Le Tutu, mœurs fin de siècle/8
VIII
Lorsqu’elle arrivait, elle souhaitait d’abord le bonjour à la concierge, malade ; puis, elle montait à l’entresol et elle sonnait ou elle ne sonnait pas ; elle sonnait lorsque, après avoir farfouillé dans le gland du cordon, elle n’y trouvait pas la clé ; si la clé y était, elle ne sonnait pas. Les trois quarts du temps, elle ne sonnait pas. Le chéri vadrouillait dans le quartier ; dès qu’il avait déjeuné, fort bien, pour vingt-trois ou vingt-quatre sous dans un équivoque restaurant du boul’Mich, il s’empressait d’aller jouer un poker au François premier, en consommant des boissons de douze ou quinze sous. Régulièrement, il perdait de quinze à vingt louis dans son après-midi ; il rentrait alors, sur les quatre heures, pour empocher la galette qu’elle lui apportait.
Le logement donnait sur la rue d’Assas, en face l’hôpital d’accouchements. On y entendait distinctement les cris proférés par les malheureuses auxquelles la science faisait pisser les graines de vieillards qu’elles portaient en elles. C’étaient des cris de chats sauvages, de chiens enragés, des hurlements de bêtes antédiluviennes, qu’aucun génie n’aurait pu noter sur une portée de musique. De temps à autre, dans l’intermittence de ces bruits, naissaient les premiers vagissements des enfants ; des têtes d’internes se montraient aux fenêtres, entre deux brocs de tisane. Et des bouffées pharmaceutiques, apportées par le vent de l’est, empestiféraient le quartier.
Elle rangeait un peu le taudis, où toujours régnait le plus grand désordre. Puis elle attendait, affalée dans un canapé, se déshabillant lentement, car toujours ils se couchaient, histoire de passer ensemble un petit moment agréable. Ce n’était pourtant pas l’attrait de la luxure qui l’induisait en péché, elle n’éprouvait point la moindre joie dans ces abandons qu’aucune passion n’alimentait ; ils se payaient le luxe de leurs chairs comme ils eussent accompli une corvée quelconque. Il arrivait, l’embrassait en lui répétant la même phrase chaque fois : « Tu es une sainte femme. » Il racontait ses malheurs de jeu : toujours, il perdait. « Mais défais-toi donc de ces habitudes-là, » lui répétait-elle. Il promettait, rejouait le soir et le lendemain, se faisait nettoyer. Il obéissait ainsi à une impulsion contre laquelle il luttait impuissamment. Elle lui allongeait trois ou quatre billets de cent francs dont il s’emparait naturellement ; il disait :
— Je suis criblé de dettes ; voici trois cents francs qui viennent fort à propos. D’abord je ne payerai pas mon tailleur ; ensuite, je ne payerai pas les deux mois de location de mon harmonium. J’ai emprunté trois louis à un tel que je ne rendrai pas.
Non, il ne payerait rien, il laisserait ses dettes telles quelles. En revanche, il avait conservé la passion des bibelots, et bien rares étaient les jours où il ne rentrait pas chez lui avec un objet qu’il ajoutait à sa collection. Son logement s’encombrait d’un fouillis de peintures, de christs, de saints, d’assiettes, de meubles bancaux, de sièges de tous styles, de tapis, de fusils, de bouquins. L’harmonium brochait par là-dessus, et comme il ne jouait que de la musique sacrée, en chantant du latin, avec une petite calotte sur la tête, elle se figurait se trouver dans une chapelle, et il lui arrivait, dans sa nudité, de s’agenouiller quelquefois et de réciter des prières.
Après s’être rhabillée, elle descendait en cheveux, chez le fruitier, le boulanger, le boucher, le marchand de vins, et elle lui préparait son dîner. Car elle devait rentrer ; rarement, elle passait la soirée. Et elle partait machinalement, comme elle était venue.
— Ces absences quotidiennes, comment ton mari les interprète-t-il ?
— Je lui fais accroire que je visite des pauvres. Mais j’ai failli me couper, l’autre jour. Je déblatérais contre toi, je lui disais que tu n’étais qu’un ci, qu’un là. « Tu le connais donc bien, qu’il me dit. — Non, que je lui réponds, mais on me l’a dit. — Quel singulier coco, qu’il dit ! — Oh, je le déteste, que je lui fais. — Il vient dîner demain. — Ah, zut, que je lui dis, tu invites un pédérasse, c’est du propre ! J’ai fait semblant d’être fâchée, mais j’étais tout de même bien heureuse au fond. Oh, il est loin de se douter que nous nous connaissons.
— Tu es une sainte femme,
Mais, un jour, elle s’aperçut qu’elle était enceinte, et ce fut une affaire.
— Nous ne couchons jamais ensemble. Comment lui faire avaler cela ?
— C’est bien simple : puisqu’il est amnésique, assure-lui que l’enfant est de lui.
Et Mauri crut, en effet, à la sincérité de sa paternité.
— Je n’ai jamais vu, disait-elle, un intérieur comme le nôtre. Depuis qu’il est ministre, c’est un train à tout casser. Sans compter ce phénomène de l’hippodrome qui geint du matin au soir et qui ne se vide pas. Je m’y perds. Vois-tu, nous n’étions pas nés pour une existence aussi considérable. Nous deviendrons fous, nous mourrons dans une maison de santé.
L’été vint. Depuis longtemps, il la turlupinait pour aller passer une saison aux bains de mer.
— Mais si mon époux vient avec moi ?
— Propose-le-lui ; tu verras bien ce qu’il répondra.
Mauri dit à Hermine :
— L’air de l’Océan ne pourra que vous faire du bien. Allez donc. Il vaut mieux que vous soyez absente lorsque Mani-Mina accouchera. Mais il faudra que vous nous reveniez lorsque l’évêque de Djurdjura nous honorera de sa visite, fixée en août prochain. Nous sommes à la mi-mai. Choisissez une station où il y ait beaucoup d’arbres, de fleurs, de verdure ; j’irai peut-être m’y reposer un jour ou deux, mais plus tard, pas maintenant. Maintenant, je rédige mon budget. Et vous savez, un budget…
Il ne rédigeait pas son budget : il était amoureux. Leurs rendez-vous se donnaient rue Tronson-Ducoudray, dans un rez-de-chaussée immortalisé par un célèbre assassinat.
