Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 15

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 80-85).
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CHAPITRE XV.

La noirceur de M. Burchell découverte. Trop de sagesse est folie.

Cette soirée et une partie du lendemain se passèrent en vains efforts pour découvrir nos ennemis. Pas une famille, dans le voisinage, qui n’encourût nos soupçons, et chacun de nous avait de son opinion des motifs à lui bien connus. Dans cette perplexité, un de nos marmots, qui était allé jouer dehors, rapporta un portefeuille qu’il venait de trouver sur l’herbe. Tout de suite on le reconnut pour appartenir à M. Burchell ; on le lui avait vu. Visite faite, il contenait des notes sur divers objets ; mais ce qui attira surtout notre attention, ce fut un billet cacheté, avec ces mots : « Copie d’une lettre pour les deux dames, au château de Thornhill. » À l’instant même une idée nous frappa !… C’est lui qui nous a lâchement dénoncés ! Puis délibération si le billet ne serait point ouvert : moi, je fus contre ; mais Sophie, affirmant que de tous les hommes M. Burchell serait bien certainement le dernier à se rendre coupable d’une pareille infamie, insista pour la lecture ; le reste de la famille appuya cet avis, et, sur leurs unanimes instances, je lus ce qui suit :

« Mesdames, le porteur vous fera connaître de qui vous vient ce billet : c’est au moins un ami de l’innocence qui veut la préserver de la séduction. J’apprends, à n’en pas douter, que vous avez l’intention de mener à Londres deux jeunes ladies de ma connaissance, comme demoiselles de compagnie. Résolu à ne laisser ni décevoir la simplicité, ni souiller la vertu, je dois vous déclarer qu’à mes yeux, l’imprudence d’une pareille démarche aura les plus dangereuses conséquences. Il n’a jamais été dans mes habitudes d’être sévère pour le désordre ou la débauche, et je n’aurais pas recours aujourd’hui à ce moyen de m’expliquer et de gourmander la folie, si elle n’allait tout droit au crime. Acceptez donc le conseil d’un ami, et envisagez sérieusement à quoi vous vous exposez en introduisant la honte et le vice dans un asile où la paix et l’innocence ont habité jusqu’ici. »

Tous nos doutes étaient levés. Cette lettre pouvait évidemment recevoir deux applications possibles : ses reproches pouvaient se rapporter à nous aussi bien qu’aux personnes à qui elle était écrite. Mais la pensée la moins charitable s’était offerte à nous la première ; nous n’allâmes pas plus loin. Ma femme n’eut pas la patience de m’écouter jusqu’au bout : sa fureur éclata sans ménagement contre l’auteur. Olivia fut aussi sévère ; Sophie parut atterrée de tant de noirceur. Pour mon compte, c’était un des plus honteux exemples que j’eusse jamais vus, d’une ingratitude que rien n’avait provoquée ; je ne pouvais me l’expliquer autrement que par le désir de retenir ma fille à la campagne pour se ménager de plus fréquentes occasions de la voir.

Nous étions donc tous là ruminant des projets de vengeance, quand notre autre marmot accourut pour nous annoncer l’arrivée de M. Burchell : il était à l’autre bout du champ. On peut plus aisément concevoir que décrire les sensations qui se croisent dans l’âme sous l’impression à la fois de la douleur d’une récente injure et de la joie d’une prochaine vengeance. Notre seule pensée était de lui reprocher son ingratitude ; mais bien décidés à rendre le reproche aussi poignant que possible, nous convînmes de le recevoir avec notre sourire habituel, de lui faire, tout d’abord, plus de politesses que de coutume, de l’amuser un peu, et, au milieu de ce calme flatteur, d’éclater comme un tremblement de terre, et de l’abîmer sous le sentiment de sa propre infamie. Ce plan bien arrêté, ma femme se chargea de l’exécution, comme si réellement elle eût été de force à y réussir.

Nous le vîmes approcher : il entra, prit une chaise et s’assit. « Une belle journée ! monsieur Burchell. — Très-belle, docteur ; pourtant nous aurons, je crois, de la pluie ; car mes cors me font bien mal ! — Vos cornes vous font bien mal ! s’écria ma femme avec un grand éclat de rire ; puis elle demanda pardon de sa manie pour les pointes. — Je vous pardonne de tout mon cœur, madame ; car, en conscience, je n’aurais pas cru qu’il y eût là une pointe, si vous-même n’aviez pris la peine de me le dire. — Possible, monsieur, répliqua ma femme, en nous faisant un clin d’œil ; pourtant j’oserais affirmer que vous êtes en état de nous dire combien il y a de ces pointes à l’once. — Vous avez, j’imagine, lu ce matin, madame, dans un Recueil de facéties, qu’une once de pointes est quelque chose de bien merveilleux ; moi, madame, j’aimerais mieux une demi-once de bon sens ! — Libre à vous ! reprit ma femme, nous regardant toujours avec un sourire, quoique les rieurs ne fussent plus de son côté… Mais j’ai vu prétendre au bon sens tel homme qui en avait bien peu. — Et, sans doute aussi, vous avez vu se croire de l’esprit telle femme qui n’en avait pas du tout ! » Ma femme avait tout l’air de ne pas gagner grand’chose à ce jeu ; je le sentis, et voulant moi-même mener notre homme d’une manière plus sérieuse : « L’esprit, dis-je, et le bon sens sont bien peu de chose sans la probité : c’est elle qui donne à l’homme, quel qu’il soit, toute sa valeur. L’ignare paysan, sans défaut, est plus grand que le philosophe avec des défauts. Car, qu’est-ce que le génie et le courage sans le cœur ?

