Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 1

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 5-9).

CHAPITRE PREMIER.

Intérieur de la famille de Wakefield : air de parenté des caractères et des personnes.

J’ai toujours regardé l’honnête homme qui se marie et qui élève une nombreuse famille, comme plus utile que celui qui reste garçon et se contente de disserter sur la population. Aussi, un an, tout au plus, après avoir pris les ordres, je songeais sérieusement au mariage, et je choisissais ma femme, comme elle-même choisit sa robe de noce, non sur le brillant de l’étoffe, mais sur les qualités qui garantissaient un bon user. Il faut lui rendre justice : elle était d’une nature remarquablement bonne, et, pour l’éducation, peu de femmes de province auraient pu, à cette époque, en montrer plus qu’elle. Elle était en état de lire, assez couramment, toute espèce de livre anglais ; mais, pour les conserves, les confitures, la cuisine, il n’y avait personne au-dessus d’elle. Elle se piquait d’être une femme de ménage des plus habiles, et pourtant je ne me suis jamais aperçu que toute son habileté nous ait rendus plus riches.

Au demeurant, nous nous aimions l’un l’autre avec tendresse, et notre attachement ne fit que s’accroître avec l’âge. Rien, dans le fait, qui pût nous donner de l’humeur contre le monde, qui pût nous en donner l’un contre l’autre. Nous avions une jolie maison, dans une belle campagne, et un bon voisinage ; l’année se passait à jouir des plaisirs de l’âme et des champs, à visiter ceux de nos voisins qui étaient riches, à soulager ceux qui étaient pauvres. Pour nous, pas de révolutions à craindre, pas de fatigues à subir ; toutes nos aventures… au coin du feu : tous nos voyages… de la chambre bleue à la chambre brune.

Comme nous demeurions près de la route, le voyageur et l’étranger venaient fréquemment goûter notre vin de groseilles, pour lequel nous étions en grand renom ; et je ne suis qu’historien véridique en affirmant que jamais je n’en vis un seul y trouver le mot à dire. Nos cousins, même au quatrième degré, n’avaient pas besoin, pour se rappeler leur parenté, de recourir à l’Herald’s Office. Nous recevions très-fréquemment leur visite, et, de ces prétentions de parenté, quelques-unes ne nous faisaient pas beaucoup d’honneur : car, à la lettre, dans le nombre figuraient l’aveugle, le boiteux, l’estropié. Après tout, disait ma femme, c’est même chair et même sang ; et elle insistait toujours pour les faire asseoir à la même table que nous ; aussi étions-nous habituellement entourés d’amis, sinon riches, du moins heureux : car, et c’est une remarque dont, toute la vie, vous sentirez la justesse, plus votre convive est pauvre, plus il jouit de se voir bien traité. Pour mon compte j’aimais, par instinct, à contempler l’expression du bonheur sur la figure humaine, comme d’autres restent en extase devant les nuances d’une tulipe ou devant l’aile d’un papillon.

Toutefois, lorsque, dans l’un de nos parents, nous reconnaissions un très-mauvais caractère, un fâcheux, un hôte dont nous désirions nous défaire, j’avais toujours soin, au moment où il nous quittait, de lui prêter, soit une redingote, soit une paire de bottes, parfois même un cheval de peu de valeur, et toujours j’ai eu le plaisir de voir que pas un n’est revenu me les rendre. Notre maison se trouvait ainsi débarrassée de ceux qui ne pouvaient nous convenir ; mais la famille de Wakefield n’a jamais passé pour avoir fermé sa porte au voyageur ou au pauvre malheureux.

Ainsi s’écoulèrent, pour nous, plusieurs années de bonheur ; non qu’il ne nous survînt parfois de ces petites contrariétés que la Providence envoie pour mieux faire apprécier ses faveurs. Tantôt les écoliers pillaient mon verger ; les chats ou les enfants volaient à ma femme ses pâtisseries ; tantôt le châtelain s’endormait aux passages les plus pathétiques de mon sermon, ou, à l’église, la châtelaine répondait aux politesses de ma femme par une révérence un peu écourtée. Mais nous nous mettions promptement au-dessus du chagrin que nous causaient ces accidents, et, habituellement, au bout de trois ou quatre jours, nous nous trouvions tout surpris de nous en être préoccupés.

