Le Vampire (Sorr)/12

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Adolphe Delahays, éditeur (p. 151-162).
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XII.

Le vieux Duc.

Les paroles prononcées dans le couloir du théâtre de Covent-Garden, par Robert de Rolleboise, avaient été entendues dans la loge de miss de Firstland. Tout de suite après, la voiture qui ramenait le jeune Français fut dépassée par celle du duc. En descendant les escaliers, Olivia avait dit à Horatio en surmontant sa colère.

— Mylord, si vous étiez un homme de courage, je vous ferais l’honneur de vous prier de venger cette insulte. Mais…

Devant cette dernière préposition d’une tendance assez déprisante, Horatio ne broncha point. Simplement il répondit d’un ton aussi indifférent que naïf :

— J’y penserai, mademoiselle.

La jeune fille le regarda avec dédain et pitié, puis revint à son irritation. Le flegme de cet homme la révoltait ; elle aurait voulu pouvoir fouetter du bouillonnement de sa colère ce sang froid et inerte. Comme les esprits faibles, tout interdits en face des agitations violentes qui secouent les autres, Horatio s’inclina avec embarras devant la portière qui se fermait devant lui.

Le vieux duc ne disait mot. Mais la pâleur de son visage révélait à l’intérieur une souffrance poignante. Son caractère équarri et façonné dans les mœurs fières et hautaines de la Calédonie, se tenait sombre en présence de son honneur frappé. Lui, qui dans la galerie de ses ancêtres possédait un portrait de Bruce, et par la ligne des femmes un Baliol, avoir été insulté en plein théâtre par un méchant petit laird des Basses-Terres, devenu marchand, homme de loi, que sais-je, et enrichi, comme tel !… Mais ses pensées silencieuses contrastaient avec l’irritation spasmodique d’Olivia ; elle ne parlait pas, mais ses lèvres mordues lançaient de fois à autre une articulation impatiente et colère. Les lignes de son front superbe se tordaient en plis profonds et crispés. Sa respiration sifflait dans les lobes dilatés de ses narines brûlantes, et l’on entendait ses dents cressir. Ses mains crevassaient ses gants et le pauvre bouquet se répandait en jonchée sur le tapis hachebaché de la voiture.

Seule, la vieille tante parlait, ruinant son cerveau farci de versets de la Bible, en hypothèses excentriques et suppositions impossibles, et retombant toujours dans son thème favori, touchant la scélératesse des hommes. Le duc embrassa sa fille et se retira dans ses appartements. Il exprima le désir d’être seul ; son valet de chambre sortit.

Le vieillard aimait Olivia. Mais l’affection qui les unissait n’avait jamais amené avec elle cette intimité inquiète qui donne au cœur la délicatesse mimeuse de la sensitive. Il existait dans la vie quotidienne de la jeune fille, maintes formalités respectueuses auxquelles elle ne manquait jamais, pas plus qu’elle ne manquait de faire une prière le soir après s’être fait coiffer de nuit. Le vieux père recevait ces attentions, la plupart du temps, par l’entremise d’un valet, et les renvoyait de même.

Cependant le duc, poursuivi par les insomnies de la sénilité accroupies à son chevet, répandait parfois des larmes lentes. Chose triste et lamentable que des pleurs dans les yeux d’un vieillard !… Ses nuits sombres s’éclairaient-elles du reflet d’une affection éteinte ?… Sentait-il dans un faible épanouissement de l’ame le ressouvenir d’un parfum perdu ?… Son oreille bruissante encore d’un son connu, distinguait-elle dans la plainte du vent un soupir ?… Dans les ombres de la nuit son œil trompé ne construisait-il point un informe fantôme ?… Souvent ses rêves le transportaient au milieu de sites sauvages, sur des rochers abruptes, et, il voyait des torrents, entendait les roulements des cataractes de la Findhorn, puis la chute d’une pôle apparition qui se perdait dans la blanche écume des ondes dévalantes. Alors il s’éveillait en sursaut, haletant’, et les pleurs continuaient son rêve.

Mais cette nuit, ce n’était plus l’homme abattu par l’âge et les douleurs, le vieillard indifférent aux choses de la vie et vivant des jours passés comme ces peuples polaires qui s’éclairent d’aurores boréales. Il semblait avoir rejeté le poids de l’âge et s’être grandi. Son œil, presque toujours éteint, se raidissait dans une fixité sauvage, et son pas se précipitait ferme sur le tapis sourd de la salle.