Mauri de Noirof avait réussi à se rendre acquéreur des pièces à conviction produites au cours du procès : la fameuse malle, dans laquelle on renfermait les parfums et le linge fin ; la cordelière, dont elle se ceignait ; le sac, qui servait de housse au fauteuil entre les bras duquel elle posait la divinité de sa personne ; la poulie, que l’on faisait fonctionner en attachant, au bout d’une ficelle, un mannequin en pain d’épices. Afin de rendre plus véridique le lieu du crime, Mauri s’était procuré du sang de porc, et il en avait éclaboussé le mur et le parquet. Des crânes et des ossements décoraient les plafonds ; et un jour sombre, sombre comme la Conscience de l’Homme, donnait à l’appartement un aspect de sépulture.
Ils éprouvaient une ivresse suprême à se retrouver là, tous les vendredis et les treize de chaque mois. Mauri arrivait le premier ; il fermait les persiennes et allumait les lanternes en verres verts, suspendues au moyen de boyaux humains, desséchés. Cela fait, il dressait le couvert, mettait sur la table leur plat favori : un plat de cervelle en putréfaction d’un sujet disséqué à l’amphithéâtre de l’École de Médecine ; ils étendaient un peu de cette cervelle sur du pain, et mangeaient tout le plat. Ils arrosaient ce repas d’une excellente bouteille de crachats d’asthmatiques cachetée, recueillis dans les hôpitaux. Ensuite, ils se délectaient de la lecture des Chants de Maldoror ; le côté maboulique de l’œuvre, mélange de folie géniale ou génie fou, leur servait de diapason. Mauri lisait, d’une voix d’outre-tombe, invariablement les strophes suivantes, dont ils n’étaient jamais rassasiés : « C’était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée : les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur ! Il était étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère ; ses dents n’étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps faisait des effort inutiles pour se relever. Ses forces l’avaient abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible comme l’écorce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses épaules. L’abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines ; dans sa chute, sa figure avait frappé contre un poteau… Il était soûl ! Horriblement soûl ! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang ! Il remplissait l’écho de paroles incohérentes, que je me garderai de répéter ici ; si l’ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur… se soûlât ! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes de l’orgie ! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit : « Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course : travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j’appelle le kakatoès, au bec crochu. » Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent : « Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre ? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux ? Mais, ni la taupe ni le casoar ni le flammant ne t’imiteront, je te le jure. » L’âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur la tempe, et dit : « Ça, pour toi. Que t’avais-je fait pour me donner des oreilles si longues ? Il n’y a pas jusqu’au grillon qui ne me méprise. » Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur son front, et dit : « Ça, pour toi. Si tu ne m’avais fait l’œil si gros, et que je t’eusse aperçu dans l’état où je le vois, j’aurais chastement caché la beauté de tes membres sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin que nul ne te vît. » Le lion, qui passait, inclina sa face royale, et dit : « Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les orgueilleux, et n’êtes que des lâches, puisque vous l’avez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des passants, les injures que vous ne lui avez pas épargnées ? » L’homme, qui passait, s’arrêta devant le Créateur méconnu ; et, aux applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son visage auguste ! Malheur à l’homme, à cause de cette injure ! » — Autre chose, disait sa mère. Cette soûlerie divine me haut-le-cœure.
Et Mauri allait à un autre chant.
« Chaque nuit, plongeant l’envergure de mes ailes dans ma mémoire agonisante, j’évoquais le souvenir de Falmer… chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux étaient encore empreints dans mon imagination… indestructiblement… surtout ses cheveux blonds. Éloignez, éloignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je n’avais qu’un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer ? Mais c’est moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pour émettre ma pensée, je m’aperçois que mes lèvres remuent, et que c’est moi-même qui parle. Et, c’est moi-même qui, racontant une histoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon cœur… c’est moi-même, à moins que je ne me trompe… c’est moi-même qui parle. Je n’avais qu’un an de plus. Quel est donc celui auquel je fais allusion ? C’est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. Oui, oui, j’ai déjà dit comment il s’appelle… je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres, non, non. Il n’est pas utile non plus de répéter que j’avais un an de plus. Qui le sait ? Répétons-le, cependant, mais, avec un pénible murmure : je n’avais qu’un an de plus. Même alors, la prééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir, à travers le rude sentier de ma vie, celui qui s’était donné à moi, que de maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois en effet qu’il était plus faible… Même alors. C’est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. La prééminence de ma force physique… chaque nuit… Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus d’un être humain qui a vu des têtes chauves : la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises séparément) expliquent ce phénomène négatif d’une manière satisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que me ferait un savant, si je l’interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la douleur. Mais je n’ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu’un jour, parce qu’il m’avait arrêté la main, au moment où je levais mon poignard pour percer le sein d’une femme, je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer dans l’air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d’un chêne… Je n’ignore pas qu’un jour sa chevelure me resta dans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j’ai déjà dit comment il s’appelle. Je n’ignore pas qu’un jour j’accomplis un acte infâme, tandis que son corps était lancé par la force centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès d’aliénation mentale, je cours à travers les champs, en tenant, pressée sur mon cœur, une chose sanglante que je conserve depuis longtemps, comme une relique vénérée, les petits enfants qui me poursuivent… les petits enfants et les vieilles femmes qui me poursuivent à coups de pierre, poussent des gémissements lamentables : « Voilà la chevelure de Falmer. » Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la carapace de la tortue… Une chose sanglante. Mais c’est moi-même qui parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu’il était plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or, je crois en effet… qu’est-ce que je voulais dire ?… or, je crois en effet qu’il était plus faible. Avec un bras de fer. Ce choc, ce choc l’a-t-il tué ? Ses os ont-ils été brisés contre l’arbre…… irréparablement ? L’a-t-il tué, ce choc engendré par la vigueur d’un athlète ? A-t-il conservé la vie, quoique ses os se soient irréparablement brisés… irréparablement ? Ce choc l’a-t-il tué ? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermés ne furent pas témoins. En effet… Surtout ses cheveux blonds. En effet, je m’enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Il avait quatorze ans. Avec une conscience désormais implacable. Chaque nuit. Lorsqu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table de travail, à l’heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu’il ne sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux ; mais, rien, aucun indice surpris ne lui révèle la cause de ce qu’il entend si faiblement, quoique cependant il l’entende. Il s’aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l’air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d’une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille. Dans un cinquième étage. De même qu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, entend un bruissement qu’il ne sait à quoi attribuer, ainsi j’entends une voix mélodieuse qui prononce à mon oreille : « Maldoror ! » Mais, avant de mettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes d’un moustique… penché sur sa table de travail. Cependant, je ne rêve pas ; qu’importe que je sois étendu sur mon lit de satin ? Je fais avec sang-froid la perspicace remarque que j’ai les yeux ouverts, quoiqu’il soit l’heure des dominos roses et des bals masqués. Jamais… oh ! non, jamais !… une voix mortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant, avec tant de douloureuse élégance, les syllabes de mon nom ! Les ailes d’un moustique… Comme sa voix est bienveillante. M’a-t-il donc pardonné ? Son corps alla cogner contre le tronc d’un chêne… « Maldoror ! »
— Assez, cela m’énerve.
