Le Vampire (Sorr)/11

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Adolphe Delahays, éditeur (p. 141-149).

XI.

Ta Raison.

Minuit résonnait dans tous les beffrois, lorsque Amadeus, débouchant de White-Hall, atteignit la statue de George Canning. Son habit noir était boutonné jusqu’au haut sur sa cravate blanche, et son visage apparaissait d’une pâleur plombée à reflets bleuâtres.

La nuit a une influence réelle sur certains esprits rêveurs. Leurs regards inquiets soupçonnent l’ombre, leur cerveau s’active, et une frayeur nerveuse, insurmontable, les saisit. Mais les intelligences brutes et indolentes n’appréhendent nullement les ténèbres. En effet, n’allant jamais au-delà de la réalité, leurs conceptions ne peuvent dépasser le cercle qui les entoure, si resserré qu’il soit.

Amadeus avait le courage de la volonté. Il s’était ainsi fait vainqueur d’une puissante timidité native. De sang-froid, il eut affronté la mort dans un duel, dans un combat ; mais il lui fallait préparer cette force factice. Pris à l’improviste, il faiblissait. La nuit, un simple récit le rendait pusillanime comme un enfant ; et, néanmoins, il éprouvait une âpre jouissance à se procurer ces appréhensions fictives. Ainsi que ce poète allemand qui plaçait une femme auprès de lui pour le rassurer dans les frayeurs hallucinantes que lui communiquaient ses conceptions fantastiques, de même Amadeus se créait, la nuit, par la confusion de tous les bruits du jour, des fantômes et des apparitions chimériques qui l’effrayaient. En un mot, en voyage, il ne redoutait jamais les attaques à main-armée ; dans les rues des villes, il marchait sans aucun souci des voleurs et des brigands de nuit ; il traversait, le jour, une forêt déserte, sans armes ; mais, dans sa chambre, il redoutait, le soir, la présence d’un homme sous son lit. Souvent, il avait voulu se guérir de cette bizarrerie de tempérament, mais toujours, contre ses fortes résolutions, sa nature avait faibli. Toutefois, ce soir-là, sous la lumière du gaz, il n’appréhendait aucune apparition. Cependant, l’étrangeté de style de la lettre trouvée si extraordinairement près de lui à son réveil, la signature qui la terminait, le choix du lieu de rendez-vous sur les pierres tumulaires de Westminster, cette heure même de | minuit si influente autrefois, toutes ces circonstances accumulées dans son cerveau fébrile agissaient bruyamment.

Mais, comme tous les esprits malades, Amadeus était amoureux, et, comme tous les amoureux, il était jaloux. Le pauvre jeune homme n’avait ni présomption, ni haute idée de sa valeur personnelle. Il attribuait ingénument sa position heureuse dans le monde au hasard. Le hasard est un guide bien fantasque. Amadeus le savait ; aussi professait-il une grande défiance de lui-même. Malgré toute la passion qu’il ressentait pour Olivia, mais qu’il n’osait exprimer, il en était toujours à plus s’étonner d’être aimé que de ne pas l’être. Or, la jalousie combattant la crainte, Amadeus apparut au rendez-vous à l’heure dite.

À peine avait-il fait quelques pas près de l’antique basilique, qu’une main se posa sur son épaule sans qu’il eut aperçu personne. Était-ce quelque statue descendue de sa niche qui venait le conseiller de fuir, ou bien une gargouille à tête de batracien rampant autour de lui pour railler sa frayeur ?… Mais, s’étant retourné, il vit en face un individu à forme humaine.

— Sir Amadeus Harriss ?…

— C’est moi, répondit-il avec assurance.

— Voulez-vous me suivre ?

— Je le veux ; mais qui êtes-vous ?

L’homme ôta son chapeau et indiqua un galon noir qui l’entourait.

— Vous êtes un valet ?… Valet de qui ?

— De sir Harriss.

— C’est un idiot, pensa-t-il. Je vous suis ; passez devant.

Après un quart-d’heure de marche par des rues et des squares que sir Amadeus n’avait jamais remarqués, n’ayant que rarement eu l’occasion de traverser ce quartier dans sa voiture, son conducteur s’arrêta devant une maison d’apparence riche. Ils entrèrent. Le jeune homme fat introduit dans un salon.

— Chez qui suis-je ?… demanda-t-il de nouveau.

— Chez sir Harriss.

