Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 18

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 101-105).
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CHAPITRE XVIII.

Un père cherchant sa fille pour la rendre à la vertu.

Dick n’avait pu me décrire l’extérieur du gentleman qui donnait la main à sa sœur pour monter dans la chaise ; mais tous mes soupçons tombèrent sur notre jeune propriétaire ; il n’était que trop connu pour ces sortes d’intrigues.

Je me dirigeai donc vers le château de Thornhill, bien résolu à en accabler le maître de reproches, et, si je le pouvais, à ramener ma fille. Mais, avant d’arriver au château, je rencontrai un de mes paroissiens qui venait, me dit-il, de rencontrer une jeune dame, le portrait de ma fille, dans une chaise avec un gentleman que, sur la description qu’il m’en fit, je crus être M. Burchell ; et ils allaient grand train, ajouta-t-il. Ce renseignement toutefois ne me suffit pas ; je me rendis chez le jeune Squire, et, quoiqu’il fût encore de bonne heure, j’insistai pour le voir à l’instant. Il parut aussitôt, de l’air du monde le plus franc et le plus affectueux, sembla fort surpris de la fuite de ma fille, et me protesta, sur son honneur, qu’il y était complètement étranger.

Me reprochant mes premiers soupçons, force me fut de les reporter uniquement sur M. Burchell, qui, je me le rappelai, avait eu, tout récemment, plusieurs conversations particulières avec ma fille. La rencontre d’un nouveau témoin ne me laissa plus de doute sur son crime. Ce témoin m’affirma bien positivement que M. Burchell et ma fille étaient aux eaux, à trente milles environ de ma demeure ; il y avait là nombreuse compagnie.

J’étais dans cet état d’esprit où nous sommes disposés plutôt à agir avec précipitation qu’à raisonner juste ; je ne me demandai point s’il n’était pas possible que ces avis me fussent donnés par des personnes placées à dessein sur mon passage, pour me faire faire fausse route ; je résolus de poursuivre, aux eaux, ma fille et son prétendu séducteur.

Je pars d’un pas rapide ; je questionne en chemin plusieurs passants ; pas un indice. Seulement, à l’entrée de la ville, je rencontre un individu à cheval que j’avais vu chez le Squire. « Si vous allez, me dit-il, aux courses qui ne sont qu’à trente milles plus loin, vous pouvez être sûr de les y trouver. Je les y ai vus danser, la nuit dernière, et toute la réunion a paru ravie de la grâce de votre fille. »

De bonne heure, le lendemain, j’étais en marche pour les courses, et j’y arrivai à quatre heures environ de l’après-midi. La réunion était fort brillante, tout entière à une seule pensée, celle du plaisir. Quel contraste avec ma propre pensée, à moi, qui venais redemander un enfant perdu pour la vertu ! J’aperçus, je crois, M. Burchell à quelque distance de moi ; mais, comme s’il eût redouté une explication, à mon approche, il disparut dans la foule, et je ne le revis plus.

Réfléchissant alors que pousser plus loin mes recherches serait peine perdue, je me décidai à retourner chez moi, auprès de mon innocente famille, qui avait besoin de ma présence. Mais l’esprit agité, mais harassé de fatigue comme je l’étais, la fièvre me prit ; j’en avais éprouvé les symptômes avant d’arriver aux courses ; autre contretemps inattendu ! car j’étais à plus de soixante et dix milles de chez moi. J’entrai, sur la route, dans un cabaret, asile ordinaire de l’indigence et de la frugalité ; là, je me mis au lit, attendant patiemment l’issue de la maladie. Je languis près de trois semaines ; à la fin, ma constitution l’emporta. Mais j’étais pris au dépourvu ; point d’argent pour payer les soins que je venais de recevoir ; c’était assez de l’inquiétude de cette position pour me causer une rechute. Heureusement je fus tiré d’affaire par un voyageur qui s’arrêta dans ce cabaret pour s’y rafraîchir en courant.

Ce voyageur n’était autre que le libraire philanthrope du cimetière Saint-Paul, qui a écrit tant de petits livres pour les enfants. Il s’était lui-même appelé leur ami ; mais il était bien l’ami du genre humain tout entier. À peine entré, il avait hâte d’être reparti, tout occupé qu’il était sans cesse d’affaires de la plus haute importance ; et, en ce moment, au fait, il réunissait des matériaux pour l’histoire d’un M. Thomas Trip. Je reconnus à l’instant le bonhomme à sa face rubiconde et bourgeonnée ; car il avait publié mon livre contre les Deutérogames du siècle. Je lui empruntai quelque argent que je promis de lui remettre à mon retour ; puis je quittai mon cabaret, et, me sentant faible encore, je repris le chemin de ma demeure à petites journées de dix milles.