Alors, ils demeuraient abrutis jusqu’au lendemain matin.
Avant de se séparer, de Noirof disait à sa mère :
— Quand finirons-nous de nous aimer platoniquement ?
— Plus tard, lui répondait-elle ; tu es mon fils, et je ne veux pas pécher avec toi tant que ta femme vivra.
— Et si elle meurt après nous ?
— Nous nous aimerons là-haut.
Elle ajoutait :
— Fais-la donc mourir ; fais-lui manger de la graisse, des féculents ; elle étouffera fatalement un jour, et ce jour sera notre délivrance. Le monde, c’est nous. Nul ne devinera jamais les sublimités enfermées dans nos cœurs. Personne, ici-bas, ne mange de la cervelle de cadavre et ne boit des expectorations d’asthmatiques. Faisons en sorte de mourir avec la satisfaction d’avoir éprouvé, seuls, la vraie Sensation, Celle Qui Ne Meurt Pas.
Puis elle ajoutait :
— Donne-moi de l’argent.
Elle lui vidait son portefeuille. Ses appointements de ministre y passaient. Rarement, il risquait une observation :
— Tu me prends tout.
— Saigne ta belle-mère, lui répondait-elle. Oh, ce que je lui en veux, à cette femme ! Car elle a mis au monde celle qui est tienne. Elle m’a coupé la chique du Plaisir, cette garce-là !
Ainsi, une latente communion unissait les âmes de la mère et du fils.
— La chique du plaisir. Ces gens-là, au point de vue sensationnel, sont des bourgeois. Tu t’es mésallié en épousant cette femme que tu ne dois pas aimer, que tu n’aimeras jamais. Ah, vois-tu, je ne prêche pas la morale de tout le monde, moi. D’abord, il n’y a pas de morale. Chacun porte ses instincts en soi, et l’instinct est réfractaire au pétrissage. Ça ne se manipule pas comme un produit chimique, sa poussée est plus forte que l’obstacle qu’on peut lui opposer. D’un autre côté, l’instinct est inné. Donc, notre état de conscience est le fait d’un hasard, et, à son tour, le hasard n’est pas plus malléable que l’instinct… La chique du plaisir. Oui, elle me l’a coupée. Aussi, lui en veux-je, lui en veux-je !
Elle lui en voulait formidablement. Ses efforts tendirent à amener sa ruine complète. Dénuée de moyens, elle agissait à l’opposé des femmes de mauvaise vie qui, le soir, après le dur labeur de la chair, remettent à leurs marlous ce qu’elles ont gagné ; madame de Noirof ne donnait pas d’argent à son fils, c’était celui-ci qui lui en donnait. Et chaque fois, ses exigences devenaient plus grandes, de telle sorte qu’acculé, Mauri dut un jour recourir à la bourse de sa belle-mère. Madame Israël ne fut point récalcitrante, son gendre était ministre ; pouvait-on refuser quelque chose à un ministre ? Cependant les saignées hebdomadaires pratiquées dans ses finances finirent par l’étonner, et elle se rendit rue de Rennes, auprès de sa fille, afin d’en avoir le cœur net. Elle y rencontra madame de Noirof qui lui sauta dessus, lui cracha dans l’oreille, lui administra une maîtresse tripotée en lui disant : « Tiens, chamelle ! tiens, pourceau ! tiens, phénomène !» Cette dernière insulte quatre-fers-en-l’aira madame Israël ; elle déguerpit, et ne se montra plus. Et elle ne délia plus les cordons de sa bourse.
Mauri eut la fantaisie de faire demander le casier judiciaire de ses beaux-parents, et il en demeura baba : le père Israël avait subi vingt-trois condamnations pour outrages aux bonnes mœurs, et il était mort en prison ; madame Israël avait été poursuivie, avant son mariage, pour infanticide, et elle avait écopé cinq ans de travaux forcés. Mauri fit rechercher les dossiers et les emporta rue Tronson-Ducoudray. En attendant sa mère, attablé entre le plat de cervelle et la bouteille de crachats (crachats verdâtres, glaireux, veinés de petits filets de sang), il parcourut le dossier. Il y releva des détails savoureux. L’accusée, âgée de dix-huit ans, forte à l’escrime, accoucha clandestinement d’un enfant qu’elle eut de son père. Elle l’éleva et lorsqu’il fut sevré, le tua. Elle le tua en le pendant par la langue et en lui passant en travers du corps des fleurets rougis au feu. L’instruction parvint à établir que la meurtrière chantait des cantiques en enfilant son enfant. Celui-ci était percé cent soixante coups d’épée. Lorsqu’il fut mort, elle le dépendit et lui fourra un crapaud dans la bouche, puis, lui arracha les yeux qu’elle remplaça par deux prunes pourries ramassées dans un verger à l’heure de l’angelus.
