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Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 106-114).
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CHAPITRE XIX.

Un mécontent qui craint la perte de nos libertés.

La maison où nous allions souper était située à peu de distance du village. Notre hôte nous proposa, sa voiture n’étant pas prête, de nous conduire à pied, et nous arrivâmes bientôt à une des plus magnifiques habitations que j’aie vues dans cette partie du pays.

Le salon dans lequel on nous reçut était d’une élégance parfaite, et dans le goût le plus moderne. Pendant que le maître donnait ses ordres, le comédien, avec un clin d’œil, me fit la remarque que nous étions parfaitement tombés. Bientôt notre hôte reparut ; un souper élégant fut servi, deux ou trois dames entrèrent dans un négligé de bon ton, et la conversation s’engagea avec beaucoup de vivacité. Toutefois, la politique était le champ dans lequel notre hôte aimait surtout à se lancer ; car il assurait que la liberté était, tout ensemble, son orgueil et son effroi.

La nappe levée, il me demanda si j’avais lu le dernier Monitor. « Non, répondis-je. — Comment ! ni l’Auditor, je suppose ? — Pas davantage, monsieur. — C’est étrange… fort étrange ! En ce moment je lis, moi, toutes les publications politiques qui paraissent : le Daily, le Public, le Ledger, la Chronicle, le London-Evening, le Whitehall-Evening, les dix-sept Magazines et les deux Revues, et quoiqu’elles se détestent l’une l’autre, je les aime toutes. La liberté, monsieur, la liberté est l’orgueil du Breton, et, de par mes mines de charbon de Cornouailles ! je vénère ses défenseurs, — Il est dès lors présumable que vous vénérez le roi. — Oui, quand il fait ce que nous voulons ; mais s’il marche comme il a marché tout récemment, je ne me mêle plus de ses affaires. Je ne dis rien, je me contente de penser. J’aurais mené les choses beaucoup mieux. Le roi n’a pas eu, selon moi, assez d’avis ; il devrait s’entendre avec toute personne qui veut bien lui donner un avis, et les choses iraient beaucoup plus droit.

— Tous ces donneurs d’avis, je voudrais, moi, les voir cloués au pilori. Le devoir des honnêtes gens serait de prêter main-forte au côté le plus faible de notre constitution, à ce pouvoir sacré qui, depuis quelques années, va chaque jour s’affaiblissant et perdant la part d’influence qu’il doit avoir dans l’État. Au lieu de cela, les ignorants !… ils nous répètent toujours leur même cri de liberté, et, s’ils ont quelque poids, ils le jettent lâchement du côté où penche la balance !

— Comment ! s’écria une des dames, en dois-je croire mes yeux ? Un homme assez bas, assez méprisable pour se faire l’ennemi de la liberté et le champion des tyrans ! La liberté ! ce présent sacré du ciel, ce glorieux privilège des Bretons !

— Est-il possible, ajouta notre hôte, qu’il se trouve aujourd’hui encore des apologistes de l’esclavage ? des hommes qui veulent le honteux abandon des privilèges des Bretons ? Est-il possible qu’on soit lâche à ce point ?

— Non, monsieur ; je veux, moi, la liberté, cet attribut des dieux ! la glorieuse liberté ! ce texte éternel des déclamations de nos jours. Oh ! je voudrais que tous les hommes fussent rois ; je voudrais être roi moi-même. Nous tenons tous de la nature un droit égal au trône ; nous sommes tous égaux en naissant. Voilà mon opinion, et elle a été jadis celle d’un grand nombre d’honnêtes gens qu’on a appelés niveleurs. Ils essayèrent de se constituer en une communauté où tous seraient également libres ; tentative, hélas ! impraticable ; car toujours quelques-uns d’entre eux, ou plus forts ou plus habiles, ont été les maîtres des autres. Nul doute que, si votre groom monte vos chevaux, c’est que le groom est un animal plus habile que le cheval ; mais nul doute aussi que l’animal qui sera plus habile ou plus fort que le groom lui grimpera, à son tour, sur les épaules. Se soumettre étant donc la loi de l’humanité, et les uns naissant pour commander, les autres pour obéir, la question est de savoir, puisqu’il faut ici-bas des tyrans, s’il vaut mieux les avoir ou dans notre maison, ou dans notre village, ou plus loin encore dans la métropole. Pour mon compte, monsieur, comme j’ai naturellement horreur de la figure d’un tyran, plus il est loin de moi, mieux je me trouve. Mon avis est celui de la généralité du genre humain ; quand, à l’unanimité, il s’est donné un roi, le but de cette élection a été de diminuer le nombre des tyrans et de repousser la tyrannie aussi loin que possible de la plus grande partie des citoyens.