J’avais repris ma santé et mon calme habituels, et maintenant je condamnais cette révolte de mon orgueil contre la main qui me châtiait. L’homme ne sait guère quelles calamités sont au-dessus de sa force de résistance, jusqu’à ce qu’il en ait fait l’épreuve. En gravissant les hauteurs de l’ambition, qui, d’en bas, semblent si brillantes, chaque pas, dans la montée, nous découvre l’abîme sombre de quelque mécompte inaperçu ; de même, quand nous descendons du faîte des plaisirs, la vallée de la misère peut, à nos pieds, nous apparaître sombre et ténébreuse ; mais, toujours en éveil, toujours au guet d’une distraction, l’esprit trouve, à mesure que nous descendons, quelque chose qui flatte et plaît ; à notre approche, les points les plus obscurs s’éclairent, et l’œil de l’âme s’habitue au contact des ténèbres.

J’avais marché deux heures, et j’avançais dans ma route, quand j’aperçus quelque chose qui me fit, à distance, l’effet d’un fourgon ; je voulus le rejoindre, mais, de près, je reconnus le chariot d’une troupe de comédiens ambulants, qui voiturait leurs décorations et tout le reste de leur bagage au hameau voisin, où ils allaient donner une représentation.

Le chariot n’était accompagné que du conducteur et d’un membre de la troupe ; le reste des acteurs devait rejoindre le lendemain. « Bonne compagnie, dit le proverbe, abrège la route. » J’abordai le pauvre acteur, et, comme j’avais eu jadis quelques dispositions pour le théâtre, me voilà dissertant sur la matière avec ma liberté habituelle. Mais, fort peu au courant de l’état actuel du théâtre, je demandai quels étaient, en ce moment, les écrivains en vogue, les Drydens, les Otways du jour. « Peu de nos modernes dramaturges, me répondit l’acteur, se trouveraient, monsieur, fort honorés de la comparaison avec les écrivains que vous citez. La manière de Dryden et de Rowe est tout à fait passée de mode ; notre goût a remonté d’un siècle. Fletcher, Ben Johnson et le théâtre entier de Shakspeare sont tout ce qui est de mise aujourd’hui ! — Est-il possible, m’écriai-je. Notre siècle s’amuser de cette langue qui n’a plus cours, de ces lazzi usés, de ces caractères outrés ! — Langue, lazzi, caractères !… Le public, monsieur, ne songe pas à tout cela ; car ce n’est pas son affaire. Ce qu’il cherche, c’est qu’on l’amuse, et il est ravi quand il peut se régaler d’une pantomime sous le patronage des noms de Johnson et de Shakspeare. — En sorte, je suppose, que nos modernes dramaturges copient plutôt Shakspeare que la nature. — À vrai dire, je crois qu’ils ne copient rien ; et, au fait, le public n’y tient pas. Les effets de scène, les poses, autant qu’on peut en entasser, voilà ce qui arrache les bravos, et non la composition de la pièce. J’ai vu tel ouvrage très-populaire, sans un seul mot spirituel, et tel autre sauvé par un accès de colique que l’auteur y avait jeté. Congrève et Farquhar ont, pour nous, monsieur, beaucoup trop d’esprit ; notre langue, à nous, est plus naturelle. »

L’équipage de la troupe arrivait au village, prévenu, à ce qu’il paraît, de notre arrivée, et aux portes pour nous regarder passer ; car, mon compagnon en fit la remarque, les acteurs ont toujours, hors de la salle, plus de spectateurs que dedans.

Ma présence en pareille compagnie était peu convenable ; je n’y pensai qu’en voyant la foule s’attrouper autour de moi. Je me réfugiai, aussi lestement que possible, dans la première auberge qui s’offrit, et, à peine entré dans la salle commune, je fus accosté par un gentleman fort bien mis qui me demanda si réellement j’étais le chapelain de la troupe, ou si mon costume était celui de mon rôle dans la pièce du jour. Je lui contai la vérité, et, dès qu’il sut que je n’appartenais à la troupe en aucune manière, il eut la complaisance de m’inviter, moi et l’acteur, à partager un bol de punch. En le versant, il discuta les questions politiques du moment avec tant de chaleur et d’intérêt, qu’à part moi j’en fis, tout au moins, un membre du parlement. Mes conjectures se confirmèrent lorsque, demandant ce qu’il y avait pour notre souper dans l’auberge, il voulut à toute force nous avoir, l’acteur et moi, à souper chez lui, et ses instances furent telles, qu’il nous fallut bien accepter.