— Ma mère va être rien contente en apprenant tout cela, se disait Mauri. Quel bonheur !
Il en arriva au dossier de Hermine. Devait-il l’ouvrir ? Sa femme avait-elle aussi quelque chose sur la conscience ? Oui, elle avait quelque chose : une condamnation à six jours de prison pour ivresse, deux condamnations en quinze jours de prison pour vol aux magasins du Louvre et du Bon Marché, une autre condamnation pour tentative de meurtre… Elle ! si grosse, si posée, si bien élevée !
— Une belle famille !
Madame de Noirof arriva. Et lorsqu’ils eurent mangé la cervelle et bu les crachats, ils refourrèrent le nez dans le dossier. Une chose surprit Mauri : sa mère n’exultait point comme il l’eût souhaité. Avec mansuétude, elle parla de la faiblesse de l’homme que tant de circonstances peuvent pousser au crime.
— Mon cher, les plus grands criminels ont droit au pardon… L’homme est irresponsable au moment précis de la perpétration de ses méfaits… Tout homme frappé par la loi est un homme absous… On ne sait pas ce qui peut nous arriver un jour. — N’empêche pas que quand je verrai ta belle-mère, je lui laisserai tomber un discours qui ne sera pas assaisonné à la graisse d’oie. — Tu ne m’envoies donc plus de bouquets ?
Il les oubliait dans sa voiture. Il égarait un tas de choses dans les capotes des fiacres. À la préfecture, au bureau des objets perdus, il reconnut, comme lui appartenant, quarante-quatre parapluies, deux pardessus, trois pots de confitures, un pâté de foie gras, dix-sept paires et demie de gants, un habit de ministre, deux bas de soie, et le morceau de brique ! le fameux morceau de brique du boulevard de Montrouge ! plus une paire de bottines de femme, six caisses de cigares, un caleçon, un oiseau empaillé, des boîtes de bonbons, un paquet de décorations, car il était décoré, et décoré sur plusieurs coutures, encore : de la légion d’honneur, du christ du Portugal, de l’ordre du Tournevis. La nuit, lorsque les affaires d’état semblaient vouloir lui trotter dans la tête, il se levait et se piquait sur la chemise toutes ses décorations. Alors, il s’endormait.
Hermine faisait ses malles. Elle allait partir à Mers-les-Bains, un petit port de la Manche réputé pour son air salubre, que les femmes du monde enceintes ont coutume de fréquenter avant leur délivrance. Des rugissements venaient de la chambre à coucher ; Mani-Mina se tordait dans les douleurs de l’enfantement, que l’accoucheuse ne prévoyait que dans les cinq jours.
— Disparaissez, dit Mauri ; je ne veux pas que vous assistiez à cet événement qui me fait honte. Me pardonnez-vous ?
— Je vous absous, monsieur. Et vous ?
— Moi ? que voulez-vous dire ?
— Rien. Dites-moi donc, Monsieur, est-ce que, ministre d’occasion, vous vous figurez que c’est arrivé ?
— Ne plaisantez pas avec la politique. Aujourd’hui, celui qui n’a pas été ministre ou quelque chose d’approchant, n’est rien : coupons court à cet entretien, s’il vous plaît. J’ai du lait dans l’estomac. Si le monde diplomatique savait cela, il se ficherait de moi. Nous avons le bonheur — ou le malheur, comme vous voudrez — d’assister à la fin, à l’agonie d’un siècle dont l’état de fièvre cérébrale ne sera plus jamais atteint. Réjouissons-nous. Allez à Mers, j’allaiterai l’enfant de Mani-Mina. Et ne vous pochardez pas trop, n’est-ce pas ? Ne volez plus rien non plus. Et n’essayez pas davantage de tuer.
— Hein ?
— Oui, je sais tout.
— Si c’est Dieu permis de proférer de pareilles insinuations !
— Il n’y a pas d’insinuations, vous avez été condamnée, et votre mère itou, et votre père itou.
— Eh bien, et votre famille ? Elle n’est guère plus propre que la nôtre ! Vous ne lisez donc pas les journaux de l’opposition ? Si notre famille est reprochable, la vôtre l’est itou. Si ma mère a été condamnée, la vôtre l’a été itou. Et votre père itou.
— Mon père itou ?
— Oui, itou !
— Itou ?
— Itou !
Il demanda communication du casier de sa famille. Hermine avait raison : M. de Noirof avait subi quatorze condamnations en escroqueries et abus de plusieurs confiances. Madame de Noirof, à l’âge de trente ans, avait passé en prison le trois cent soixantième de sa vie pour provocation de mineures à la débauche. Et il était ministre de la justice ! Seul, son passé était pur !
Le vendredi suivant (on était en juillet), il faisait une torride chaleur, Madame de Noirof arriva rue Tronson-Ducoudray dans un état d’extrême énervement.
— Nous sommes fichus !
— Encore ? Tu as encore commis une gaffe ?
— Oui, ma vieille branche. Encore une. J’ai acheté un bidet ancien, sculpté, ayant appartenu à Charlotte Corday, et je l’ai payé au moyen de fausse monnaie.
Elle buvait, en se confessant ainsi, force verres de crachats d’asthmatiques. Elle en avait déjà vidé une bouteille. Elle en entama une deuxième, dans laquelle on voyait surnager des glaires verdâtres, des mucosités blanches, de la salive rouge, caillotés de débris de poumons avariés. Elle avalait cela, sans rechigner, en mangeant de pleines cuillerées de cervelle pourrie.
— … avec de la fausse monnaie. Le marchand a déposé une plainte, et l’on est venu pour m’arrêter. Étouffe cela, je t’en prie !
Il réfléchit un instant.
— Je veux bien, mais à une condition : c’est que tu me graisses la patte.
— Je suis à sec.
— Eh bien, tant pis. L’affaire suivra son cours. Je suis disposé à faire toutes les concessions possibles, mais il me faut de l’argent. N’importe lequel. Procure-m’en.
— Et ta belle-mère ?
— Depuis que tu lui as foutu une tripotée, elle est constipée de la bourse.
