Le Vampire (Sorr)/16

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Adolphe Delahays, éditeur (p. 191-200).

XVI.

Suky de profil.

Le lendemain des scènes précédentes, à l’issue d’une nuit sans sommeil, Olivia se leva avec ce calme apparent que la réflexion conquiert. Son esprit s’était arrêté sur ce vers du boiteux de Newstead :

Deep vengeance is the daughter of deep silence.

Quelques jours après, mylady Mackinguss sortit de la maison du duc son père, et vint avec Lord Horatio habiter un riche hôtel de Grosvenor square. Dans la brillante société qui visita la jeune mariée, personne ne soupçonna le drame intime des deux époux. Ils allaient fréquemment auprès du vieillard qui remarqua à peine le changement opéré dans les allures de son gendre.

Un matin froid et humide, lord Horatio, dans sa chambre de nuit, causait devant un arrogant foyer avec un personnage au corps systématique, à l’esprit placide. Cet individu, assis solidement dans un fauteuil comme une divinité japonaise, ses genoux formant l’angle droit, et l’empaumure de sa main sur une canne perpendiculairement tenue, articulait lentement ses périodes. Une perruque blondissante recouvrait sa pudibonde calvitie, et les conques de ses oreilles apparaissaient calfeutrées de bourdonets de coton

— Certainement, milord, d’après cela, je crois au fait congénial. D’ailleurs, votre santé et votre âge repoussent tout d’abord la pensée d’une adynamie. Maintenant, Staab, dans son Traité sur l’Œdœalogie, parle d’une femme presque octogénaire qui, à la suite d’une maladie ou plutôt d’un salacisme bizarre et d’une hystérie forcenée, éprouva tous les symptômes de la prégnation. Or, le sujet qui nous occupe est une des ténèbres les moins connues de la nosographie. Nous pourrions cependant, avec l’autorité de l’œdœalogiste suédois, tenter un moyen.

— Certain ?

— Peut-être.

— Voici un adverbe dubitatif que je hais.

Mais le docteur continua sur le même ton et dans le même idiome :

— Certainement, vous n’êtes pas un homme assode. L’astynie que nous redoutons n’est pas une conséquence d’acrasie. Vos sens n’ont point atteint cette limite asténique qui engendre la frigidité. Ainsi, je crois qu’en essayant un prophylactique iatrique, en s’abstenant de nourriture démulcente et de travaux improlifiques, nous obtiendrons peut-être une solution acatalectique. Comme je ne suis en rien polypharmaque, je concréfierai toutes ces considérations en une seule formule magistrale. Vous suivez sans doute une sage hypnologie ?

— Je vous avouerai, monsieur le docteur, que je comprends peu votre langue.

— N’importe ; je vous demandais si vous établissiez chez vous le sommeil en rapport avec vos veilles.

— Je dors peu.

— C’est fort bien, fit le docteur en se levant. Ainsi, je vais chercher profondément les signes pathognomoniques y de cette asthénie latente, et une fois le principe atteint, on vous soumettra à une médication abondamment phosphoreuse, à une nourriture ichtyologique, et nous vaincrons le résultat, nous conquerrons une imprégnation réelle ! J’ai l’honneur de saluer mylord.

Quand le médecin fut sorti, Horatio, le front soucieux, marcha lentement dans la chambre. Dans sa robe de velours, la tête et le cou nu, cet homme était parfaitement beau. Ses petites mains sèches et blanches tourmentaient les glands émaillés d’or de ses lourdes cordelières, et en fouettaient le dossier des meubles qui se trouvaient à son atteinte.

— Vraiment, je ne sais qui me suggéra l’idée de prendre ainsi des moyens lents et détournés. Cet homme, d’ailleurs, avec tous ses mots de parade, ne peut rien m’assurer. Toute sa science s’échafaude sur des hypothèses, tous ses travaux se heurtent contre le doute ! Étranges mystères de la nature !… Je suis sain d’esprit, robuste de corps, vivace de santé, et, cependant, je ne puis que détruire. Ainsi, j’aurai tout vaincu, Amadeus sera tombé devant moi, j’aurai assoupli comme cire une femme rebelle et méchante, et maintenant, seul, avec elle, je ne suis plus rien. Ah ! ah ! dérision !… Oui, je le vois, au physique comme au moral, tout, chez moi, conspire contre la femme. Le ciel m’a frappé d’un sceau de malédiction ! il m’a jeté sur la terre, fatal, incomplet, pour que je fusse mauvais. J’accomplis ma destinée !

