Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 20

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 115-130).
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CHAPITRE XX.

Un philosophe errant qui court après la nouveauté et perd le bonheur.

Quand nous eûmes soupé, mistriss Arnold offrit poliment à George d’envoyer chercher son bagage par deux domestiques. Il s’y refusa d’abord ; puis, comme elle insistait, il fut contraint de lui avouer qu’un bâton et un sac de nuit étaient tout le mobilier qu’il possédait au monde. « Ah ! mon fils, lui dis-je, pauvre tu m’as quitté, et pauvre te voilà revenu ; pourtant, je n’en fais aucun doute, tu dois avoir vu bien du pays ! — Oui, monsieur, répondit-il ; mais courir après la fortune n’est pas le moyen de la fixer. Aussi, par ma foi, j’ai depuis quelque temps cessé de la poursuivre. — J’imagine, dit mistriss Arnold, que le récit de vos aventures serait fort intéressant. Ma nièce m’en a quelquefois conté la première partie ; si nous pouvions obtenir de vous le reste, nous vous aurions une obligation de plus. — Le plaisir, madame, que vous pourrez avoir à les écouter, sera loin d’être aussi grand que l’honneur que je trouve à vous les dire. Toutefois, je ne puis guère, dans tout mon récit, vous promettre une seule aventure, car ce que vous allez entendre est plutôt ce que j’ai vu que ce que j’ai fait. Mon premier malheur, vous le connaissez tous, fut bien grave ; il m’affligea, mais il ne put m’abattre. Nul ne fut jamais plus prompt que moi à espérer. Moins la fortune m’avait été d’abord propice, plus j’en attendais dans l’avenir ; tombé au bas de sa roue, je devais remonter à chaque nouveau tour, puisque je ne pouvais plus descendre.

« Me voilà donc cheminant pour Londres, sans souci du lendemain, joyeux comme les oiseaux qui chantaient le long de la route, et consolé par l’idée que, à Londres, toute espèce de talent était sûr de trouver honneur et profit.

« Arrivé à la ville, mon premier soin, monsieur, fut de remettre votre lettre de recommandation à notre cousin dont la position ne valait guère mieux que la mienne.

« Mon projet, vous le savez, avait été d’entrer, comme sous-maître, dans une maison d’éducation ; je lui demandai son avis. Le cousin accueillit ma question avec un sourire sardonique. — Belle carrière, par ma foi, qu’on vous a indiquée là ! J’ai été moi-même sous-maître dans une pension, et qu’une bonne cravate de chanvre me serre le cou, si je n’eusse mieux aimé être sous-porte-clefs à Newgate. Tous les jours, le premier et le dernier sur pied, j’étais, dans la maison, traité du haut en bas par le maître, détesté de la maîtresse, parce que j’étais laid, torturé par les enfants, sans avoir jamais la permission de faire un pas au dehors pour aller chercher quelques égards. Mais êtes-vous sûr de convenir pour une pension ? Allons, que je vous examine un peu ! Avez-vous fait l’apprentissage du métier ? — Non — Alors vous ne convenez pas pour une pension ! Savez-vous coiffer des enfants ? — Non. — Alors vous ne convenez point pour une pension. Avez-vous eu la petite vérole ? — Non. — Alors vous ne convenez pas pour une pension. Savez-vous coucher trois dans un lit ? — Non. — Alors vous ne conviendrez jamais pour une pension. Avez-vous bon appétit ? — Oui. — Jamais vous ne pourrez convenir pour une pension. Non, mon cher, si vous voulez une profession douce, facile, engagez-vous, pour sept ans, comme apprenti, chez un coutelier qui vous fera tourner sa meule ; mais, une pension !… Oh ! gardez-vous-en bien ! Toutefois, voyons ; vous êtes, je le devine, un garçon d’esprit et d’instruction. Faites-vous auteur comme moi ! qu’en dites-vous ? Vous avez lu, sans aucun doute, dans vos livres, que des hommes de génie meurent de faim à ce métier ; je vais, moi, vous montrer par la ville quarante imbéciles à qui il a fait faire fortune. Ce sont autant d’honnêtes lourdauds qui vont tout doucement et tout bêtement leur train, qui écrivent histoire et politique, et qu’on estime ; gens qui, si on en eût fait des savetiers, n’auraient pu, toute leur vie, que raccommoder des souliers, mais n’en auraient jamais fait une paire.