— Une insulte à ma face, dans une foule, aux oreilles de tous !… Ce vieillard, s’est-on dit, est une ruine écroulante dont les premiers débris sont déjà dans la tombe, on peut impunément lui jeter une injure !… Ah ! ah ! jeunes hommes, vous croyez que par boutade, peut-être pour une raillerie d’enfant, on a le droit d’insulter ainsi un père, de ternir un nom !… Pas ainsi !… L’honneur, chez nous, est un rocher qui supporte une forteresse. Le fort s’écroule, mais le roc demeure inébranlé ; vous tuerez le vieillard peut-être, mais ce sera tout !… L’épée qui illustra notre nom, la formidable claymore que mon aïeul ébrécha dans les champs de Sheroffmuir, et que mon père rougit à Culloden est encore en ma main. Je suis toujours capable de la manier, et de couvrir de sang la rouille jaune qui la ronge !… Vraiment, j’ai honte de ces frêles pygmées qui, de leurs voix grêle, dardent des paroles qui bouleversent une famille !… Je me sens humilié de n’avoir à rejeter à terre qu’un de ces faibles hommes dégénérés qui vous lancent de la boue sans se courber !… Abaissement des grandes choses humaines !… Que de monuments diminués par l’édacité lente des siècles !… Tout ce qui est haut décroit !… Ainsi, le premier des Firstland, à la tête de son clan, combat à côté de Guillaume-le-Lion. Quand tous ses hommes sont couchés la face au ciel, il partage le sort de son roi. Plus tard, devant le château de Norham, lorsque Baliol est couronné, un seul chieftain se retire dans ses monts, refusant de se reconnaître vassal de l’Angleterre, et ce guerrier se nomme Hodge de Firstland !… Un de mes ancêtres laissa de son sang sur le champ de Falkirk, suivit Walace dans les forêts, sur les mers, dans les batailles, dans les tempêtes, et mourut avec lui sur le billot anglais. Mon grand-père est tombé à Sheroffmuir ne laissant à son fils que son honneur et sa claymore. J’ai le portrait d’un Malcolm !… Et, honte et dérision !… devant ces tombeaux, après ces générations de géants, lorsque le dernier des Firstland touche au dernier de ses jours, il lui faut combattre un insulteur de femmes !… Un enfant que le poids d’une épée montagnarde écraserait !…

Il se tut. Cet éclair de souvenir, venant ainsi frapper sur son cœur ulcéré, le galvanisa de quelques secousses violentes, mais il s’affaissa bientôt inerte. La main sèche de la vieillesse le ressaisit. Il tomba à genoux sur un siège, sa tête blanche dans ses longues mains maigres.

— Et je ne suis pas aimé !… s’écria-t-il tout larmoyant ; je me vois ici abandonné comme dans un tombeau !… J’erre, pareil à une statue tumulaire détachée de son marbre. Olivia. Hélas ! je suis son père, voilà tout !… Et, pensée torturante, dont mon ame pleure, jamais auprès d’elle je n’ai éprouvé cette intumescence du cœur, cette joie confiante et intime que j’éprouvais autrefois !… Cependant, il m’eût été ineffable de sentir pénétrer dans mon ame solitaire une affection resplendissante comme un encens qui s’élève dans l’atmosphère froide d’un temple !… Mais, seul sur cette terre, homme de mœurs effacées, je n’ai plus que la tombe pour refuge !… Hélas ! on est seul aussi dans la tombe !…

Son visage mouillé se releva, et ses regards s’arrêtèrent sur un Christ d’ivoire crucifié en face sur un fond noir. Leduc professait la religion catholique comme ses ancêtres avant la venue de ce farouche John Knox, qui prêchait l’Évangile en faisant assassiner des cardinaux et des prêtres, et en plongeant dans les fleuves les statues de la Vierge, avec des plaisanteries d’un esprit très réformé ; apostat qui, en place de cœur, avait une Bible. Homme aux yeux arides, qui vit sans émotion dans le palais d’Holyrood, une reine à ses pieds, qui sentit sur ses mains froides des larmes de femme et qui n’eut pas pitié !…

La physionomie du vieillard se rasséréna tout à coup, et, la prière, imploration jamais repoussée, vint lui apporter ce soulagement si puissant dans le malheur. Après avoir prié il se leva calme ; il se dirigea vers le fond de l’appartement, et écarta un rideau de soie qui descendait sur la tapisserie ; un portrait fut à découvert. Cette toile représentait une pâle jeune fille, à l’expression triste et aimante. Devant cette peinture, art qui fait sentir par la vue comme la littérature fait voir par le sentiment, le vieillard repleura, mais sa bouche se dessinait souriante.

