’ennuyait. Afin d’éviter à ses inférieurs la corvée du suçage de ses seins, il s’était attaché un petit nègre qui venait téter lorsque besoin s’en faisait sentir et dont la peau se café-au-laita par suite de cette succion. Mani-Mina n’urinerait-elle jamais son petit ?
De temps à autre, il faisait une apparition rue de Rennes. Il surprit un soir sa femme dans un costume bizarre : elle s’était fait confectionner un habit de ministresse, et elle essayait de danser la gigue, avec un tutu par-dessus son habit : le tutu de Mauri. Celui-ci la contempla vachement ; Hermine avait toutes les peines du monde à se mouvoir, elle se soulevait, retombait rhinocérossement, avec des allures de tonneau ambulant, ou plutôt d’hippopotame en mal d’enfant, ou mieux encore de guernouille en état d’ébriété.
— Je vous croyais plus rassise, madame.
— Je fais un peu de gymnastique, monsieur le ministre. Je suis énervée, d’ailleurs ; votre mère est venue me faire une scène : elle me reproche une coquetterie susceptible de vous rendre amoureux de moi, elle s’est trouvée ici avec madame Israël, et elles se sont crêpé le chignon. Vous devriez bien mettre ordre à cela ; votre mère est jalouse, et elle hait la mienne, qui s’est imposé tant de sacrifices, et qui a failli en être réduite à la mendicité. Heureusement que mon oncle vient de mourir ; nous héritons de six cent mille francs. Tra la la !
— Et vos pauvres, que deviennent-ils ? Vous en occupez-vous toujours ? Votre bonté d’âme, noyée dans les honneurs dont je suis inondé, n’a rien perdu, j’espère, de son immensité ?
— Je vois mes pauvres comme toujours, je ne fais que ça ; puis, je panse la plaie de Mani-Mina ; puis, je me pèse, je prends ma petite goutte d’eau-de-vie (j’en ai commandé dix-sept fûts, afin de ne pas être prise au dépourvu) parce que je ressens toujours un peu de bobo dans les dents de ma gueugueule. Et vous, grand fou, que faites-vous dans l’attelage du char de l’État ?
— Je tire. Nous tirons tous le plus que nous pouvons. Chacun tire à soi. J’ai mis le grappin sur les fonds secrets, c’est toujours ça de sauvé.
— Je suis enceinte, monsieur le ministre.
— Ah, et de qui ?
— De vous, pardi.
Il chercha dans sa pauvre caboche, il n’y trouva aucune circonstance sur laquelle pouvait être basée cette grossesse.
— Je suis donc malade ?
Il parcourut des ouvrages techniques, il approfondit une étude sur les maladies de la mémoire, il y lut des choses désespérantes. « Toute impression laisse une certaine trace ineffaçable, c’est-à-dire que les molécules, une fois arrangées autrement et forcées de vibrer d’une autre façon, ne se remettront plus exactement dans l’état primitif. » Alors, la Pensée devait être éternellement la même ? Du moins, sa pensée à lui. Un bouillonnement s’opérait en son cerveau, chaque fois que les molécules en étaient bouleversées par la venue d’une idée nouvelle ? « Pourtant, disait-il, je possède autant de cellules cérébrales qu’un autre ! » D’après Meynert, il en possédait un minimum de six cents millions, une pour chaque souvenir. « Parbleu, si je les dérange ! » En effet, il y avait les décharges. « Le système nerveux est traversé par de perpétuelles décharges. » Il vibrait par la tête ! Quel homme ! Il était le contraire de tant d’autres !
L’affaire du tunnel prenait une extraordinaire importance. L’essai de Paris à Lyon avait réussi. Un train dévorait cet espace en dix-sept secondes, sans encombre ni secousse. On gardait le secret de cette invention, qui permettait au gouvernement, en cas de guerre, d’amener tous les corps d’armée français à la frontière allemande, en un quart d’heure ; mais une indiscrétion de journal dévoila le mystère. Mauri de Noirof avait été frappé un jour de la rapidité avec laquelle se transmettaient les dépêches dans les tubes pneumatiques ; il se dit : « En fabriquant un tube plus grand, et en remplaçant la dépêche par un chemin de fer, qu’adviendrait-il ? » Il en advint une révolution complète dans les moyens de transports terrestres. Un train parcourait trente kilomètres en une seconde, il n’avait besoin, pour cela, ni de locomotive, ni de combustible ; un seul compartiment, de deux ou trois cents mètres de long, suffisait ; les voyageurs s’y enfournaient, et aïe donc ! Le temps de s’asseoir, de respirer six fois et demie normalement et l’on était arrivé à destination. Au lieu de trente-quatre francs soixante-dix centimes que l’on payait habituellement pour avoir le droit d’être trimballé pendant dix-sept heures en troisième classe, de Paris à Lyon, on ne devait plus débourser que trente-cinq sous. L’aller et le retour durait une minute. Cinquante ou soixante mille Lyonnais — des employés, pour la plupart — qui possédaient à leur actif un répit déjeunatoire de quatre-vingt-dix minutes, s’empressaient de venir les passer à Paris. Ils repartaient ensuite, pour reprendre leurs besognes. Au bout d’un mois, la population de Lyon était réduite à dix-huit mille habitants ; tous les Lyonnais émigraient à Paris. Paris crevait de vie.
Ce bouleversement coïncida avec une communication très grave faite à l’Académie de Médecine par Messé-Malou. Tous les souverains de l’Europe — à l’exception de ceux notoirement connus comme étant ennemis de la France — y assistaient. Il s’agissait du Rajeunissement de l’Homme. L’illustre médecin présenta à l’assemblée des sujets âgés de plus de cent ans, qui jouissaient d’une vigueur, d’une santé, d’une souplesse, d’une fraîcheur vingtenaires. Ce retour à la jeunesse était obtenu au moyen de l’infusion, dans le sang, de la vitaline, liqueur concentrée obtenue par l’écrasement de la tête d’un enfant vivant ; on extrayait de la bouillie des cultures de bacilles en forme de points et virgules, et ces bacilles en se carapattant dans l’homme renouvelaient les nerfs, les métallisaient en quelque sorte, rendaient impossible leur usure, prévenaient les maladies ; la vitaline faisait repousser une jambe coupée, une dent tombée, un œil perdu, un nez ravagé par la vérole ; elle rendait le suicide et le meurtre impossibles par les armes à feu ordinaires. De sorte que le sort d’une bataille engagée contre la France, par ses ennemis, ne pouvait jamais être à l’avantage de ceux-ci. Les souverains présents demandèrent que des expériences fussent faites séance tenante. Un peloton du 20e chasseurs essaya vainement de fusiller un des vieux rajeunis ; les balles trouaient les chairs qui se cicatrisaient sur le champ. À la suite de cette constatation, le désarmement général de l’Europe fut décidé.
La perturbation produite par ces deux événements secoua le monde entier.
L’humanité se gélatinisait.