Mes enfants devaient à notre tempérance et à une éducation sans mollesse une bonne constitution et une bonne santé ; mes fils étaient vigoureux et actifs, mes filles belles et fraîches. Quand je me voyais au milieu de ce petit cercle qui me promettait un appui pour ma vieillesse, je ne pouvais m’empêcher de redire la fameuse histoire du comte d’Abensberg. Dans le voyage de Henri II au travers de l’Allemagne, quand les autres courtisans venaient déposer leurs trésors aux pieds de leur empereur, il lui amena ses trente-deux enfants, et les lui présenta comme le plus beau cadeau qu’il pût faire à son souverain. Moi aussi, quoique je n’en eusse que six, je les regardais comme un beau présent fait à mon pays, un présent pour lequel je le croyais mon débiteur.

Notre fils aîné s’appela George, du nom de son oncle qui nous avait laissé dix mille livres sterling. Notre second enfant fut une fille : je voulais lui donner le nom de sa tante, Grissel ; mais ma femme, qui, pendant sa grossesse, avait lu des romans, insista pour le nom d’Olivia. Avant la fin de l’année, nous eûmes une autre fille, et, cette fois, j’étais bien décidé à la nommer Grissel ; mais une riche parente, ayant eu la fantaisie d’en être la marraine, voulut que la petite eût nom Sophie ; ainsi nous eûmes, dans la famille, deux noms de roman ; mais je proteste solennellement que je n’y fus jamais pour rien. Moïse fut notre quatrième enfant, et, après un intervalle de douze ans, nous eûmes encore deux garçons.

Inutile de ne pas convenir de mon ravissement quand je me voyais entouré de ma petite famille ; mais la fierté et la joie de ma femme étaient plus grandes encore. Chacun de nos visiteurs ne manquait jamais de lui dire : « Sur ma parole, madame Primrose, vous avez les plus beaux enfants de tout le pays. — Ah ! voisin, répondait-elle, ils sont ce que le ciel les a faits, beaux assez s’ils sont assez bons : car est beau qui fait bien. » Là-dessus, elle recommandait à ses filles de se tenir droites ; et, pour tout dire, elles étaient fort belles.

L’extérieur est, à mes yeux, chose si peu importante, que je n’aurais pas songé à ces détails s’ils n’avaient été le sujet de toutes les conversations dans le pays.

À dix-huit ans, Olivia avait ce luxe de beauté que les peintres donnent, en général, à Hébé : franche, vive et imposante. Les traits de Sophie ne faisaient pas, au premier coup d’œil, autant d’impression : mais leur action était souvent plus sûre, tant ils avaient de douceur, de modestie et de charme ! l’une subjuguait d’un seul coup ; l’autre s’y reprenait à plusieurs fois et réussissait toujours.

Le caractère d’une femme semble généralement modelé sur le tour de sa physionomie : du moins, il en était ainsi chez mes filles. Olivia désirait plusieurs adorateurs ; Sophie n’en voulait fixer qu’un seul. Olivia tombait souvent dans l’affectation par trop d’envie de plaire ; Sophie cachait son mérite dans la crainte de blesser. L’une m’amusait, par sa vivacité, quand j’étais de bonne humeur ; l’autre, par son bon sens, quand j’étais sérieux. Mais, ni dans l’une ni dans l’autre, ces qualités n’allaient jusqu’à l’excès : et je les ai vues souvent changer de rôle, pendant toute une journée ; une robe de deuil faisait, de ma coquette, une prude : un nouveau nœud de ruban donnait, à sa jeune sœur, une vivacité surnaturelle.

George, mon fils aîné, étudiait à Oxford ; je le destinais à une des professions savantes. Mon second fils, Moïse, que je comptais mettre dans les affaires, recevait, chez moi, une sorte d’éducation mixte. Mais à quoi bon chercher à décrire le caractère particulier de jeunes gens qui n’avaient que fort peu vu le monde ? En somme, tous avaient un air de famille très-prononcé ; et, à proprement parler, chez tous même caractère : car tous étaient également généreux, candides, simples et inoffensifs.