— Veux-tu que j’essaie de la déconstiper ?
— Si tu réussis, tu bénéficieras d’un non-lieu.
Elle partit. Il rentra au ministère où une dépêche l’appelait urgemment rue de Rennes. Mani-Mina était morte ; et dans un berceau, à côté du lit mortuaire, trépignait un enfant superbe à quatre têtes, huit bras, huit mains, moitié masculin, moitié féminin. Il se portait bien. Mauri l’embrassa avec des larmes dans les yeux, et il lui donna à téter sur le champ. Ce n’était pas une mince affaire. Mauri ne possédait que deux seins, et sa progéniture avait quatre bouches. La moitié du gosse était à peine repue, que l’autre moitié réclamait sa pitance.
— Je n’en viendrai jamais à bout, répétait-il en le tournant dans tous les sens.
Car les têtes étaient placées en manière de points cardinaux ; le corps ne possédait qu’un bassin, les quatre épines dorsales se soudaient fessièrement.
— Si la terre était peuplée de pareils citoyens, ce serait à mourir de rire.
Il informa sa mère de cette quadruple-unique naissance ; elle vint le lendemain, accompagnée d’un homme étrange, roux, maigrelet, mal vêtu, mal chaussé, mal vivant ; il portait un portefeuille sous le bras gauche ; sous le bras droit, il ne portait rien. Ses yeux avaient une étrange fixité ; ils étaient tellement vifs, qu’ils usaient les verres des lunettes derrière lesquels ils s’abritaient. C’était un huissier, appelé Zosku. Il venait soumettre un truc à Mauri. Celui-ci, pour attacher au plafond un hibou empaillé au-dessus du cadavre, était monté sur une double échelle, et c’est de là qu’il parlementa, assis sur le dernier échelon, avec le happe-chair.
— Plaise à Son Excellence de m’entendre. Au nom d’un débiteur fictif (et il remuait du derrière en parlant) je viens la mettre en demeure d’avoir à lui payer, endéans les vingt-quatre heures, la somme de cent mille francs qui lui est due.
— Mettez, dit Mauri, un chiffre moins rond ; quatre-vingt onze-mille deux cent trente-quatre francs, soixante-quinze centimes. Et après ?
— Après ? Vous allez montrer ce timbré papier à Madame votre belle-mère. Afin d’éviter un scandale, si elle aime sa fille — et elle l’aime — elle se déboutonnera. Chaque fois que vous serez gêné, nous recommencerons le même exploit.
— C’est moi qui ait eu cette idée, fit Madame de Noirof.
Mauri se composa un air d’enterrement par un temps de pluie et s’en fut chez madame Israël ; avec deux fêlures dans la voix, celle-ci s’apitoya sur le sort de son gendre.
— Tâchez donc de mieux organiser votre vie. Ma pauvre Hermine, notre fortune s’en va à la dérive. Ora Pro nobis. Voulez-vous bien ficher le camp !
Mauri rentra tout penaud. Sa mère, en apprenant la fatale nouvelle, lui dit :
— Cela m’est égal. Il y aura du scandale. Tu ne diras pas que c’est moi qui l’ai voulu. Je serai arrêtée demain et tu sauteras. Tu comprends bien que tu ne garderas pas ton portefeuille — ou ta serviette — lorsqu’on saura que ta mère est arrêtée comme fausse monnayeuse. Je vais me constituer prisonnière.
— Vas-y ! Mais, auparavant…
Il regardait la morte, et une idée satanesque et sardanapalesque lui traversa l’esprit.
— J’y pensais, appuya Madame de Noirof. Il nous faudrait un ciseau à froid et un marteau.
— Non, une scie serait préférable.
Ils s’en procurèrent une et avec précaution étendirent le cadavre de Mani-Mina sur une toile cirée. De la sanie et des viscosités sanguinolentes souillaient encore le corps de Mani ; quant à Mina, elle était sèche comme une momie de l’époque de Sésostris, et elle n’avait plus de seins ; ses seins étaient rentrés, il y avait deux trous à la place ; le visage se profilait semblablement à un de ces coins d’acier dont les bûcherons se servent pour fendre perpendiculairement du bois ; la peau rappelait les peintures non restaurées de Memlinc, le lupus l’avait bariolée de couleurs très vieilles, et les taches avaient des contours nets. Sur la cuisse droite, une heureuse disposition de ces taches, aux contours nets, donnait l’illusion d’un paysage biblique représentant, au premier plan, une vierge avec une palme à la main et une auréole autour de la tête, — au deuxième plan, un ruisseau d’argent, — dans le fond, au-dessus d’une montagne pelée, un ciel de feu avec une échancrure par laquelle le Très Haut passait la tête en faisant une grimace au genre humain. Très adroitement, Mauri détacha ce fragment de peau de cuisse, au moyen d’un rasoir, et il le colla sur un panneau de bois.
— Nous le ferons encadrer et puis nous l’exposerons en vente publique pour voir ce que ça donnera. C’est un morceau très chic. Il ne manque pas d’embu, au moins, celui-là !
Il fit converger ses rayons visuels vers l’auguste visage de sa garce de mère, et il prononça ces paroles :
— J’ai même envie de le faire encadrer tout de suite et de le montrer à un expert ; s’il a quelque valeur, si l’on m’en offre, par exemple, une seizaine de mille francs — la moindre des choses, — nous continuerons le pelage de cette chère Mina. Si l’on n’en donne rien, nous suspendrons ce genre de travail : ce n’est pas la peine de s’esquinter pour des prunes.
Or, il advint que l’expert auquel fut montrée cette anormale peinture poussa trois petits cris et demi de surprise, regarda de Noirof de travers et lui mit la main au collet.
— Cela a été volé au Louvre, je le reconnais, ce tableau se trouvait dans la galerie flamande, à gauche, en entrant… Non ? Me trompé-je, me trompé-je à ce point ?
— À votre avis, qu’est-ce que ça vaut ?
— Oh, ça pourra aller dans les cinquante mille francs. Ces Memlinc-là sont très rares ; ce sont des Memlinc de la première manière.