— Ophélia, ma pauvre enfant, pourquoi m’as-tu quitté !… Moi, ton vieux père, qui t’aurais pardonnée si tu es coupable… coupable !… Oh ! pardonne-moi de parler ainsi devant une tombe !… Tu es maintenant là-haut, dans les demeures réelles de nos rêves !… Ton ciel est si resplendissant qu’il écarte de tes yeux cette ombre infime où souffre ton pauvre père !… J’ai demandé à Dieu de m’envoyer la conviction de ton existence heureuse, et je sens qu’elle me gagne. Non, je n’écoute pas certains songes affreux, qui me représentent ton ombre flottant avec des lamentations que les échos répètent sur les eaux grondantes de la Findhorn. Oh ! si cette pensée n’était un mal, et l’exécution un crime, je voudrais aller moi aussi mourir où tu t’éteignis !… nos deux ombres seraient ensemble !… Écoute, pauvre Ophélia, il m’arrive souvent des idées de bonheur qui m’épouvantent ; ce sont sans doute des saillies d’ivresse de mon cerveau malade ; si tu vivais encore !… Si, un jour, ton malheureux père pouvait pleurer dans tes bras, sa tête blanche sur tes blonds cheveux pleins de ces parfums du printemps de la vie ; oh ! mon Dieu, pour cette heure d’enivrements, je donnerais bien des siècles de mon séjour auprès de vous !… C’est un sacrilège que ces paroles, mais vous les pardonnerez, mon Dieu, car si je l’aime tant, c’est que c’était ma fille !… Chère enfant, je te reconnais bien, voilà tes yeux rêveurs qui cherchaient toujours dans le ciel bas une trace bleue, ta bouche qui souriait tristement et me disait avec douceur des paroles que j’entends encore !… Et tes beaux cheveux blonds qui s’épandaient en boucles d’or sur tes épaules pâles… On dit que les cheveux se conservent autant que les ossements !… — Mais non, tu es encore en ce monde, je te reverrai un jour, je veux le croire. Je me fixerai une époque un peu éloignée, et j’attendrai ton retour. Oh ! si une folie pouvait me tromper au point que je crusse te revoir, je voudrais être fou !… Hélas ! devant cette image que j’aime, j’oublie tout, le présent, le passé, les taches que mon honneur a reçues !…

Son visage redevint sombre, et, sa main, après que sa bouche eut déposé un baiser sur le portrait, laissa retomber le voile. Sa tête était fatiguée, une douleur poignante encerclait son cerveau. Il ouvrit sa croisée et s’appuya sur l’accoudoir, morne et pensif.

La rue déserte était éclairée par la lumière du gaz. L’esprit du vieillard revint vers sa fille. Par un mouvement bizarre d’affection profonde, il se reprocha d’avoir abandonné le portrait si promptement pour une distraction sombre. Alors, ainsi qu’une mère qui craint de n’avoir pas mis assez d’amour dans la caresse donnée à son enfant, il retourna à l’image aimée et la baisa longtemps en lui adressant des phrases puériles, des paroles navrantes. Puis, rempli de sa pensée, il revint rêver à cette affection, qui, ainsi que toutes, coûtait tant de larmes. Tout au haut de la rue, dans le lointain, apparurent deux lumières. Bientôt le roulement d’une voiture qui approchait se fit entendre. Elle devait passer devant l’hôtel. Le vieillard, indifférent aux choses extérieures, la regardait venir et se plaisait à sentir son regard ainsi refoulé par l’approche des chevaux. La vitesse était grande. Tout à coup le duc, subitement pâli, poussa un cri et se pencha à la fenêtre, le regard avide. Mais la voiture avait disparu et le bruit des roues se perdait au détour d’une rue. À la portière de ce carrosse de poste, le pauvre père avait distingué une tête de femme, et, cette femme, oui, c’était elle, sa fille, son Ophélia !…

Une heure il demeura immobile frappé et inerte. Quand il releva sa tête, un sourire triste et découragé errait sur sa bouche.

— C’était une illusion !… Je te possédais trop à l’esprit, ma pauvre enfant !… C’est un éclair dont je remercie Dieu, car j’y ai cru un instant !…

Il retomba sur la chaise basse de son oratoire et pria longtemps dans la nuit.

Le lendemain, après un sommeil tourmenté et un réveil pénible, le duc se dirigea vers l’appartement de sa fille.

— Olivia, lui dit-il, hier soir, votre honneur a été attaqué dans mon nom, et mon nom dans votre honneur. Il y a dans notre blason, une main ouverte qui signifie franchise. Nous allons frapper à la porte de celui qui a commis l’insulte. Selon ce qu’il fera et dira, je lui offrirai cette main ouverte, ou fermée sur le pommeau de mon épée. — Je vous attends.

— Je vous accompagne, mon père, répondit simplement Olivia dont la pâleur disait le passage d’une colère violente.

Peu de temps après, le vieillard appuyé sur l’épaule de sa fille, descendait gravement les sourds escaliers de son hôtel.