« Aujourd’hui, les grands, tyrans eux-mêmes avant l’élection d’un seul tyran, sont les ennemis nés d’un pouvoir qu’on leur a imposé, et dont le poids doit toujours devenir plus écrasant pour tout ce qui se trouve au-dessous de lui. L’intérêt des grands est donc de diminuer, autant que possible, le pouvoir royal, parce que tout ce qu’ils lui ôtent leur est naturellement rendu ; aussi ne s’occupent-ils, dans l’État, qu’à miner le tyran unique pour ressaisir leur première autorité.

« Maintenant, tels peuvent être ou la situation de l’État, ou l’esprit de ses lois, ou la tendance de ses membres les plus opulents, que tous à la fois conspirent à ce but de miner la monarchie.

« Et d’abord, si, chez nous, la situation de l’État favorise l’accumulation de la richesse et accroît incessamment la fortune des plus riches, leur ambition devra croître d’autant. Or, l’accumulation de la richesse est inévitable lorsque, comme en ce moment, les bénéfices du commerce étranger excèdent ceux que donne l’industrie intérieure ; car le commerce étranger ne peut être exploité avec profit que par des riches, qui recueillent, d’ailleurs, en même temps, tous les bénéfices de l’industrie intérieure ; en sorte que le riche, chez nous, a deux sources de richesse quand le pauvre n’en a qu’une. Voilà pourquoi, dans les États commerçants, la richesse tend toujours à s’accumuler, et, jusqu’à ce jour, ces États sont tous, avec le temps, devenus aristocratiques.

« D’autre part, nos lois elles-mêmes peuvent contribuer à l’accumulation de la richesse, quand, par elles, les liens naturels qui unissent le riche au pauvre se trouvent brisés ; quand, par exemple, elles prescrivent au riche de ne se marier qu’avec le riche ; quand l’homme éclairé est proclamé inhabile à entrer dans les conseils du pays, uniquement parce qu’il est sans fortune, et qu’ainsi la richesse devient l’unique objet de l’ambition du sage. Je le soutiens, avec de pareils moyens ou des moyens analogues, la richesse ira toujours s’accumulant.

« À présent, le possesseur de cette richesse accumulée, quand il s’est donné le nécessaire et les douceurs de la vie, n’a d’autre emploi du superflu de sa fortune que l’achat du pouvoir, en d’autres termes, que l’achat de la liberté de tout ce qui est besoigneux et vénal, et, par suite, l’asservissement des hommes qui consentent à supporter, pour un morceau de pain, l’humiliation du contact de la tyrannie.

« C’est ainsi qu’en général, chaque riche attire autour de lui un cercle de pauvres, et toute société où abonde la richesse accumulée, peut se comparer au monde cartésien ; à chaque orbite son tourbillon. Toutefois ceux-là seuls consentent à se mouvoir dans le tourbillon d’un homme puissant qui sont nés pour être esclaves ; espèce de rebut de l’humanité dont le cœur et l’éducation sont façonnés à la servitude et qui ne connaît de la liberté que le nom. Mais toujours il reste, en dehors de la sphère d’activité du riche, un grand nombre d’individus, sorte de classe moyenne entre l’opulence et l’extrême pauvreté, trop riches pour subir le servage d’un voisin puissant, et cependant trop pauvres pour prétendre à la tyrannie. C’est dans cette classe moyenne qu’il faut tout chercher, arts, sciences, vertus sociales. Cette classe est, on le sait bien, le véritable gardien de la liberté ; seule elle peut être appelée le peuple.

« Maintenant, il peut arriver que, dans un État, cette classe moyenne perde toute son influence et que sa voix soit, pour ainsi dire, absorbée dans celle de la foule ; car si la fortune, jugée suffisante aujourd’hui pour qu’un individu ait droit de voter dans les affaires de l’État, est dix fois moindre qu’à l’origine de la constitution, évidemment grand nombre de ceux qui étaient alors la foule se trouvent admis dans le système politique, et, emportés dans le tourbillon du puissant, vont où les pousse la puissance. Dans cet État, conséquemment, tout ce qui reste à faire à la classe moyenne est de veiller, avec la plus religieuse circonspection, au maintien des prérogatives et des privilèges de ce pouvoir, régulateur principal du système ; car c’est lui qui divise le pouvoir du riche, et l’empêche de peser dix fois plus sur la classe moyenne placée au-dessous de lui. La classe moyenne ressemble à une ville dont les riches font le siège, et au secours de laquelle le gouverneur accourt du dehors. Tant que les assiégeants ont à redouter une surprise, tout naturellement, ils font à la ville les propositions les plus séduisantes ; ils la flattent par de grands mots ; ils l’amusent par des privilèges ; mais qu’ils mettent une fois en déroute le gouverneur qui menace leurs derrières, les murs de la ville ne sont plus qu’une faible défense pour ses habitants. Ce qu’ils doivent attendre dès lors, vous pouvez le deviner en regardant la Hollande, Gênes, Venise, où la loi gouverne le pauvre, où le riche gouverne la loi.