Et l’écorchement continua. Dans le dos, ils remarquèrent un joli petit Vollon : un tambour de basque, crevé par une épée Richelieu, laquelle épée, coiffée d’un casque sans mèche, ne possédait pas de rigole pour le sang. Ils enlevèrent aussi, sur le mollet gauche, une épidermique rondelle figurant un plat ancien, contrefait, de Bernard Palissy. Puis, ravagés par une furia de destruction sacrilège, ils arrachèrent le restant de la peau, ils le morcelèrent, et en en combinant savamment les fragments, réussirent à former un merveilleux petit Corot, moins la signature.
— Tout cela, fit-elle, vaut bien quatre-vingt-onze mille francs.
Mais ils avaient hâte d’en arriver à la réalisation de leur pensée secrète : ils scièrent, en croix, les deux crânes et en extrayèrent la moelle. Celle de Mani sentait bon ; l’autre puait la charogne.
— Mangeons vite celle-ci, dit Madame de Noirof, j’ai une faim de loup.
Mais comme ils ne purent boire en même temps de crachats d’asthmatiques, ils digérèrent mal et vomirent la cervelle de Mina. Après quoi, ils ravalèrent leurs respectives vomissures, et ne ressentirent plus aucune indisposition.
— Est-ce entendu pour le non-lieu ? insista-t-elle.
— Ma conscience se révolte à l’idée d’une pareille injustice, répondit Mauri. L’affaire suivra son cours.
— Cochon de crapaud, s’écria-t-elle, vermine de vipère ! Et l’évêque de Djurdjura qui arrive dans une onzaine de jours ! Quel effondrement !
Ils devenaient fous. D’ailleurs, la secousse provoquée par les découvertes de Messé-Malou ramollissait cérébralement toute l’humanité. L’abracadabrance de sa dernière création eut pour résultat de porter ce ramollissement à son comble. Après le hommier, adopté avec garantie du gouvernement pour la repopulation de la France, Messé-Malou trouva le lumiérier. C’était un arbre qui fleurissait éternellement. Pendant le jour, ses fleurs se refermaient ; elles s’épanouissaient à partir du crépuscule en projetant des lumières d’autant plus vives que l’obscurité nocturne devenait plus intense. Une seule de ces fleurs possédait une puissance lumineuse de dix mille bougies.
À quelque temps de là, Mauri reçut la lettre suivante :
» Je vous aicricês quailquemo
pour vou dire, queje soui heinslallé a Merce
lêbaint ki ê, le plu
zaimablendroi. que je
conesse. je vouzécri sait. kelquemo asseul
faim de vout. dir kiliaïci boquou darbes
dèfleuren grande
kanti té.
et delerbaussi
jé avorté iair danlodemer. monGossèparti
avaique lè vagues. Ce sera de la nouritur.
pourlèpouaçon
venédon me. vouarunjoure. Cela me ferabo
coudeplé zire. Je prie, dieut poure vou.
Votrefame heinquonprise Airmine. »
Il dit à sa mère :
— Tu t’es associée avec des coquins pour fabriquer de la fausse monnaie, et je pourrais, d’un mot, ordonner la cessation des poursuites. Oui, je le ferais, si je ne t’aimais pas. Dans l’état actuel de l’amour qui nous unit, te faire de la peine sera pour moi une volupté extrême. Car, en te voyant malheureuse, mon amour pour toi grandira ; je voudrais te faire subir un raffinement de cruauté qui me permît d’atteindre à la plus grande somme possible de bonheur. Tel, te couper un membre, ou te forcer à boire de la fonte en ébullition ; je voudrais te voir te tordre dans les convulsions de la plus atroce souffrance. Je serais si heureux ! Et après, quels transports, quelle ivresse ! On s’aimerait bien mieux ! L’homme est si content quand il peut faire un peu de mal à ses semblables. Et surtout à sa mère !
Alors, il se préoccupa de la marche de l’instruction. Il donna lui-même des ordres pour que sa mère fût arrêtée à une heure désignée, et il alla se poster rue de Presbourg, afin d’assister à l’exécution de cette formalité. Justement, l’évêque de Djurdjura venait d’arriver en compagnie d’une kyrielle de gens ensoutanés, et d’un vieillard au visage mystérieusement caché, marchant à peine, soutenu par deux cardinaux. On était à table. Le vieillard au visage mystérieusement caché ne mangea pas. Madame Perle, ainsi que le duc de la Croix de Berny, faisaient partie des convives.
— C’est demain le grand jour, dit l’évêque ; j’espère que ces dames nous feront l’honneur d’assister à la cérémonie.
Il parlait volubilement de ses chasses en Afrique, des missions accomplies dans les déserts de sables, au milieu des sauvages et des bêtes féroces. Par extraordinaire, il ne buvait que de l’eau très peu rougie. Et au dessert, il ne prit aucune liqueur.
— Je vous en prie, monseigneur, vous allez vous débiliter l’estomac. Un peu de cognac ?
— Merci, madame, le cognac m’est interdit. J’ai la chaudepisse.
Et il expliqua qu’il avait contracté ce mal d’amour dans le pays où fleurit le brouillard.