Il est fort rare à Londres, surtout dans les quartiers anciennement bâtis, de voir des maisons précédées d’une cour, et même ouvertes de porte-cochères. Les trottoirs étant généralement fort larges, il s’ensuit que les jours de pluie et de boue, cas peu rares en ce pays, la traversée de ce trottoir pour atteindre sa voiture est, pour les dames, bien autrement terrible que celle de Douvres ou de Brighton. C’est un inconvénient difficilement obviable. On préserve peut-être ses chaussures en faisant étendre un tapis sur les dalles du dehors, mais par les temps de brumes et de brouillard, il faut recourir à un valet intelligent à manier un parapluie. Les soirs de bal, on fait élever un pavillon temporaire. Le confortable chez nos voisins est tout intérieur et s’arrête à la porte. Le dehors de leurs maisons est comme leurs vêtements d’une apparence modeste et simple, mais, au-dedans, ils sont richement meublés et solidement nourris.

Ce jour-là, l’atmosphère était un nuage qui, descendu sans façons du ciel gris, errait à son aise dans les rues de Londres. Quoiqu’il fut à peine midi, on apercevait à travers le brouillard des lueurs rougeâtres dans le fond des boutiques. Un tapis était étendu sur le trottoir conduisant au marche-pied de la voiture du duc ; et, par ce respect qu’obtient encore en Angleterre l’aristocratie de race ou d’argent, les passants se détournaient sur la chaussée. Le vieillard et sa fille apparurent sur le seuil de l’hôtel.

Au même moment un jeune homme ayant à son bras une femme quelconque, d’une beauté frappante, parlant et riant haut, fendit la foule des badauds et vint sans souci des convenances pour franchir le tapis étendu sur la voie publique.

Ce jeune homme était Robert de Rolleboise, tel que nous l’avons vu la veille dans le foyer de Covent-Garden.

En l’apercevant, le duc pâle et les joues frémissantes, s’appuya davantage sur sa fille comme pour intercepter son regard. Quand Robert et sa compagne folle furent sur le tapis, le premier ôta narquoisement son chapeau et salua d’un air railleur le vieillard et sa fille. La haie de curieux s’ouvrit du côté opposé et ces deux individus disparurent dans le brouillard.

— Rentrons, Olivia, fit d’un ton froid le duc en s’appuyant sur son valet Andrew. La fière jeune fille avait fort bien aperçu le salut du jeune homme dont nos lecteurs connaissent la fatale ressemblance. Sans s’inquiéter de son père, elle remonta seule dans ses appartements où on entendit peu à peu dans le lointain se perdre les éclats d’une rage mal contenue.

Rentré dans sa chambre, le duc renvoya ses gens, s’assit à son secrétaire et écrivit d’une main ferme les lignes suivantes :

« Monsieur,

« Je ne souillerai pas ma plume à qualifier votre conduite. Tout est fini entre nous. Je vous regardais comme mon fils ; comme père, je vous maudis ! Si vous avez perdu la raison, je vous plains ; sinon, je vous offre ma poitrine et vous tends mon épée.

« Duc de Firstland. »

Quand il eut plié et cacheté le papier, il appuya sa tête blanche dans ses mains. Il pleura.

— Tristes jours, fatales heures qui éclairez et sonnez mes vieux ans, je vous reçois sans blasphèmes. Ma géhenne est sur cette terre, et la tombe me délivrera, Hélas ! tout ce que j’ai aimé m’a quitté !… Les têtes qui devaient me regarder tomber se sont inclinées avant moi, et toujours je me retrouve seul avec mes souvenirs, avec une tombe, avec Dieu !… Mes premières affections où êtes-vous ?… Hélas ! broyées par le temps et envolées en poussière !… Je croyais encore à celui-là. Je me disais avec confiance : ce sera mon fils. Seul, orphelin, il aimera un vieux père ; et me voilà trahi, abandonné, accablé sous le faix d’une insulte !… Seul, seul, je suis seul à pleurer !… Comme le vieil Ossian, notre Homère, je les vois tous tomber autour de moi !… Ah ! mon Dieu, c’est ma prière, écartez de moi les affections terrestres, purgez mon cœur de tout attachement périssable ; ils ne donnent que des larmes !… Je serrais sa main quelquefois, cela me rappelait à la terre, et maintenant ma main retombera vide, et personne ne la relèverai… seul… seuil… Ils m’ont tous abandonné ceux que j’avais aimé !…

La tenture d’une porte s’était soulevée à ces dernières paroles, et un homme s’avança lentement vers le vieillard incliné sur le Christ, et lui prit la main.

Le duc releva sa tête inondée de pleurs, regarda cet homme un instant. Ses larmes redoublèrent, et il tomba dans ses bras en s’écriant ;

— Merci, merci, vous qui avez eu pitié du pauvre père !… Oh ! ma dernière espérance, laissez-moi vous nommer mon fils !… Je vous aimerai bien !…

Hélas ! nous avons à écrire ici une phrase bien barbare. Cet homme était lord Horatio Mackinguss.