Le questionneur eut un mouvement d’impatience. Cependant, le valet avait un extérieur très convenable, et rien dans sa physionomie placide ne comportait la déraison. Amadeus, illusionné presque par l’aspect naturel des choses, se demanda si réellement il n’était pas sous l’influence d’une aberration étrange. Le domestique continua :

— Si mylord veut attendre un instant, voici les journaux de ce soir. Son Honneur ayant passé la soirée à Covent-Garden avec le duc de Firstland, a été sans doute retardé plus qu’il ne pensait.

— Ah ça ! évitons, s’il est possible, les équivoques. Savez-vous qui je suis ?

— Sir Amadeus est le frère de Son Honneur, mon maître.

— Comment, le frère de votre maître !… Mon frère est mort !…

— Sir Léwis sera bientôt ici ; Votre Honneur le reconnaîtra.

— C’est bien, j’attendrai, fit le jeune homme ne comprenant rien à cette énigme.

Le valet s’inclina et disparut à reculons. On n’entendit pas ses pieds. On aurait dit qu’une planche à coulisse le faisait rentrer dans la muraille. Une forte lampe, mais dont la lumière était adoucie par un verre mat, brûlait sur la table. Amadeus s’assit auprès, et plutôt pour se donner une contenance que pour chercher une distraction, il prit un journal et se mit à lire des yeux.

Mais Robert de Rolleboise était revenu du théâtre. Dans une salle contiguë à celle où se trouvait le fiancé d’Olivia, il écoutait les instructions de ses deux compagnons, lord Lodore et sir James Cawdor.

De Rolleboise marchait à grands pas, de cette allure qui est comme le pendule de la pensée qui s’active. Lord Lodore se leva, et allant lentement à lui, il posa sa longue main ossue sur son épaule et le regarda avec ses yeux fixes. Le jeune homme, à l’aspect de cette figure blafarde, et au contact de cette main dure et noueuse s’arrêta comme par ressort.

— Vous oubliez donc toujours, Robert, le renoncement que vous avez juré. Nous n’aimons pas à voir notre volonté indécise, et, ce soir, vous êtes notre volonté. Robert, vous nous avez entendus, si vous hésitez une seconde, si une seule inflexion trahissait votre voix, vous assumeriez sur vous l’ignominie et la mort. Pensez à Mathilde ; pensez à vous.

— Êtes-vous prêt ?

— Je le suis.

— Eh bien ! on vous attend,

Robert quitta ces deux hommes et se trouva sur le seuil du salon où attendait Amadeus. Le battant de la porte était ouvert, la tenture seule le séparait de sir Harriss. Il leva sans bruit un pan de la tapisserie, et son regard tomba sur cet homme assis auprès de la lampe. Le silence lui-même considérait cette scène attentif. À cet aspect il se fit chez Rolleboise un saisissement involontaire ; il revint d’un pas, et la tenture retomba en lourds plis.

Mais une main lui serra le bras. Dans l’ombre, au fond, en arrière, il aperçut la face impérieuse et impassible de Lodore. Il avança, et la tapisserie, cette fois, retomba derrière lui.

Amadeus, averti par le frôlement des tentures, se vit debout en face de lui. Effrayé, il repoussa son siège et recula. Robert, calme, marchait lentement vers lui, sans dire un mot. Amadeus porta la main à ses yeux comme pour chasser une hallucination, mais vainement. Son image avançait toujours. Il haletait. Ses joues livides se mouillaient de sueur, les veines de son front gonflaient bleuâtres, ses yeux se troublèrent. Une porte s’ouvrit derrière ses pas ; il la franchit en criant au secours d’une voix arrêtée et suffoquée, et, la tête perdue, il s’engagea dans les couloirs, les escaliers, et enfin, tomba sur la rue. Robert le suivait toujours.

Au dehors tout était désert, silencieux et sombre. L’effroi possédait si fortement sir Harriss, qu’il continuait sa course au hasard, dans des directions inconnues. Seulement, quand Robert, ou plutôt son ombre, l’atteignait davantage, il courait alors presque à reculons. Sa tète était nue. Lorsqu’il traversait quelque faible lueur, il apparaissait pâle et défait comme Hamlet devant le fantôme. Dans les ténèbres, quelques pas après Rolleboise, venait, suivant l’ombre des murailles, un troisième personnage qui, par moments, lui lançait une parole ou une phrase stimulante.

Les deux hommes, dans cette course fantastique, étaient si près l’un de l’autre, qu’Amadeus, les mains en avant, repoussait son fantôme.

— Qui êtes-vous ? articula faiblement le pauvre effrayé avec un martellement fébrile.

— Un vampire.

— Un vampire !…

— Oui, qui veut vivre comme toi, aimer comme toi… Je suis Léwis, ton frère mort !… Chaque nuit je sors de ma tombe.