— Oui, madame, à Londres. Cela n’a rien d’étonnant pour quiconque connaît les anomalies qui forment le fond des mœurs de ce pays. Vous n’avez jamais visité la capitale de l’Angleterre, madame ? Allez-y donc un jour, avec des bagages, par exemple, car sans bagages, une femme seule n’est pas admise à l’hôtel. Allez-y, et vous verrez. C’est charmant tout plein. Dès que vous mettez le pied sur le sol britannique, vous n’y voyez que des choses qui nous offusquent, nous, Français, habitués à la joie et au grand soleil : des gens glaciaux, de l’air froid, de la pluie à jets continus, des brouillards remplis de poussière de charbon, des rues boueuses, gluantes comme de la colle de pâte, et un galimatias tudesque, prononcé égoïstement, incompréhensiblement, tant l’Anglais tient à rester impénétrable et à garder, pour soi, sa langue, ses coutumes, son sol : voilà ce qui vous y attend. Lorsque vous êtes débarqué là-bas, vous sentez qu’on vous y laisse à la porte et que jamais aucune sympathie n’unira les deux races. Vous vous mouvez au milieu du grouillement de la métropole, comme un homme vivant au milieu d’une multitude de cadavres ambulants. Car l’Anglais est avant tout un homme mort. La vie ne peut séjourner dans une nature aussi macchabéenne, qu’aucune effusion ne secoue, dont aucun sourire n’essaie d’illuminer le faciès marmoréen. Non, madame, jamais un Anglais ne rit. Il a bien autre chose à faire. Son temps se passe à boire, à boire des choses froides, du soda, du whisky, du brandy, puis du whisky, du soda, du brandy, puis du soda, du brandy, du whisky. Il boit toujours, et debout ; jamais il ne s’assied. Il se grise debout, c’est pour cela qu’il ne titube pas. Il boit sans cesse ; il se repose le dimanche. Le dimanche, il ne boit pas autant. Les public house sont fermées pendant les offices religieux ; il faut voir, alors, des queues interminables de gens qui attendent, la langue pendante dehors, la fin des offices, pour s’en fourrer jusque-là. Ils lampent au galop, puis rentrent chez eux pour s’y ennuyer conformément à la loi. Car la loi leur ordonne de s’ennuyer ce jour-là, et ils se soumettent à la loi. Même chez soi, l’Anglais ne peut jouer aux cartes le dimanche ; ça lui est défendu. En semaine, il peut jouer aux cartes, mais pas dans les public house, ni dans les cafés ; non. Au club, madame, rien qu’au club Allez à Londres, madame, et jamais vous n’entrerez dans un club. Vous n’y verrez pas de tramways non plus, et s’il vous prend envie de pisser, vous pourrez vous fouiller. Avant de partir pour Londres, il vous faudra pisser chez vous, je vous en préviens, car à Londres, on ne pisse pas, on n’y fait pas caca non plus.
— Mais pourquoi ?
— Parce que Londres manque de water-closet. À ma connaissance, il n’en existe qu’un, mais un beau, par exemple, un véritable monument. Prenez note de l’adresse, madame, il est situé dans Piccadilly, en face l’American Bar. On y vient de deux lieues à la ronde. On y pisse fort bien gratuitement ; l’expulsion d’un caca vous coûte quatre sous. C’est pour rien, au prix où est le beurre. Un monument, je vous dis, gros comme la coupole des Invalides, et de la même forme. Je vous assure que cette coupole est très distinguée. On fait pipi et caca en dessous, jusqu’à minuit. À partir de minuit, le monument est fermé. Vous êtes obligé de garder votre marchandise jusqu’au lendemain matin.
— Et les femmes, monseigneur ?
— Ah, oui, parlons-en ! Ne parlons que de ça, si vous voulez. Eh bien que vous dirai-je, madame ? À Londres, ce n’est pas comme partout ; il y a des femmes, mais pas des femmes ordinaires, non ; ce sont des femmes extraordinaires. Londres, qui a cinq millions d’habitants, possède environ une centaine de cocottes. Vous voyez qu’il y a de la ressource. Jusque là, tout est bien. Oui. Mais elles sont vérolées, et alors, ce n’est plus aussi bien. Nous savons tous, n’est-ce pas, madame, par expérience, ce que c’est que la vérole… Vous protestez ?… Mettons que je n’ai rien dit. La contamination des femmes galantes de Londres provient de ce que la prostitution y est libre. Dans un pays aussi pudique, cela détonne. Je me suis donné beaucoup de mal pour en chercher la raison, et je ne l’ai pas trouvée. Cette liberté des femmes, qui ne sont astreintes à aucune visite sanitaire, qui ne sont pas cartées comme les nôtres, est fort dangereuse. Les trois quarts des créatures qui trafiquent de leurs charmes, là-bas, sont des étrangères malades que l’ennui des traitements chasse de leurs pays. Elles sont infestées et elles infestent les autres. J’en suis la preuve.
— Il vous fallait aller au bordel, monseigneur !
— Mais il n’y a pas de bordels, à Londres, chère madame.
— Vraiment, pas le moindre petit bordel ?
— Pas un.
— Mais s’il n’y a pas de bordel, il n’y a rien du tout, alors, dans cette albionesque capitale.
— Vous l’avez dit, ma chère. Les bordels, on les a supprimés depuis dix ans, afin de combattre la prostitution, et de forcer les jeunes gens à se marier. C’est à un lord du parlement qu’est due la disparition des maisons de tolérance. Ce lord était un modèle de chasteté, les dérèglements l’énervaient, son rêve était l’universalité de la Vertu. C’est probablement pour cette raison qu’il a été condamné tout récemment à un an de prison pour outrage à la pudeur commis sur un garçon de moins de seize ans. On est logique ou on ne l’est pas.
En ce moment, entrèrent deux agents qui exhibèrent à madame de Noirof un mandat d’amener. Tout le monde trouva la plaisanterie de très haut goût et s’en amusa longtemps encore après son départ pour Saint-Lazare.
Le lendemain, Paris fut inondé, dès le matin, d’une nuée de curés et de religieuses, qui se dirigeaient en hâte du côté de la Butte aux Cailles. Là, près de la Fontaine à Mular, s’élevait un temple grec, très vaste, dans lequel ne pouvaient pénétrer que des gens ayant fait vœu de chasteté ou revêtus de fonctions sacerdotales. À la suite d’un concile excessivement œcuménique tenu à Rome, il fut décidé que les membres du clergé pourraient désormais s’enivrer à la coupe des ivresses charnelles, et la construction d’une grande maison de joie à l’usage exclusif des ecclésiastiques fut décidée. L’évêque de Djurdjura se chargea de quêter des fonds à droite et à gauche, et il en recueillit plus qu’il n’en fallait. Les gens d’église apportèrent leur obole, les curés stimulèrent leurs ouailles, et en moins de huit jours, quatre millions de francs furent recueillis. Indépendamment du capital destiné à couvrir les frais de la construction, il fallait un capital de réserve pour désintéresser les membres du bas clergé domiciliés à une très grande distance de Paris et qui avaient droit, eux aussi, à la part du gâteau. Le personnel féminin fut réquisitionné dans les couvents ; on choisit de préférence les sœurs bien en croupe, ainsi que les demoiselles du monde qui avaient renoncé aux joies d’ici-bas et qui ne demandaient pas mieux que de s’en payer de temps en temps une biturée. Et aïe donc ! Et aïe donc ! Comme il y avait plus de femmes que d’hommes, on convint de renouveler le personnel tous les huit jours ; de cette façon, on aurait toujours de la viande fraîche, et l’on contenterait tout le monde.
