Le Verger (Dablon)/14

La bibliothèque libre.
Le Messager canadien (p. 179-186).


Chapitre XIV

MÉDITATION SUR LE JEUNE HOMME RICHE


Il n’a pas songé à venir ici. Il a écrit : « Trois heures, à la bibliothèque de l’Institut. »

Les pensées que Louise a refusé d’accueillir depuis des semaines reviennent en troupe serrée, comme les eaux du montant ; elles heurtent les rochers d’un clapotis méchant, étranglent l’îlot de résistance qui s’enfonce. Ce ne sont plus des images qui vous passent en vrac devant l’imagination ; autrefois, cet été par exemple, quand Jacques avait fui au lac des Monts avec Maurice, c’était cela. Depuis quelques mois tout avait changé. Comme le mauvais esprit de l’Évangile, l’appréhension, grossie jusqu’à la hantise et qui avait cédé à l’amour de la jeune fille, avait lâché pied pour aller quérir du renfort. Le maléfice débusquait cet après-midi avec ses alliés ; et le pacte qui les liait, on ne le romprait pas d’une moue. Il ne fallait pas trop vite parler de démons toutefois. Dans une de ses dernières lettres, Jacques n’avait-il pas dit que Dieu était économe de ses interventions et qu’il menait ses enfants où Il voulait, comme un père avisé, par les moyens que ceux-ci lui prêtaient ? Et c’était vrai probablement.

Ah ! ce garçon, comment le suivre partout où il voulait l’entraîner ? Lire un livre pour lui, c’était s’engager et du même coup poursuivre, sur des pistes fraîches, ces mystères intérieurs qui détalent au moment où on croit les saisir. La vie s’était compliquée depuis que Louise correspondait avec Jacques. Elle avait cru un instant que la vie s’apprenait une fois pour toutes. Non, c’était autrement, toujours à remanier ; ni des recettes ni des théorèmes, mais des problèmes dont la solution ne satisfait jamais. Et quand la tentation la prenait des sentiers faciles, elle se rappelait ce que Jacques lui avait écrit : « Le jour où nous aurons trouvé réponse à nos interrogations et que nous serons incapables d’exploration et de découverte, notre amitié sera morte avec notre jeunesse. »

On ne peut pas dire que Jacques soit un garçon instable. Lorsqu’il pose le pied quelque part, il appuie de tout son poids, et Estelle ne manque pas de railler sa lourdeur ; s’il donne depuis quelques mois l’impression d’effleurer le sol, c’est qu’il brûle les étapes et court vers un but.

Louise cherche dans la glace de sa toilette des yeux qui reflètent la peur. Peur de quoi, vraiment ? Le malheur avait toujours redouté cette jeune fille. Il s’approchait parfois ; Louise le pressentait, comme on fait un orage au frisson des rideaux et de la lumière humide sur le parquet ; l’orage s’éloignait, les menaces se résorbaient. Quel visage tourmenté ne s’était pas détendu au sourire de Louise ? Mais le malheur ne regarde pas toujours le visage et l’âme des gens qu’il frappe.

Jacques lui avait écrit : « À trois heures, à la bibliothèque de l’Institut ». Elle ne savait rien de plus ; elle irait. Et que voulait-il ? Que lui dirait-il de plus que dans ses lettres qu’elle relisait après plusieurs semaines (elle les avait toutes relues le matin même), et qui s’éclairaient chaque fois d’un éclairement nouveau ? Céderait-il à son caprice encore une fois et à ce que Noël appelait sa manie de l’isolement ? Point n’était besoin de recourir à cette passade. Jacques demanderait l’autorisation de garder le silence pendant quelque temps, comme un homme aux prises avec lui-même, et qui s’enferme dans son cabinet de travail après avoir interdit toute violation de son refuge.

