Le Vœu d’une morte/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 187-203).


XI


Lorin se consultait avec anxiété depuis près de dix mois, pour savoir s’il devait épouser Jeanne. C’était de la sorte que cet homme habile commettait ses grosses folies.

Il n’était pas précisément amoureux. La jeune fille l’avait plutôt surpris et étourdi par ses grâces fières et ses railleries amusantes. Il se disait qu’une pareille femme lui ferait honneur, sans compter qu’elle lui ouvrirait à deux battants les portes du monde. Il la voyait à son bras, et sa vanité se trouvait délicieusement chatouillée. Puis, sans que son cœur s’en mêlât, il se mit à l’aimer d’un désir égoïste.

Mais cela devait lui coûter cher, et il s’était longtemps défendu. Peu à peu, il en vint à calculer quelle serait la dépense, à combien lui reviendrait une pareille emplette. Il chiffra chaque détail, il couvrit toute une page d’additions et de multiplications. La somme l’effraya.

Alors, il rogna, il diminua les chiffres, il finit par se convaincre que Jeanne, tout en restant très chère, était cependant à la portée de sa bourse. Il attendit un grand mois encore, hésitant, se demandant s’il ne ferait pas mieux de chercher une femme qui l’enrichirait au lieu de l’appauvrir.

Les amours de vanité sont tout aussi tenaces que les amours de cœur. Lorin, se sentant faiblir, se donna pour prétexte qu’il avait assez de fortune, et qu’il pouvait bien se passer une fantaisie. Il se dit qu’il était fou ; puis, tout en se raillant lui-même, il alla trouver M. de Rionne.

Il le savait ruiné.

« Monsieur, expliqua-t-il, je viens vous voir pour une affaire importante, et j’espère que vous voudrez bien accueillir ma demande. »

M. de Rionne crut flairer un créancier. Il lui avança un fauteuil interrogeant du regard.

« Voici, continua Lorin. Mme Tellier a la bonté de me recevoir en ami, et j’ai eu l’occasion de rencontrer chez elle Mlle Jeanne de Rionne. J’ai l’honneur de vous demander sa main. »

Le père, surpris d’avoir une fille à marier, ne put trouver tout de suite une réponse. Lorin profita de son silence pour lui dire qui il était et lui faire connaître le chiffre de sa fortune. Tandis qu’il parlait, le visage de M. de Rionne s’éclairait et ses attitudes devenaient d’une grande politesse : on ne venait pas lui réclamer de l’argent, on lui en apportait peut-être.

Ils causèrent.

M. de Rionne en était presque à la pauvreté. Julia avait dévoré ce que le jeu épargnait. Les dettes devenaient criardes, les crédits se fermaient, et, vieilli, honteux, il se retenait sur la pente où il roulait. Souvent il se demandait où il irait loger, lorsqu’il devrait quitter son appartement ; il n’osait songer à sa sœur, qui l’écraserait de tout son dédain de femme positive.

L’orgueil, en lui, était encore debout, quand un dernier abandon acheva de le briser. Louis, son valet de chambre, toujours froid, lui était resté fidèle tant qu’il avait pu le voler à son aise ; mais, lorsqu’il ne trouva plus de poches à vider, il s’en alla un beau matin, pour manger en bourgeois les rentes amassées. Son sourire mystérieux était enfin expliqué : la machine humble et exacte riait d’attirer à elle les pièces d’or qui s’égaraient. Il faut qu’en ce monde le mal trouve sa punition, disent les moralistes. Louis, qui avait pris l’habitude du vol, commit la sottise de voler Julia à son maître. Un jour, M. de Rionne, qui se présentait chez sa maîtresse, fut mis à la porte par son valet.

Il en était là, lorsque Lorin vint lui demander Jeanne en mariage. Il n’avait pas encore songé à tirer parti de sa fille, et la demande du jeune homme fut une révélation. Il cherchait partout un refuge, le refuge était trouvé. Il allait avoir une retraite assurée où il pourrait vieillir tranquillement dans le luxe. Et, vaguement, il espérait tirer une pension du jeune ménage, qui lui permettrait de ne pas s’ennuyer tout à fait.