Une église, plus grande du double que celle de Notre-Dame, avait été ménagée au centre du temple pour la célébration quotidienne des saints offices, car la devise choisie était : Le devoir avant tout. On devait dire la messe tous les jours ; le culte de Dieu primait le culte de l’Amour. Les emblèmes religieux qui ornent les églises catholiques avaient été remplacés par de profanes sujets. Les peintures, pourtant, étaient sages, et il fallait être initié pour en saisir l’esprit d’allusion. Ainsi, la dixième Muse était personnifiée dans un grand panneau la représentant, désespérée, sur le point de se précipiter dans la mer du haut du promontoire de Leucade. En revanche, les sculptures, païennes, outrageaient très haut la pudeur ; leur réalisme choquait ; lorsque l’encens spiralait autour de l’autel, et que les chants pieux, rythmés sur l’orgue, plongeaient le vaste vaisseau dans un bain de musique mystique, le côté obscène du bronze et du marbre était monstrueux ; l’antithèse révoltait. Aux objections qui lui furent faites à ce sujet, l’évêque répondait :
— Je nous connais ; nous ferions trop de cochonneries s’il n’y avait pas quelque chose ici pour nous détendre les nerfs. Vous verrez que le sacrilège de ces statues nous ramènera au diapason des sens.
Ce en quoi il se trompait.
À midi, l’arche du temple était bondée. Les hommes occupaient la droite de la nef ; les femmes la gauche. Ils étaient nus. Les femmes avaient, en guise de coiffure, des chapeaux d’évêque, neufs ; les hommes portaient des cornettes de béguines, vieilles. Aux stalles réservées du chœur, avaient pris place le Duc, madame Perle, Mauri de Noirof, dont la présence donnait, de la sorte, à l’inauguration, un caractère officiel. Tous se tenaient debout. Soudain, le ronflement des orgues annonça l’entrée solennelle de l’officiant. Celui-ci, en habit de soirée, cravate blanche, souliers vernis et chapeau claque, était le vieillard à la figure mystérieusement voilée qui n’avait pas voulu manger, la veille, chez la mère de Mauri. Il entra, soutenu par deux cardinaux entièrement nus, reconnaissables à leurs barrettes ; et bien péniblement il dit sa messe. On le trouvait fort vieilli, fort changé, mais courageux, en somme ; peu de papes, à son âge, se seraient dérangés de Rome pour venir apporter leur bénédiction à une œuvre aussi impie. Car ce vieillard était le pape en personne, le ministre plénipotentiaire de Jésus-Christ sur la terre. Il avait quitté le Vatican sur les instances de madame Perle, qui espérait ainsi le fatiguer outre mesure et le faire mourir. Car il l’était, fatigué ; lorsqu’il se retournait pour les Dominus vobis cum, il montrait un visage si piteux qu’il paraissait avoir été plongé dans une dissolution de trépas. À l’Orate fratres, il demeura inerte, les bras en croix, scandalisé : les hommes et les femmes se conduisaient mal, très bien. Ils ne formaient plus qu’un horrible mélange de corps vibrants, tordus, hurlants ; c’était un emmêlement fantastique, une masse grouillante de nudités sur lesquelles des rais de soleil, transparentés par des vitraux, jetaient de multicolores taches ; au-dessus desquelles voltigeaient, triomphalement, de ci, de là, des chapeaux d’évêques, neufs, et des cornettes vieilles de béguines. Le râle de l’Assouvissement, symphonie de la Chair, s’éleva, étouffé par la symphonie de l’orgue.
Et il fallut brûler beaucoup d’encens pour dissiper l’odeur de cette lutte qui n’était pas sanglante. Décidément, l’évêque de Djurdjura n’avait pas été bon prophète. Le pape était baba. Au lieu de continuer sa messe, il se reposa quelques minutes. On profita de cette interruption pour permettre à l’artiste en gifles de procéder à l’exécution d’un adultère, au moyen de la nouvelle guillotine, appelée noirofine, du nom de son illustre inventeur. Un décret ministériel ordonnait que les adultères subiraient leurs supplices dans le temple de l’Amour de la Butte aux Cailles. Et cette exécution était la première.
L’instrument, tout monté, fut placé sur une estrade, un peu en avant du chœur, et afin qu’aucun assistant ne pût se repaître du détail pornographique de la décapitation, la noirofine fut entourée d’écrans qui ne laissaient voir que le couteau. Le coupable fut introduit : un homme très distingué, âgé de plus de soixante-dix ans, non décoré ; il était placé entre les deux aides du bourreau, Pancrace et un autre cocher du dépôt de la rue Campagne-Première ; l’artiste en gifles marchait en avant. Il fit entrer le malheureux derrière les écrans. Tout le monde avait les yeux fixés sur le couteau. Le couteau ne tombait pas. Le cortège reparut tel qu’il était entré. L’exécuteur eut un court entretien avec Noirof, à la suite duquel on fit faire au patient une promenade à travers les femmes qui avaient repris à présent une tenue convenable. La promenade produisit son effet. De nouveau, le lugubre cortège se retira derrière les écrans, et une seconde après, le couteau s’abattait sourdement, bientôt suivi d’un cri de douleur épouvantable. Le morceau de chair oblitéré fut montré au public au bout d’une pique ; la guillotine fut enlevée, et le pape acheva sa messe. Aussitôt l’Ite Missa est prononcé, le souverain pontife donna sa bénédiction, et immédiatement une vertigineuse bousculade précipita les couples vers les cinq cents petits boudoirs ménagés tout autour du Temple. L’heure solennelle du dégarçonnage du clergé avait sonné.