« Je suis donc pour la monarchie, la sainte monarchie ; je mourrais pour elle ; car, s’il y a quelque chose de saint parmi les hommes, ce doit être l’oint de son peuple, et toute atteinte à son pouvoir est, en paix ou en guerre, une brèche faite aux libertés réelles des sujets. Les mots de liberté, de patriotisme, de Bretons, ont déjà beaucoup fait ; espérons que les véritables enfants de la liberté les empêcheront de jamais faire davantage. J’ai, dans mon temps, connu bien de ces prétendus champions de la liberté ; mais, autant qu’il m’en souvient, pas un qui ne fût, dans son cœur et dans sa famille, un tyran. »

Dans la chaleur de mon improvisation, j’avais, je le sentis bien, parlé plus que ne le permettaient les convenances ; mais l’impatience de mon hôte, qui plus d’une fois avait essayé de m’interrompre, ne put se contenir plus longtemps. « Comment, dit-il, c’est donc un jésuite sous l’habit d’un ministre que j’ai reçu à ma table ! Mais, de par toutes les mines de charbon de Cornouailles ! il va ployer bagage, ou je ne me nomme pas Wilkinson. » Je reconnus que j’étais allé trop loin, et je demandai pardon de la vivacité avec laquelle je m’étais exprimé. « Pardon ! reprit-il avec fureur ; de pareils principes, selon moi, demandent dix mille pardons ! Comment ! sacrifier liberté, propriété ; et, comme dit le Gazetteer, s’agenouiller pour recevoir le bât, consentir à marcher en sabots ! Monsieur, j’exige qu’à l’instant même, pour éviter un malheur, vous sortiez de cette maison ; je l’exige, monsieur ! »

J’allais répéter mes excuses, quand nous entendîmes un domestique frapper brusquement à la porte, et les deux dames s’écrièrent : « Par la mort ! voilà monsieur et madame qui rentrent ! »

Notre amphitryon, il paraît, n’était que le maître d’hôtel, qui, en l’absence de son maître, avait voulu trancher du grand et faire un moment le gentleman lui-même. À vrai dire, il parlait politique aussi pertinemment que la plupart des gentlemen de province.

Rien ne peut égaler ma confusion quand je vis entrer le gentleman et sa femme. Leur surprise, à l’aspect de pareille compagnie et de pareille chère, ne fut pas moindre que la nôtre. « Messieurs, nous dit le véritable maître de la maison, à moi et à mon compagnon, nous sommes, ma femme et moi, vos très-humbles serviteurs ; mais c’est pour nous, j’en conviens, un honneur tellement inattendu, que nous ne savons comment vous exprimer notre reconnaissance. »

S’ils ne s’attendaient point à notre visite, bien certainement nous nous attendions, nous, bien moins à la leur ; et je crus, pour mon compte, avoir complètement perdu la parole et la raison, quand je vis entrer dans la salle ma chère miss Arabella Wilmot, presque fiancée, il y a quelques années, à mon fils Georges, mais dont le mariage avait été rompu comme je l’ai raconté. Dès qu’elle m’aperçut, s’élançant toute joyeuse dans mes bras : « Mon cher monsieur, me dit-elle, à quel heureux événement devons-nous cette visite inespérée ? Mon oncle et ma tante vont être ravis, j’en suis sûre, d’avoir pour hôte le bon docteur Primrose ! » En entendant prononcer mon nom, le vieux gentleman et sa femme vinrent poliment à moi, et me prodiguèrent les assurances de la plus cordiale hospitalité. Toutefois, ils ne purent s’empêcher de sourire quand je leur contai l’histoire de ma visite. Ils voulaient, dans le premier moment, chasser l’infortuné maître d’hôtel ; mais j’intercédai, et on lui pardonna.