Il joua son rôle de père très dignement. Il ne fut ni trop empressé ni trop froid. Au fond, il craignait que le mariage ne se fît pas. Lorin lui donna l’assurance que Jeanne l’aimait. Cela le tranquillisa, et il devint plus expansif. Il parlait de sa fille avec une émotion vraiment paternelle, il ne voulait, disait-il, que son bonheur.

Il fut décidé qu’ils partiraient tous deux le lendemain pour le Mesnil-Rouge, afin d’arrêter le mariage avant que Jeanne rentrât à Paris. Lorin n’était pas fâché de conduire les choses rondement, car il hésitait toujours et se disait qu’une fois la folie commise, il lui faudrait bien l’accepter.

Dès leur arrivée la question fut posée et l’on consulta la jeune fille.

Daniel ne dormit pas de la nuit. Les idées se heurtaient dans son cerveau, sans qu’il pût savoir à quoi s’arrêter. Par instants, il se disait que Lorin mentait, que jamais Jeanne ne l’épouserait ; puis, il lui prenait des peurs terribles, il était persuadé que le mariage allait avoir lieu. Ce qui dominait en lui, c’était une douleur dont la flamme cuisante lui brûlait la poitrine. Lorsque Jeanne et Lorin lut apparaissaient côte à côte, il avait des emportements de rage furieuse.

Quand vint le jour, il tâcha de se calmer. Il n’avait, après tout, pour se désespérer et s’irriter de la sorte, que les paroles de Lorin.

Rien peut-être n’était décidé. Il fallait voir. Et il descendit, cherchant à lire sur les visages.

M. Tellier avait son air de tous les jours : on ne trouvait jamais rien sur cette face épaisse. M. de Rionne était visiblement enchanté ; il avait mille attentions pour sa fille, il la regardait comme une chose précieuse qu’on craint de perdre.

Quant à Mme Tellier, elle riait nerveusement. Elle semblait, elle aussi, avoir passé une mauvaise nuit. La vérité était que la demande de Lorin l’avait exaspérée, et il avait fallu qu’elle se raisonnât longtemps pour ne point provoquer un éclat. Elle s’était dit que Jeanne devenait une rivale dangereuse, et qu’elle ferait bien de s’en débarrasser au plus tôt. Cela lui coûtait un ami – elle appelait Lorin « mon ami » –, mais il valait mieux en sacrifier un que de garder prés d’elle cette petite fille, qui avait le rire trop clair. Elle cherchait à se consoler ainsi, et elle était hors d’elle.

Lorin faisait sa cour. Le cœur libre, il jouait à merveille son rôle de galant. Il sentait d’ailleurs tout son prix et n’avait pas d’empressement ridicule.

Mais le visage que Daniel étudia avec le plus d’anxiété fut celui de Jeanne. La jeune fille avait retrouvé ses allures de Parisienne heureuse d’être courtisée. Elle s’abandonnait volontiers. Si elle ne montrait pas une joie trop vive, elle paraissait charmée des attentions de Lorin et parlait de Paris comme une pensionnaire parle d’un bal.

Alors, Daniel comprit avec terreur qu’il avait été lâche, qu’il s’était trop oublié dans la volupté douce du Mesnil-Rouge. Il aurait dû se faire connaître pendant les longues promenades ; tandis qu’ils étaient là, la jeune fille et lui, dans le silence et la fraîcheur des îles loin du monde, il aurait dû ouvrir son cœur. Et, maintenant, le monde se mettait entre eux de nouveau.

Jeanne s’était simplement amusée à courir, comme une grande enfant. La présence de Lorin avait suffi pour lui rendre son esprit mauvais. Cet homme lui semblait un excellent garçon, un peu sot, très convenable d’ailleurs. Lorsqu’elle connut sa demande – qu’elle attendait –, elle accepta étourdiment, ne voyant dans le mariage qu’un moyen d’avoir un salon à elle.

Daniel eut conscience de ce qui se passait dans cette jeune tête, et il se dit avec emportement qu’il ne pouvait laisser s’accomplir un pareil mariage. Son cœur se révoltait. Il avait oublié sa tâche, il ne cherchait plus à se conformer uniquement au vœu de la morte ; son être entier le poussait à arracher Jeanne des bras de Lorin.

Le soir, après une longue journée d’angoisse, il arrêta la jeune fille au bord de la Seine.

« Vous vous mariez ? demanda-t-il brusquement.