Et Louise pensait à son père. Quinze jours avant Pâques, ce vieux chrétien, qui vivait froid et correct devant Dieu, montrait dans son humeur brouillée les sources jansénistes de son éducation religieuse. Par un chef-d’œuvre de politique préventive, Madame Beauchesne épargnait alors les moindres heurts au pied maussade de son mari. Elle avait une fois laissé tomber devant Louise : « Ce n’est rien, il fait ses pâques.» Jacques, lui, n’avait rien de janséniste ; il était capable d’un beau scrupule tout de même et quel sacrifice n’exigerait-il pas pour s’en prouver l’inanité ? Il s’était sauvé au lac des Monts, cet été, sans qu’elle eût jamais bien compris pourquoi. Elle parlait de lui avec Maurice parfois et, au cours d’une conversation à bâtons rompus, elle posait d’un air naïf des questions très précises ; Maurice connaissait bien son ami.

Il est des décisions qu’un homme prend seul. Elle, elle ne prendrait jamais de décision importante sans aller s’étendre, le soir, près de sa mère sur le grand lit à courtepointe mauve, et sans provoquer par des insinuations cette Estelle, qu’elle apercevait maintenant toute droite dans la glace, et qui demandait, d’un ton narquois :

— On peut entrer ?

Sa beauté, qui avait mûri et qu’elle avait connue à l’insistance des regards posés sur elle, avait effacé les dernières traces d’acrimonie de son visage et de ses attitudes.

— Tu sors ?

— Oui, ma chérie.

— Je peux t’accompagner ?

— Non, ma chérie !

Louise se retourne pour mieux voir l’expression de sa sœur et comme pour la caresser. Estelle lui avait passé les bras autour du cou.

— Tu ne veux pas que je magasine avec toi ? Tu ne m’aimes plus !

— Non, je ne t’aime plus ; jusqu’à sept heures, ce soir, je ne t’aime plus.

— Que je suis sotte ! Ce téléphone ce matin ; Jacques est en ville.

— Oui, il est arrivé hier. Mais ce n’est pas lui qui appelait ce matin.

Qu’avait-il besoin d’appeler puisqu’il avait écrit deux jours avant d’arriver à Québec ? Les jeunes hommes sont des enfants par certains aspects de leur caractère ; quelle maladresse dans ce style anonyme où perçait un manque de franchise !

Estelle noua ses longs bras plus serrés et effleura, de sa joue, la joue de Louise.

— Dis-le moi, je veux le savoir.

Louise dit dans un souffle :

— Je vais rencontrer Jacques.

— Il a des vacances ?

— Non, il a obtenu un congé, je ne sais pour quelle raison… Devine où ? À l’institut.

— Encore les livres ! Moi je ne voudrais lire que les livres qui me plaisent.

Louise essaya de sourire, mais elle y renonça en se voyant dans la glace.

— Tu me conteras cela, veux-tu ? Tu devrais être gaie, car enfin, tu as au moins un faible pour ce garçon… Il n’est pas rigolo. Je ne dis pas qu’il n’est pas aimable ; il est trop compliqué… Il est l’ami de Maurice et de Noël pourtant…

Louise n’écoutait plus. Elle posait de guingois sur ses cheveux une toque de même teinte que son tailleur, et ses yeux suivaient vaguement dans le miroir le jeu de ses doigts. Elle entr’ouvrit sa bourse, y jeta un coup d’œil, et mettant ses gants de chevreau, dit bonjour à Estelle distraitement.

Elle prit par la Grande-Allée et se dirigea vers la porte Saint-Louis. Elle avait choisi la gauche pour être seule. Le vent avait ridé le sable sur le trottoir et des filets d’eau striaient le ciment devenu sourd au claquement des talons. Louise, les yeux rivés à la chaîne de granit, se hâtait, et ses pensées couraient au-devant d’elle comme ce chemin qui glissait sous ses pas. Les arbres poussaient des branches dénudées dans un ciel d’un bleu campanule ; dans leur course affairée, les nuages avaient cueilli toutes les blancheurs de l’hiver disparu. La nature ne se laissait pas endormir par la munificence du soleil ; elle besognait, soupçonneuse, dans l’attente du frisson qui descend avec l’ombre des montagnes embrunies. Pas un bourgeon ne brillait pour cette jeune fille à la tête sérieuse qui marchait, sans le savoir et pour la première fois, à la rencontre de l’adversité.

