Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 21

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 131-139).
◄  Chap. XX.

CHAPITRE XXI.

Entre gens vicieux, l’amitié dure tout juste autant que le plaisir.

Le récit de mon fils était trop long pour l’affaire d’une seule séance. George n’en avait fait que la première partie dans la soirée, et il l’achevait dans l’après-dînée du lendemain, lorsque l’équipage de M. Thornhill parut à la porte. Il y eut une sorte de pause dans la satisfaction générale. Le maître d’hôtel, désormais mon ami dans la famille, me dit à l’oreille que le Squire avait déjà fait des propositions à miss Wilmot, et que sa tante et son oncle semblaient approuver fort le mariage.

À son entrée dans le salon, M. Thornhill, quand il nous aperçut, mon fils et moi, fit en arrière un mouvement que tout d’abord je mis sur le compte de la surprise plutôt que du mécontentement ; puis, quand nous nous fûmes avancés pour le saluer, il nous rendit notre compliment de l’air de la plus grande candeur, et, un moment après, sa présence ne parut qu’ajouter à la gaieté générale.

Après le thé, il me prit à l’écart pour me questionner sur ma fille, et, quand je lui appris que nos recherches avaient été vaines, il sembla fort étonné ; il ajouta que, depuis mon départ, il avait fait chez moi de fréquentes visites pour consoler le reste de ma famille qu’il avait laissée parfaitement bien ; puis il me demanda si j’avais parlé à miss Wilmot ou à mon fils de la mésaventure d’Olivia ; et, sur ma réponse négative, il approuva fort ma prudence et ma discrétion, me recommandant bien de garder le secret : « Car, disait-il, le moindre inconvénient, en pareil cas, est d’ébruiter notre propre déshonneur, et peut-être miss Livy n’est-elle pas aussi coupable qu’on l’imagine… » Nous fûmes interrompus par un laquais qui vint prier le Squire de rester pour une contredanse, et il me laissa tout heureux de l’intérêt qu’il semblait prendre à ma position.

Ses avances auprès de miss Wilmot étaient trop évidentes pour qu’on s’y méprît ; cependant elle n’en paraissait pas très-flattée ; et, si elle les souffrait, c’était plutôt déférence pour la volonté de sa tante qu’inclination réelle. J’avais même le plaisir de la voir prodiguer à mon malheureux fils de tendres regards que le Squire ne pouvait lui arracher avec toute sa fortune et ses assiduités. Le calme apparent de M. Thornhill me surprenait pourtant un peu. Sur les pressantes instances de M. Arnold, nous venions de passer chez lui une semaine ; et plus, chaque jour, miss Wilmot montrait de tendresse pour George, plus l’amitié de M. Thornhill pour lui semblait s’accroître.

Maintes fois auparavant, il nous avait fait les offres les plus obligeantes de tout son crédit pour notre famille ; aujourd’hui, sa générosité ne se bornait plus à de simples promesses. Dans la matinée que j’avais fixée pour mon départ, M. Thornhill, venant à moi d’un air tout joyeux, m’apprit le résultat d’une démarche qu’il avait faite pour son ami George. Il ne s’agissait de rien moins que d’un brevet d’enseigne dans un des régiments qui allaient partir pour les Indes occidentales ; il n’avait promis que cent livres sterling, son crédit ayant suffi pour obtenir la remise des deux cents autres. « Ce service, ajouta-t-il, est bien peu de chose, et je n’y mets d’autre prix que le plaisir d’obliger un ami ; quant aux cent livres sterling à payer, si vous ne les avez pas, je vais vous en faire l’avance, et vous me les rembourserez tout à votre aise. » Que de bontés !… Les paroles nous manquaient pour exprimer ce que nous sentions ; je m’empressai de souscrire une obligation de cent livres, et je protestai de ma reconnaissance comme si j’avais l’intention de ne jamais payer.

George devait, le lendemain, se rendre à Londres, pour s’assurer de son brevet ; c’était l’avis de son généreux patron, qui regardait comme indispensable de ne pas perdre un moment, de peur que, dans l’intervalle, un concurrent ne fît des offres plus avantageuses. Le lendemain donc, notre jeune officier fut prêt de bonne heure ; il semblait le seul d’entre nous que ce départ n’affectât point. Les fatigues et les périls qu’il allait braver, ses amis, sa maîtresse (car miss Wilmot l’aimait réellement) dont il allait se séparer, rien ne l’ébranla. Quand il eut pris congé du reste de la compagnie, je lui donnai tout ce que je possédais, ma bénédiction. « Allons, mon enfant, lui dis-je, tu vas combattre pour ton pays ; souviens-toi que ton brave aïeul a combattu pour la personne sacrée de son roi, quand la fidélité au prince était une vertu chez les Anglais. Va, mon enfant, imite-le en tout, excepté dans ses malheurs, si ce fut un malheur que de mourir avec lord Falkland. Va, mon enfant ; et si tu succombes loin de ton pays, si ton corps abandonné n’est point baigné des larmes de tout ce qui t’aime, oh ! les plus précieuses larmes sont celles que le ciel envoie, avec la rosée, sur la tête sans sépulture du soldat. »