— Oui, répondit-elle, étonnée de l’émotion de sa voix.

— Connaissez-vous bien M. Lorin ?

— Certainement.

— Moi, voici douze ans que je l’ai rencontré pour la première fois, et je ne l’estime pas. »

Jeanne releva la tête avec hauteur. Elle voulut répondre.

« Ne dites rien, reprit Daniel violemment. Croyez-moi, ce mariage est impossible. Je ne veux pas que vous épousiez cet homme. »

Il parlait en maître, en père courroucé qui entend être obéi. Jeanne le regardait d’un air de stupéfaction dédaigneuse.

Un instant, Daniel eut la pensée de tout lui dire et de lui commander, au nom de sa mère, de chasser Lorin. Puis, il différa l’aveu, il ajouta d’une voix moins dure :

« Par grâce, réfléchissez, ne me désespérez pas. »

Jeanne se mit à rire. L’audace étrange du secrétaire la désarmait. Et simplement :

« Monsieur Daniel, dit-elle, est-ce que vous seriez amoureux de moi, par hasard ? »

Puis, d’un ton plus doux, comme avertie du dévouement et de la tendresse du pauvre garçon :

« Allons, mon camarade, ajouta-t-elle, pas de folie. Il ne faut pas nous quitter fâchés. »

Quand elle se fut retirée, Daniel demeura immobile, écrasé. Il répétait machinalement la phrase de la jeune fille : « Est-ce que vous seriez amoureux de moi, par hasard ? » et il y avait comme un grand bourdonnement dans sa tête qui l’empêchait de s’entendre. Et, brusquement, il s’enfuit du côté du parc, en balbutiant :

« Elle l’a dit, elle l’a dit : je suis amoureux. » Sa poitrine brûlait, il chancelait comme un homme ivre. Une pluie fine et froide se mit à tomber, et il s’en alla ainsi dans la nuit obscure, délirant, sanglotant, voyant enfin clair dans son cœur.

Il aimait Jeanne, le misérable enfant, et il se disait cela avec un immense désespoir. Eh quoi ! il avait réussi à se mentir à lui-même, tout ce dévouement n’était que de l’amour, il ne protégeait la jeune fille contre Lorin que pour la garder pour lui ! À cette pensée, la honte le faisait défaillir, il comprenait qu’il n’aurait plus le courage de lutter.

Qu’était-il, après tout, pour Jeanne ? Pas même un ami. De quel droit viendrait-il parler en maître dans cette famille, et quel cas ferait-on de ses ordres ? Toujours son impuissance et sa misère l’écrasaient. Il crierait que Lorin était un malhonnête homme, et il n’aurait aucune preuve à donner, il parlerait de la mission qu’il avait à accomplir, et on le traiterait de fou, on rirait en le mettant à la porte, on lui dirait : « Vous êtes amoureux. »

Et on aurait raison. Il avait aimé Jeanne à six ans. Il le sentait bien maintenant. À l’impasse Saint-Dominique-d’Enfer, il avait gardé pour maîtresse la vision chère de l’enfant. Plus tard, il s’était mis à adorer la jeune fille, il était devenu jaloux et méchant la suivant partout, craignant que son cœur ne lui fut volé.

Puis, il songeait aux courses dans les îles, à tous les apaisements tendres de son amour. Comme il se trouvait heureux, quand il s’ignorait lui-même ! Comme il était bon de veiller en père sur sa chère tendresse !

Maintenant, il savait tout. Le remords le torturait, la passion le mordait au cœur.

Il se laissa tomber sur la terre, et la pluie le pénétrait de frissons.

Dans son angoisse, dans les injures qu’il s’adressait, dans ses hontes et ses souffrances, une pensée brutale revenait sans cesse, implacable et aiguë : c’était que Jeanne allait appartenir à un autre. Il se défendait contre cette image, il voulait tuer son désir ; il appelait avec désespoir le souvenir de sa bonne sainte. Et toujours Jeanne et Lorin étaient là, devant lui, jeunes et souriants. Alors, sa tête éclatait, il voyait rouge.