M. Arnold et sa femme, à qui appartenait la maison, insistèrent pour que je leur fisse le plaisir de passer avec eux quelques jours. Leur nièce, ma charmante pupille, dont l’âme s’était, pour ainsi dire, formée par mes instructions, ayant joint ses prières aux leurs, je cédai. On m’installa pour la nuit dans une chambre superbe, et le lendemain matin, de bonne heure, miss Wilmot me proposa un tour de promenade au jardin, qui était dessiné dans le goût moderne.

Après m’en avoir quelque temps montré les beautés, elle me demanda, de l’air d’une personne tout à fait désintéressée, à quelle époque remontaient mes dernières nouvelles de mon fils Georges. « Hélas ! madame, lui répondis-je, depuis près de trois ans qu’il est absent, il n’a écrit ni à ses amis ni à moi. Où est-il ?… je l’ignore ; peut-être ne le reverrai-je jamais, ni lui ni le bonheur. Oh ! non, ma chère dame, jamais nous ne retrouverons ces douces heures que nous avons passées à notre coin de feu de Wakefield ! Ma petite famille, en ce moment, va se dispersant bien rapidement ; la pauvreté nous a apporté non-seulement le besoin, mais l’infamie ! » À ces mots, une larme roula dans les yeux de cette excellente fille. Voyant son extrême sensibilité, je lui épargnai le détail de nos souffrances. Toutefois, ce fut pour moi une consolation de penser que le temps n’avait pas changé ses affections, et qu’elle avait refusé plusieurs partis depuis que nous avions quitté le pays qu’elle habitait. Elle me fit les honneurs des embellissements considérables de la propriété, me montrant chaque allée, chaque bosquet, et prenant de tout occasion de quelque question nouvelle sur mon fils.

Ainsi se passa l’après-midi, jusqu’au moment où la cloche sonna le dîner. Le directeur de la troupe ambulante, dont j’ai parlé tout à l’heure, nous apporta des billets pour la Belle Pénitente qu’on allait donner le soir même, et où le rôle d’Horatio devait être joué par un jeune gentleman qui n’avait encore paru sur aucun théâtre. Il nous fit l’éloge le plus chaud du débutant, et nous assura que jamais il n’avait vu sujet qui donnât de si belles espérances. « Le métier d’acteur, nous dit-il, ne s’apprend pas en un jour ; mais ce gentleman semble né pour le théâtre ; sa voix, sa figure, ses poses sont toutes admirables. Nous l’avons, par hasard, recruté en venant ici. » Ces détails piquèrent notre curiosité, et, à la prière des dames, je consentis à les accompagner à la salle de spectacle qui n’était autre chose qu’une grange.

Comme la société dont je faisais partie était incontestablement la première de l’endroit, on nous accueillit avec les plus grands égards, et on nous plaça juste en face du théâtre ; nous attendîmes quelque temps, fort impatients de voir Horatio faire son entrée. Le débutant parut enfin, et je laisse tous les pères juger de mes sensations par les leurs, quand je reconnus en lui mon malheureux fils. Au moment où il allait commencer, ses regards, en parcourant l’auditoire, tombèrent sur miss Wilmot et sur moi ; il resta sans voix et sans mouvement. Les acteurs, dans la coulisse, attribuant cette hésitation à sa timidité naturelle, essayèrent de l’encourager ; mais au lieu de commencer, il versa un torrent de larmes, et quitta la scène. Je ne sais ce que j’éprouvai en ce moment ; car mes sensations se succédaient avec trop de rapidité pour être décrites. Je fus bientôt arraché de ce rêve pénible par miss Wilmot qui, pâle et d’une voix tremblante, me pria de la reconduire chez son oncle. Tout le monde rentré, M. Arnold, qui n’avait pas encore le mot de notre étrange conduite, apprenant que le débutant était mon fils, lui envoya sa voiture et une invitation. Comme il persistait dans son refus de rentrer en scène, on mit un autre acteur à sa place, et il fut bientôt auprès de nous.

M. Arnold lui fit l’accueil le plus gracieux ; je le reçus, moi, avec ma tendresse habituelle ; car je n’ai jamais pu affecter une fausse rancune. Il y eut, dans l’accueil de miss Wilmot, un air d’indifférence sous lequel je démêlai un rôle étudié. Le trouble de son âme n’était pas encore dissipé. Il lui échappa vingt extravagances qui ressemblaient à de la joie ; elle éclatait de rire à ses propres non-sens. Parfois elle jetait un malin coup d’œil à la glace, comme si elle se sentait heureuse de la conscience de son irrésistible beauté ; puis elle nous adressait des questions, sans faire la moindre attention à nos réponses.