Le lendemain matin, je pris congé de l’excellente famille qui avait eu la complaisance de m’héberger si longtemps ; j’y ajoutai quelques expressions de reconnaissance envers M. Thornhill pour son dernier acte de générosité. Je les laissai savourant ce bonheur que donnent l’abondance et la bonne éducation, et je repris le chemin de ma demeure, désespérant de jamais revoir ma fille, et envoyant au ciel un soupir qui lui demandait, pour elle, miséricorde et pardon.

Je n’étais plus qu’à vingt milles environ de chez moi ; j’avais loué un cheval pour me porter, car je me sentais faible encore, et je me consolais par l’espoir de me retrouver bientôt au milieu de ce que j’avais de plus cher en ce monde. Mais, la nuit approchant, je m’arrêtai à une petite auberge sur le bord de la route, et je priai l’hôte de m’aider à vider une pinte de vin. Assis au feu de sa cuisine, qui était la meilleure pièce de la maison, nous jasions de la politique et des nouvelles du pays. La conversation tomba sur le jeune Squire Thornhill « On le déteste dans le pays, m’assura mon hôte, autant qu’on aime son oncle, sir William, qui vient quelquefois nous voir. Au fait, il n’a d’autre occupation que de séduire les filles de ceux qui l’accueillent dans leur maison, et quand il en a abusé quinze jours ou trois semaines, il les rejette dans le monde sans argent et sans appui ! » Nous allions continuer sur ce chapitre, lorsque l’hôtesse, qui venait de sortir pour avoir de la monnaie, rentra, et voyant son mari se donner un plaisir dont elle n’avait pas sa part, lui demanda, d’un ton maussade, ce qu’il faisait là. « Je bois à votre santé, repartit l’hôte d’un air goguenard, et ce fut toute sa réponse. — Maître Symonds, reprit-elle, vous en usez fort mal avec moi, et je ne le souffrirai pas plus longtemps. Vous me laissez ici les trois quarts de la besogne, et le quatrième reste à faire, grâce à votre habitude de passer toute la sainte journée à gobeletter avec les pratiques ; tandis que moi, dût une simple cuillerée de liqueur me guérir de la fièvre, jamais, au grand jamais, je n’en touche une goutte ! » Je vis où elle en voulait venir, et, à l’instant, je lui versai un plein verre qu’elle reçut avec une révérence, et, l’avalant à ma santé : « Monsieur, me dit-elle, si je me fâche, ce n’est pas pour la valeur du vin ; c’est qu’on n’aime pas, dans une maison, à voir tout jeter par les fenêtres. Faut-il talonner la pratique ou le passant ? à moi toute la corvée ; lui !… ne ferait de ce verre qu’une bouchée, plutôt que de bouger pour leur parler. En ce moment, par exemple, nous avons là-haut une jeune femme qui est venue s’installer ici, et je ne puis me mettre en tête qu’elle ait grand argent, elle est trop polie ! Je suis certaine qu’elle est dure à la paye, et j’ai grande envie de le lui rappeler ! — Le lui rappeler ! répliqua l’hôte ; qu’est-ce que cela signifie ? Son argent, s’il ne vient pas vite, est au moins de l’argent sûr. — Je n’en sais rien ; mais, ce que je sais bien positivement, c’est que, depuis quinze jours qu’elle est ici, nous n’avons pas encore vu la couleur de son argent. — Je suppose, ma chère, que nous recevrons le tout en bloc. — En bloc ! oh ! nous serons payés, j’espère, de façon ou d’autre, et pas plus tard que ce soir, j’y suis bien décidée, ou bien elle délogera avec son sac et ses quilles ! — Faites attention, ma chère, que c’est une femme comme il faut, et qu’elle mérite plus d’égards. — Oh ! pour cela, comme il faut ou non, elle ploiera bagage et au galop. Vos gens comme il faut peuvent être une fort bonne chose quand ils consomment ; mais, pour mon compte, je n’ai jamais vu grand’chose d’eux à l’enseigne de la Herse. » À ces mots, elle grimpa un escalier étroit qui conduisait de la cuisine à une chambre au-dessus de notre tête, et bientôt, aux éclats de sa voix, à l’aigreur de ses reproches, je reconnus qu’il n’y avait pas d’argent à attendre de la jeune femme qui l’occupait. J’entendais très-distinctement ses invectives : « Dehors, vous dis-je ! faites à l’instant votre paquet ! Délogez, infâme coureuse !… ou je vais vous administrer une correction dont il vous cuira plus de trois mois ! Comment ! voleuse, venir s’installer dans une maison honnête, sans un liard pour vous goberger !… Détalez, vous dis-je ! — Ô madame ! répondait l’étrangère, pitié pour moi, pitié pour une malheureuse délaissée ! Une nuit seulement, et la mort fera bientôt le reste !… »