Il passa de la sorte une partie de la nuit. Un accablement hébété succéda à cette crise de désespoir. Le matin, il se dit qu’il n’avait plus rien à faire chez les Tellier, que la lutte était terminée, et qu’il était vaincu. Il s’abandonnait aux faits, lâchement ; tout son être endolori réclamait le calme. Il voulut partir seul, il regagna Paris, précédant de quelques heures les hôtes du Mesnil-Rouge.

Il alla chez Georges, qui s’abstint de toute question, et il passa là plusieurs mois dans une prostration profonde. Une seule fois, il se rendit rue d’Amsterdam, pour faire ses adieux au député. Un désir irrésistible qu’il ne voulait pas s’avouer, le poussait dans cette maison : il éprouvait le besoin de connaître le jour exact de la célébration du mariage. L’incertitude le torturait. Lorsqu’il eut contenté sa curiosité, il souffrit davantage. Il compta les jours, et chaque heure nouvelle qui le rapprochait de la date fatale, devint plus lourde.

Il s’était juré de ne point assister à la cérémonie. La fièvre le prit la veille de la terrible journée, et il fut poussé malgré lui dans l’église. Là, il passa par toutes les horreurs de l’agonie : il se tint derrière un pilier, frissonnant, croyant faire un cauchemar.

Quand il rentra, Georges pensa qu’il était ivre et le coucha comme un enfant.

Mais, le lendemain, Daniel se leva, malgré la fièvre qui le secouait, et il déclara qu’il allait quitter Paris, s’enfuir, retourner là-bas au bord de la mer, à Saint-Henri, dans les larges horizons où il avait vécu si paisible. Georges ne voulait pas le laisser partir ; il le voyait trop faible ; et, devant sa résolution farouche, il le suppliait de permettre au moins qu’il l’accompagnât. Daniel s’irrita, refusa toute consolation. Il avait un immense besoin de solitude.

Il partit, laissant Georges désespéré, ignorant tout.

Lorsqu’il vit la grande mer bleue s’étendre devant lui, il se sentit plus calme, il ne lui resta qu’une tristesse profonde. Il loua une chambre dont la fenêtre donnait sur les vagues, et il vécut pendant un an, oisif et ne s’ennuyant point, mangeant au jour le jour les quelques économies qu’il avait faites.

Il demeurait des journées entières immobile, en face de la mer. Le bruit des flots avait comme un écho dans sa poitrine, et il laissait bercer ses pensées. Il s’asseyait sur une pointe de rocher, tournant le dos aux vivants, s’absorbant dans l’infini. Et il était seulement heureux, lorsque les vagues avaient endormi sa mémoire et qu’il était là, inerte, en extase, dormant les yeux ouverts.

Alors, une étrange hallucination le hantait. Il croyait être le jouet des flots, il s’imaginait que la mer était montée le prendre et qu’elle le balançait maintenant avec douceur.

Ce fut dans cette contemplation incessante, dans cette absorption de son être, qu’il apaisa son cœur. Il en arriva à ne plus souffrir à ne plus songer à Jeanne en amant. Sa plaie s’était fermée et ne lui avait laissé qu’une lourdeur sourde.

Il se crut guéri.

Peu à peu, l’activité lui revint. Il courut les rochers, il assouplit ses membres qui s’étaient raidis dans son long accablement. Toutes ses pensées d’autrefois se réveillèrent une à une. Il écrivit à Georges, s’inquiéta de Paris ; mais il n’osait encore quitter la mer, qui l’avait si bien protégé contre le désespoir.

La sève de vie nouvelle qui montait en lui, le tourmentait, et il ne savait que faire de son jeune courage. Il aurait voulu recommencer la lutte, souffrir, se remettre à aimer et à pleurer. Maintenant que la fièvre ne l’hébétait plus, il s’indignait de son oisiveté, il demandait ardemment à vivre, quitte à être vaincu de nouveau.

Un matin, comme il s’éveillait, il entendit, dans le demi-sommeil, une voix qu’il avait déjà entendue, une voix mourante, douce et lointaine, qui lui disait : « Si elle épouse une mauvaise nature, vous aurez à lutter et à la défendre encore ; la solitude est lourde pour une femme, et il lui faut beaucoup d’énergie, si elle ne veut pas tomber. Quoi qu’il arrive, ne l’abandonnez pas… »

Le lendemain, Daniel partit pour Paris. Il allait achever sa tâche. Il se sentait un courage invincible, une espérance large.