— Tu veux ma vie !…

— Qu’en ferais-je !… Non, ce n’est point pour puiser de la vie chez les vivants que je sors… les morts ne veulent pas vivre.

— Léwis, si c’est ton ombre qui me poursuit, grâce ! aie pitié de ton frère !…

— Un vampire n’a jamais pitié… Amadeus, ne crains rien, je ne veux pas ton sang !

Cette voix parvenait aux oreilles troublées d’Amadeus, monotone et sans inflexion vivante. Pendant ces paroles, les deux hommes marchaient toujours.

— Tu ne veux pas mon sang !… que me veux-tu donc, alors ?…

Robert se pencha davantage vers le jeune homme ; son regard magnétique sembla pénétrer dans son cerveau ébranlé, et il dit d’une voix lente et comme opérant une œuvre réelle :

— Je veux ta raison !

— Ma raison !… se récria le malheureux poursuivi en couvrant son front de ses mains comme pour le défendre de toute atteinte.

— Oui, ta raison, ta raison !… Je la sens pénétrer en moi… elle m’anime… m’éclaire !… Oui, oui, je te la prends, je te la prends… Ne sens-tu pas qu’elle te quitte ?

Hélas ! en effet, le cerveau du pauvre Amadeus était bien malade. Sa raison, troublée déjà fortement, faiblissait sous cette torture morale. Pour le malheureux, ainsi poursuivi, ce n’était pas un rêve épouvantable, mais bien une réalité surnaturelle, infernale, qui agissait sur lui. Devant cette angoisse tortionnaire, en face de ce visage décomposé par l’agonie de l’intelligence, Robert subit, lui aussi, un éclair de vertige. C’était son image, c’était lui qui se débattait ainsi au milieu du délire qui plonge dans l’abime de la folie. Il eut peur et pâlit à son tour. Mais son bras fut saisi par une main d’acier ; un mot tomba dans son oreille comme une goutte de plomb liquide dans une eau froide, et il frémit à cette pression violente, et il se redressa galvanisé par cette parole mystérieuse.

Amadeus fuyait toujours, mais sa course était saccadée, irrégulière ; il vacillait, pareil à un homme ivre, et n’en pouvait plus. Parfois, il s’arrêtait pour ressaisir peut-être une lueur dans l’obscurité de son intelligence, et alors bruissait à son oreille la parole sépulcrale et morte du vampire, répétant sans varier sa voix.

— Ta raison, ta raison !… elle t’abandonne…, elle vient toute à moi…, ta raison, ta raison !…

Le ton de cet homme pénétrait jusqu’au fond du cerveau du pauvre insensé et y bruissait sonore comme dans le vide. Il fermait ses yeux hallucinés, il bouchait ses oreilles bourdonnantes, et il voyait toujours son image, et il entendait toujours cette parole avide : Ta raison, ta raison !…

Épuisé, presque mort d’effroi, il tomba inerte dans l’enfoncement d’une porte profonde. Ses yeux s’ouvrirent atones ; il regarda un moment Robert et lui dit avec un rire qui se prolongea comme une note qui s’éteint longtemps :

— Léwis, tu me la rendras, n’est-ce pas ?…

Le malheureux était fou.

L’individu constamment demeuré dans l’ombre pendant cette scène barbare, s’avança alors près de Robert, C’était Lodore.

— C’est bien épouvantable, lord, ce que vous m’avez fait commettre là !…

— Robert, on ne requiert pas votre opinion. Pour le moment, je ne demande que le secours de vos bras.

Ces deux hommes prirent le corps d’Amadeus et le portèrent. Le pauvre insensé se livrait à un rire stupide. Rolleboise le soutenait par les bras ; par conséquent, Lodore seul lui apparaissait.

— Où est Léwis ? demanda le fou.

— Léwis se rend près de celle qu’il aime, — Olivia.

Le malheureux fiancé ne comprit pas.

— Maintenant, continua Lodore, nous te portons en terre, dans la tombe de Léwis.

— C’est vrai, reprit-il mélancoliquement en laissant retomber sa tête sur sa poitrine ; puisque j’ai perdu la raison, je suis mort !… Mais il me la rendra… oui, il me la rendra !…

Ils s’arrêtèrent à la porte d’une grande maison et y déposèrent leur fardeau.

— C’est ici sa demeure, dit Lodore ; appuyez-le contre la pierre du seuil, et frappez fort.

Quand ce fut fait, les deux hommes disparurent à l’angle du square. Longtemps ils entendirent le rire insensé du pauvre fou.