Je reconnus la voix de ma pauvre fille, de mon Olivia. Je volai à son secours, car déjà l’hôtesse l’entraînait par les cheveux, et je la reçus, l’infortunée !… dans mes bras. « Viens, oh ! viens sur le cœur de ton pauvre père, chère enfant, toi que j’avais perdue, toi, mon trésor ! Les méchants ont beau t’abandonner, il y a encore dans ce monde quelqu’un qui ne t’abandonnera pas ! Fusses-tu dix mille fois coupable, il te pardonnera tout ! — Cher !… (Elle fut quelques instants sans pouvoir en dire davantage.) Cher et excellent père ! Oh ! les anges pourraient-ils être plus miséricordieux que vous ! Non, je ne mérite pas tant d’indulgence ! L’infâme !… je l’abhorre, je m’abhorre moi-même ! Si coupables tous deux pour tant de bonté !… Vous ne pouvez me pardonner ; oh ! je sens que vous ne le pouvez !… — Si, chère enfant, si ! je te pardonne de bien bon cœur ! Du repentir seulement ! et tous deux nous serons heureux ; nous retrouverons encore, mon Olivia, des jours de délices ! — Jamais, monsieur, jamais ! Le reste de ma triste vie ne peut plus être qu’infamie au dehors et honte au dedans. Mais, hélas ! pauvre père, vous me semblez plus pâle que de coutume. Vous aurais-je, misérable que je suis ! à ce point contristé !… Oh ! vous êtes trop sage pour que la peine de mon crime retombe sur vous… — Trop sage, jeune femme !… — Oh !… papa, pourquoi ce nom !… c’est la première fois que vous m’appelez d’un nom si froid. — Pardon, chère enfant ; j’allais te dire que la sagesse est un bien lent remède contre la douleur, quoique, à la fin, elle soit un remède sûr ! »

L’hôtesse rentra pour savoir si nous ne voulions pas un appartement plus convenable ; j’acceptai son offre, et elle nous conduisit dans une chambre où nous pûmes causer plus librement. Quand nous eûmes repris un peu de calme, je ne pus m’empêcher de lui demander par quels degrés elle était arrivée à la triste situation dans laquelle je la retrouvais. « L’infâme ! me dit-elle ; le premier jour que nous nous sommes vus, il me fit des propositions honnêtes, quoique secrètes.

— Oh ! oui, l’infâme !… et pourtant je m’étonne encore qu’un homme de bon sens comme M. Burchell, un homme qui paraissait avoir de l’honneur, ait pu se rendre coupable d’une bassesse si froidement calculée, et s’introduire ainsi dans une famille pour la perdre !…

— Vous êtes, mon bon père, dans une étrange erreur. M. Burchell n’a jamais tenté de me séduire ; loin de là, il a saisi toutes les occasions de me signaler les ruses de M. Thornhill… Thornhill, pire cent fois, je le sais maintenant, que ne le disait M. Burchell !…

M. Thornhill !… est-il possible ? — Oui, monsieur ; c’est M. Thornhill qui m’a trompée, qui, pour nous attirer à Londres, a employé ces deux grandes dames, comme il les appelait, au vrai deux femmes perdues de mœurs, sans cœur et sans éducation. Leurs manœuvres, vous pouvez vous le rappeler, eussent certainement réussi sans la lettre dans laquelle M. Burchell leur adressait des reproches que nous avons tous pris pour nous. Comment a-t-il réussi à déjouer leur projet ?… C’est encore un mystère pour moi ; mais j’ai la conviction qu’il a toujours été notre plus chaud, notre plus sincère ami.

— Tu m’étonnes, ma chère ; mais, je le vois maintenant, mes premiers soupçons sur la scélératesse de M. Thornhill étaient fondés ; il peut, lui, triompher en toute sécurité ; car il est riche et nous sommes pauvres. Mais, dis-moi, mon enfant, à coup sûr, ce n’est pas une tentation ordinaire qui aurait pu détruire ainsi tous les effets d’une éducation, d’une disposition à la vertu comme la tienne.