Horatio se tut un instant. Les lignes de son visage s’adoucirent presque, un sourire désappris effleura ses lèvres, et il se dit lentement avec une mélancolie amère :

— Et, cependant, jeune enfant, je rêvais aux choses inconnues, à un sourire de femme, à une lecture d’amour ! J’étais beau… beau comme un adolescent de l’Albane, et je croyais !… Puis, un jour, j’aimai ; mais, l’on ne m’aima pas !… Cette heure fut pour moi toute une révélation ! Chose capricieuse et fantasque que le cœur de la femme ! Désir inconnu, rêve incertain toujours, monstrueux quelquefois !… Oui, je compris alors la vie humaine !… Aux cœurs faux, aux corps ridicules se confient les jeunes femmes ! Il y a sans doute, pour elles, dans ces contrastes immondes, en ces formes disparates, des joies brûlantes de voluptés non soulevées !… Puis, je me demande souvent si, sur le seuil de la vie, le mauvais ange, pour se gaudir aux spectacles bizarres, ne dépose pas dans l’oreille de ces hommes manqués un mot magique, un charme perfide pour attirer et conquérir la femme. Ces accouplements bouffons doivent le réjouir ! Eh bien ! moi aussi, je veux me donner de ces spectacles hideux, de ces joies infernales ! Ah ! ah ! oui, on ne voulut pas m’aimer, et, de rage, je fus méchant ! Je tordis mon cœur et le châtrai ! Ah ! quelles ivresses splendides je ressens en moi devant les tortures sanglantes, les angoisses poignantes d’une femme !… Mais, hélas ! j’ai peut-être usé toutes ces jouissances !… Ainsi, je me suis complu à injecter la passion dans le sein d’une vierge ; car, plus puissant que le Méphistophélès, il m’est encore permis de feindre d’aimer. J’ai observé les gradations inchoatives de l’amour, mon cœur a tenaillé toutes les fibres de ce jeune cœur, j’étais envieux et irrité de ses extases ; mais aussi, les larmes, les perplexités, les désespoirs, oh ! ces angoisses palpitantes m’enivraient ! Oui, j’en ai déchiré beaucoup ainsi, de ces cœurs de jeune fille ; l’éclat de mon rire a dissipé bien des illusions rêveuses, et ces souvenirs m’enchantent !… Mais, moins heureux que les vampires qui pompent la vie chez les vivants, je n’ai pas senti le réveil de mon ame ! Dans les ivresses extatiques je suis resté sombre. J’ai cependant employé de violents révulsifs, de robustes stimulants, je me suis soumis à des galvanismes dilaniateurs ! Souvent, avant de m’élever dans le nimbe éthéré de ces chastes passions de jeunes enfants, je me plongeais dans les égouts fangeux de la décrépitude physique et des corruptions morales. Je me baignais dans le phlégéton du vice, j’arrachais à ma chair des jouissances infâmes, des sensations outrées. Puis, sortant de là, je me plaçais tout à coup sous l’haleine pure, devant le regard céleste d’un ange de jeunesse, d’amour et de foi, et je ne sentais rien !… Ah ! quand une fois le cœur est mort, c’est pour jamais ! Et, cependant, c’est ma créance, aimer une heure seulement, et cela me sauverait ! mais, non, je suis maudit, méchant ! Hélas ! si j’avais pu aimer, j’aurais été meilleur !… Meilleur !… c’est-à-dire obscur, malheureux, pauvre, l’humble cadet d’Edgard Mackinguss ! Il faut une bien grande vertu pour être bon, aujourd’hui. Amadeus était bon !… Navrant spectacle que l’humanité ! À ceux qui veulent réussir se présente un mauvais génie qui ne les trompe jamais, une voix fatale qui leur souffle des paroles blandissantes et fausses, une main qui, les harponnant dans l’abîme des destinées perdues, les fait sourdre au-dessus de la foule inclinée !… Ah ! quand un homme parait à la surface, ne lui demandez pas d’où il vient, ne cherchez pas les traces de son passage !… Pour être complet, pour réunir en soi tous les moyens, toutes les forces, toutes les puissances, il ne faut que deux choses, la beauté et le mal. Je suis beau, je suis mauvais. J’ai un visage, je n’ai pas de cœur. J’ai renversé les hommes et leurs œuvres, j’ai marché bravement dans une voix magnifique et funeste, à chaque pas foulant une affection, détruisant une espérance, laissant derrière des douleurs et des cris, et, maintenant, la nature se présente contre moi à son tour. Eh bien ! je violenterai la nature, je jetterai un défi à son impuissance !… Ah ! je me complais dans ces luttes, ce sont des enivrements factices qui me réveillent un jour, me font peut-être plus mauvais, et, plus je serai mauvais, plus je serai fort !…

Horatio, comme tous les hommes à volonté puissante, s’arrêta tout à coup de parler, et aussitôt son visage retomba calme.

Il vint pensif s’appuyer contre la croisée, le regard errant au dehors à l’aventure.

Devant lui s’étendait le jardin de son hôtel. C’était une matinée assez claire ; et, même, un rayon de soleil étant parvenu, on ne sait comme, à se faufiler par le trou d’un nuage, éclairait un quartier de Londres. Il réjouissait les fleurs, furetait les arbres et se répandait brillantin sur la glabréité des feuilles.