 « Un honnête homme est l’œuvre la plus noble de la divinité. »

— J’ai toujours regardé cette maxime de Pope, que tout le monde répète, répondit Burchell, comme tout à fait indigne d’un homme de génie, comme un honteux abandon de sa propre supériorité. La réputation des livres tient, non à l’absence de tout défaut, mais à l’éclat de grandes beautés : celle des hommes devrait se mesurer aussi sur l’importance de leur vertu, non sur l’absence de tout défaut. Le savant peut manquer d’habileté, l’homme d’État peut avoir de l’orgueil, le militaire de la cruauté ; mais leur préférerons-nous l’obscur artisan qui traverse péniblement la vie sans mériter ni blâme ou éloge ? Autant vaudrait préférer la froide correction de l’école flamande aux incorrectes mais sublimes créations de l’école romaine.

— Votre observation, monsieur, est juste quand, à côté d’éclatantes vertus, il n’y a que de légers défauts ; mais quand, bien évidemment, de grands vices luttent, dans un même cœur, contre de grandes vertus, le tout ne mérite que mépris.

— Ces monstrueux assemblages de vertus et de vices peuvent exister, sans doute ; mais pour moi, de ma vie je n’en ai vu un seul exemple. Au contraire, j’ai toujours remarqué que, plus l’esprit est étendu, plus les sentiments sont bons. La Providence, à coup sûr, semble nous prouver sa tendresse par cette constante attention à affaiblir l’intelligence là où le cœur est corrompu, à diminuer la puissance là où existe la volonté de nuire. Cette règle s’étend même aux autres animaux ; toujours, chez les petites espèces, ruse, férocité, couardise ; chez les espèces fortes et puissantes, générosité, courage et noblesse.

— Oh ! tout cela sonne à merveille, et pourtant il serait facile, en ce moment même, de montrer un homme… » Je tenais mes regards fixement attachés sur lui… « dont la tête et le cœur forment un bien détestable contraste. Oui, monsieur, ajoutai-je en élevant la voix, je saisis avec joie cette occasion de le démasquer au milieu de sa feinte sécurité. Connaissez-vous, monsieur, ce portefeuille ? — Oui ! monsieur, répondit-il d’un air d’imperturbable assurance : ce portefeuille est à moi, et je suis enchanté que vous l’ayez trouvé. — Connaissez-vous cette lettre ?… Non, non ! plus de détour !… Mais regardez-moi en face. Je le répète, connaissez-vous cette lettre ? — Cette lettre ?… mais c’est moi qui l’ai écrite. — Comment avez-vous été assez ingrat, assez infâme pour oser l’écrire ? — Comment vous-même, répliqua-t-il avec une effronterie sans exemple, avez-vous pu être assez infâme pour oser la décacheter ? Savez-vous que, pour cela, je pourrais vous faire pendre ? Un simple serment, à la justice d’ici près, que vous avez brisé la fermeture de mon portefeuille… je n’ai pas autre chose à faire, et vous êtes tous pendus à cette porte ! » Je ne m’attendais pas à ce dernier trait d’insolence. J’entrai dans une telle fureur, que, tout hors de moi-même : « Ingrat ! m’écriai-je, misérable ! sortez, et ne souillez pas plus longtemps cette demeure de votre infamie ! Sortez, et que jamais je ne vous revoie ! Hors d’ici ! Le seul châtiment que je vous souhaite, ce sont les terreurs de votre conscience : vous aurez assez de ce bourreau ! » À ces mots, je lui jetai son portefeuille. Il le ramassa en souriant, le referma avec le plus grand sang-froid et nous laissa tout abasourdis de son calme et de son assurance. Ma femme surtout enrageait… Pas le moindre chagrin, pas la moindre honte de cette indigne action ! Je voulus calmer une violence qui nous avait menés trop loin. « Ma chère, lui dis-je, nous ne devons pas nous étonner que les méchants n’aient pas de honte. Ils ne rougissent que d’être surpris faisant le bien : ils se glorifient de leurs vices ! »

« Le Crime et la Honte, dit la fable, faisaient jadis route ensemble, et, au commencement de leur voyage, ils ne pouvaient se séparer. Mais leur union se trouva bientôt désagréable et gênante pour tous les deux. Le Crime donnait à la Honte de fréquents embarras, et la Honte, parfois, trahissait les secrets complots du Crime. Ils consentirent enfin à se quitter pour toujours. Le Crime, prenant les devants, marcha seul d’un pas résolu pour rattraper le Destin qui le précédait sous la figure d’un bourreau. La Honte, naturellement peureuse, retourna sur ses pas pour rejoindre la Vertu, qu’au commencement du voyage ils avaient laissée derrière. — Ainsi, mes enfants, quand les hommes se sont aventurés dans le vice, la honte les laisse aller, et retourne sur ses pas pour attendre le peu de vertus qui leur restent toujours. »