— Oui, monsieur ; son triomphe, il le doit à mon désir de faire son bonheur plutôt que le mien. Je savais que la cérémonie de notre mariage, secrètement célébrée par un prêtre papiste, ne l’engageait en rien, et que je n’avais d’autre garantie que son honneur… — Comment ! êtes-vous bien réellement mariés par un prêtre ayant reçu les ordres ? Oui, monsieur ; nous le sommes, quoique tous deux nous ayons juré de ne pas révéler son nom. — Oh ! alors, mon enfant, viens encore dans mes bras !… et, plus que tout à l’heure, mille fois, tu es la bienvenue. Car, maintenant tu es sa femme d’intention et de fait, et toutes les lois humaines, fussent-elles gravées sur des tables de diamant, ne peuvent atténuer la force de ce lien sacré !…

— Ah ! pauvre père ! vous êtes bien peu au fait de ses infamies !… il a déjà été marié, par le même prêtre, à six ou huit femmes que, comme moi, il a séduites et abandonnées !

— Marié !… lui !… Alors il faut faire pendre le prêtre, et demain matin tu déposeras ta plainte. — En ai-je le droit, monsieur, quand j’ai promis le secret ? — Si tu as fait pareille promesse, chère enfant, je ne puis ni ne veux t’engager à la violer. Quoiqu’il y aille de l’intérêt public, tu ne peux porter plainte contre lui. Un peu de mal pour beaucoup de bien, c’est l’esprit de toutes les institutions humaines ! Ainsi, on peut, en politique, sacrifier une province pour conserver un royaume ; en médecine, couper un membre pour sauver le corps. Mais la religion !… sa loi est écrite et elle est inflexible !… Ne jamais faire le mal. Cette loi est juste, mon enfant ; car, un peu de mal pour beaucoup de bien, c’est une faute certaine pour un avantage éventuel ; or, l’avantage fût-il bien assuré, toutefois le moment entre la faute et l’avantage, moment bien reconnu coupable, peut être celui où nous sommes appelés à répondre de ce que nous avons fait, où le compte des actions humaines est clos à jamais… Mais je t’interromps, ma chère ; continue.

— Le lendemain même, je reconnus combien j’avais peu de fonds à faire sur sa sincérité. Dans la matinée, il me présenta à deux malheureuses femmes que, comme moi, il avait séduites ; mais qui, livrées à la prostitution, s’arrangeaient de cette vie. Je l’aimais trop tendrement pour partager son cœur avec de pareilles rivales ; je cherchai l’oubli de ma honte dans le tumulte des plaisirs ; je le demandai au bal, à la toilette, à la conversation ; je me sentais toujours malheureuse. Les messieurs qui venaient me voir me parlaient sans cesse du pouvoir de mes charmes, et cela ne faisait qu’augmenter ma mélancolie ; car ce pouvoir… je l’avais perdu à jamais. Chaque jour, nous devenions, moi plus pensive, lui plus insolent, jusqu’au moment où le monstre eut l’effronterie de m’offrir à un jeune baronnet de sa connaissance. Ai-je besoin de le dire ? son ingratitude était pour moi un coup de poignard. Ma réponse à sa proposition fut de la rage. Je voulus partir ; au moment où je sortais, il m’offrit une bourse ; mais, furieuse, je la lui jetai au visage, et m’arrachai de ses bras, tellement hors de moi, que, pendant un moment, je ne sentis point toute l’horreur de ma situation. Mais bientôt, quand je m’examinai moi-même, je ne vis en moi que quelque chose de vil, d’abject, de coupable, sans un seul ami ici-bas pour me donner asile. En ce moment, une voiture publique vint à passer ; j’y pris une place, sans autre but que de fuir aussi loin que possible un misérable que je méprisais, que je détestais, je suis descendue en cette maison où, depuis mon arrivée, mes propres chagrins et la brutalité de cette femme ont été toute ma compagnie. Les heures délicieuses que j’ai passées avec maman et ma sœur font maintenant mon supplice ; leur douleur est grande ; mais la mienne est bien plus affreuse, car la mienne est mêlée de crime et d’infamie.

— Patience ! mon enfant, nous aurons du mieux, je l’espère ; prends un peu de repos cette nuit, et demain je te rendrai à ta mère et au reste de la famille dont tu seras tendrement accueillie. Pauvre femme ! Oh ! ta fuite lui est allée au cœur ; mais elle t’aime toujours, Olivia, et elle te pardonnera. »