Triste aspect que celui d’un lieu humide, sombre, frappé tout à coup de lumière ! La terre noire et verdâtre, les arbres effeuillés et rongés de mousses spongieuses, les pierres sales, nacrées des baves que laissent après eux les limaçons et les loches ; les salamandres jaunes et gluantes, regagnant éblouies leurs trous visqueux, tout cela jette à l’œil des nudités froides et malsaines ; on dirait un vieillard perdu dans sa décrépitude, malingre, farouche à toute joie, et qui sourit tout à coup à l’amour, grimace une velléité de caresse.

Cependant, au milieu de ce paysage rabougri et souffreteux solidement encadré dans quatre hautes murailles, marchait, d’un pas rêveur, un personnage dont la jeunesse et la suavité des formes contrastaient heureusement avec le fond et les détails. C’était une des femmes de Mylady Mackinguss. Sa tête, appuyée dans sa main, travaillait sans doute une pensée sérieuse, car elle ne prenait nullement garde au rayon de soleil qui jouait traîtreusement sur son blanc visage. Femme qui rêve, cœur qui aime.

Horatio la regardait fixement. Son œil habile sut aussitôt découvrir dans son allure un soupçon. Un soupçon, chez cet homme, était le prélude certain de la vérité. Il suivit un instant du regard cette jeune fille, et un léger rire sérieux vint bruire sur ses lèvres.

Mais le bourru nuage, grossier et mal poli, referma sa lucarne, et le soleil rentra dans le ciel. Aussitôt la jeune femme, effrayée de se trouver dans un si triste tableau, s’échappa à son tour.

Horatio sonna.

Un valet admirablement cravaté se présenta à la porte, immobile, sans paroles.

— William, je sortirai dans un quart-d’heure ; dites à Bertram d’atteler.

Le valet disparut à reculons. Une minute après, Horatio ressonna. La même apparition muette s’encadra dans la porte.

— Demandez à Suky des nouvelles de Mylady. Et qu’elle me les apporte elle-même.

Pendant le peu de temps qu’employa William à exécuter cet ordre, Horatio s’impatienta. Cet homme, d’une activité sans repos, ne pouvait supporter les intervalles dans les actions. Mais le valet introduisit, dans l’appartement de son maître, la jeune fille que nous avons remarquée tout à l’heure dans le jardin. L’un de ces deux automates sortit. Horatio darda sur cette timide enfant un de ces regards qui plongent dans le cœur et en écartent la feinte. La jeune fille frissonna sous ce coup-d’œil inquisitif.

— Mylady remercie mylord.

Après un instant de réflexion, Horatio dit abruptement et comme par bizarrerie :

— Quel âge avez-vous, Suky ?

— Vingt ans, articula faiblement la soubrette.

— N’avez-vous pas un de vos parents parmi mes gens ?

— Si, mylord, répondit-elle en rougissant.

— Mon chasseur, je crois.

— Non, mylord, c’est Bertram, le cocher, mon cousin.

— Ah ! oui, fort bien ; un ex horse-guard.

— Oui, mylord, appuya la pauvre enfant, rouge comme une tranche de roatsbeef.

— Suky, tournez-vous un peu que je vous voie de profil.

La soubrette, toute confuse, se détourna légèrement. Horatio la considéra avec un sérieux observateur qui, cependant, n’exprimait aucun doute.

— C’est bien, Suky ; dites à mon valet de chambre de venir m’habiller.

Demeuré seul, Mackinguss reprit sa promenade rêveuse.

— Je ne m’étais pas trompé, murmura-t-il ; encore une bévue de la nature qui s’empresse de donner à ceux qui s’effrayent de ses dons ! Certes, quand j’ai pris cette femme, cette Olivia que je hais, je connaissais le moment où l’obstacle se dresserait ; mais les obstacles ne m’ont jamais arrêté. Celui-ci, pourtant, est plus fort que moi, et je serais fou de le violenter. Ah ! n’importe, je me ferai une route à côté et l’on me verra outre ! Le vieux duc descend dans la tombe, la mort de sa dernière fille l’y précipitera. Ainsi, j’aurai un enfant, il me le faut, je le veux !… Parce qu’un enfant, c’est vingt millions !… Vingt millions !… Hélas, la vingtième partie de cette somme est le faite des espérances de bien des familles, et, pour moi, la somme entière ne sera qu’un degré ! Mais le moyen ? Ah ! le moyen est affreux !… Bah ! c’est l’homme du peuple idiot et ivre qui, nesciemment, met le feu au tonneau de poudre qui doit mitrailler un roi !… Le moyen disparait avec le fer et les balles !…

Une demi-heure plus tard, lord Mackinguss, superbe et fier, descendait sans hôte le perron de son hôtel. La voiture ouverte était au bas. Le pied sur le marche-pied, tout en boutonnant son gant, il porta un regard sur le cocher Bertram.

— Le cousin de Suky est bel homme, se dit-il en s’asseyant sur les coussins flexibles.