Louise tremblait par secousses. Au couvent, quand on lui annonçait : « Louise Beauchesne, la Sœur Directrice désire vous parler », elle songeait à la maladie de sa mère, à la mort peut-être entrée sournoisement dans la maison. Et elle poursuivait, dans sa conscience mal au clair, la faute secrète qui aurait attiré des représailles sur elle et sur les siens. À la longue elle avait levé la frayeur qui enveloppait pour elle le nom de Dieu. Aujourd’hui, elle retrouvait, en pleine Grande-Allée, la crispation du cœur et le désir de fuir n’importe où, comme autrefois dans les corridors du couvent, ou sur la route du nord, à l’île, le soir, quand elle évitait de se retourner, pour ne pas voir le grand orme poussant dans la nuit étoilée ses bras sombres comme une croix. Tous les enfants de l’île connaissaient cet arbre qu’André lui avait montré du doigt un matin ; son négligé lui donnait un faux air de bonhomie entre les massifs de concilier. Jacques dirait adieu. Elle avait été coquette avec lui. Elle n’avait pensé qu’à elle dans ces attentions qui la flattaient (on le disait indépendant et légèrement dédaigneux ; mais il n’était pas comme les autres, lui, on n’hésitait pas avant de le regarder).

Avait-elle été coquette ? Était-ce de la coquetterie, le bonheur hérité d’un seul coup, pesant et sans fissure, au plus profond d’elle-même et pour toujours semblait-il ? Elle avait cherché à plaire tout naturellement, sans y penser. Non, elle n’avait pas cherché à plaire ; elle avait plu parce qu’elle se savait aimée. La joie qui sourdait d’un seul élan, à l’île, au cours de leurs promenades, épandait sa fraîcheur sur les autres et sur Jacques, comme le bouquet des ormes sur les champs. Elle n’avait cherché qu’à prolonger indéfiniment le plaisir de le rencontrer, de le perdre, de penser à lui, et de le retrouver, de jour en jour moins fermé, moins craintif et disposé de la sorte à renouveler la richesse des premières émotions.

Cependant (l’horloge à l’hôtel du gouvernement marquait trois heures moins dix, et il fallait plutôt songer aux paroles à dire ou à omettre), cependant elle avait constaté un jour, après une conversation avec sa mère, qu’elle était trop saine pour qu’une idylle la satisfît. Elle avait alors résolu, comme Jacques, de tout narrer à son confesseur. Puis elle avait remis à la semaine, puis au mois suivant. Si seulement elle avait connu un prêtre comme le Père Vincent ! Et elle avait renoncé à parler sans renoncer à une résolution qui endormait son inquiétude. Elle n’avait pas honte, mais peur, peur d’une défense expresse et sans échappatoire.

Le bon Dieu n’est pas le Père Dreux et il ne mène pas ses enfants à coup de mauvaises notes, ou en les menaçant du cabanon. Louise avait conservé son cœur pur, du moins elle le croyait. Jacques avait connu ces luttes avant elle et il lui avait dit, une fois qu’elle s’était montrée par trop candide, qu’un jour viendrait où elle demanderait à Dieu en pleurant de la délivrer du mal.

La vie méritait d’être vécue. Que s’il fallait ne plus se voir pour assurer l’avenir, elle était prête. Et puis elle en parlerait à son confesseur. Ne serait-il pas plus large qu’elle ? Aimer Dieu ce n’était pas chose facile. Jusqu’où fallait-il aimer Dieu ? Elle répète inconsciemment des phrases de Jacques.

Elle passa rue du Parloir, sous les tilleuls des Ursulines ; elle aurait voulu dire sa joie aux petites filles qui sortaient du couvent par grappes roses. Elle retrouverait la joie, même si elle devait s’immoler. Qui serait le plus généreux de Jacques ou d’elle ? Au cours d’une discussion dont elle n’avait jamais accepté les conclusions, Jacques et Maurice n’avaient-ils pas, dans leur suffisance, imputé aux jeunes filles le blasement que Louise reprochait aux jeunes hommes, et le peu de respect dont ils protégeaient les compagnes de leur avenir ? Les faits seraient moins cruels que son imagination surexcitée ; elle éprouvait toujours comme sa mère le besoin de souffrir. Elle saurait bientôt, car trois heures sonnaient à l’hôtel de ville.