« Sentant que la profession de sous-maître convenait médiocrement à un homme comme il faut, je me décidai à accepter l’offre du cousin, et, tout pénétré d’une sainte vénération pour la littérature, je saluai respectueusement l’antiqua Mater de Grub-Street. Je me trouvais tout glorieux de marcher dans une voie où m’avaient devancé Dryden et Otway. La déesse de ce lieu m’apparaissait comme la source de toute supériorité. Le commerce du monde peut bien donner le bon sens ; mais elle !… la pauvreté qu’elle donnait me semblait la nourrice du génie.

« Tout plein de ces idées, je me mis à l’œuvre, et m’apercevant que, dans le faux, on avait encore les meilleures choses à dire, je résolus de faire un livre complètement neuf. J’habillai donc, avec quelque esprit, trois paradoxes bien faux assurément, mais bien neufs. Ces joyaux de la vérité !… oh ! tant d’autres les avaient étalés bien des fois ; je ne pouvais plus étaler, quant à moi, que quelques brillants oripeaux capables de produire de loin la même illusion ! Puissances d’en haut, vous m’êtes témoins ! Quelle haute importance mon imagination donnait à ma plume pendant que j’écrivais ! Le monde savant tout entier allait, sans aucun doute, s’élever contre mes systèmes ; mais j’étais prêt à tenir tête au monde savant tout entier. Comme le porc-épic, je me roulai sur moi-même, un piquant dressé contre chaque adversaire.

— Bien ! mon garçon, dis-je ; et quel sujet avais-tu traité ? Tu n’avais pas, j’espère, oublié l’importante question de la monogamie…. Mais je t’interromps ; continue ; tes paradoxes furent publiés ; à merveille ! Mais que dit le monde savant de tes paradoxes ?

— Le monde savant, monsieur, ne dit rien de mes paradoxes, absolument rien. Chaque savant était occupé à se donner de l’encens à lui-même et à ses amis, ou bien à attaquer ses ennemis ; malheureusement je n’avais, moi, ni ennemis ni amis ; il me fallut subir la plus cruelle de toutes les mortifications, l’indifférence.

« Je méditais un jour, dans un café, sur le sort de mes paradoxes, lorsqu’un petit homme entra dans la salle ; il se plaça dans la loge en face de moi, et, après quelques questions préliminaires, voyant que j’avais fait des études, il tira de sa poche un paquet de prospectus, et me proposa de souscrire à une nouvelle édition de Properce, avec notes, qu’il allait donner au monde. À cette demande je répondis nécessairement que je n’avais pas un penny, et cet aveu le conduisit à me questionner sur la nature de mes projets. Mes projets étaient tout juste ce qu’était ma bourse. « Je vois, me dit-il, que vous ne connaissez pas la ville. Regardez ces prospectus ; sur ces simples prospectus, je vis très-confortablement depuis douze ans. Un gentilhomme arrive-t-il de ses voyages, un créole de la Jamaïque, une douairière de sa terre ? vite, je propose une souscription. J’assiège d’abord leur cœur par la flatterie, et, la brèche ouverte, j’y jette mes prospectus. S’ils consentent tout d’abord à souscrire, nouvelle prière d’accepter une dédicace, moyennant finance. Si je réussis, instances nouvelles pour que leurs armes soient gravées en tête du livre. Je vis ainsi de la vanité, et j’en ris. Mais, entre nous, je suis à présent trop connu. Je serais bien aise d’emprunter un moment votre visage. Un gentilhomme de distinction arrive, à l’heure même, d’Italie ; son concierge sait par cœur ma figure. Si vous voulez vous charger d’un exemplaire de vers que voici, je parie ma tête que vous réussirez, et nous partagerons le gâteau. »

— Dieu nous bénisse ! George, m’écriai-je ; est-ce donc là maintenant l’occupation des poëtes ! Des hommes d’un beau talent s’abaisser à tendre ainsi la main ! Ravaler ainsi leur noble vocation à un vil trafic d’éloges, pour un morceau de pain !

— Oh, non ! monsieur ; le vrai poëte ne peut jamais se dégrader à ce point ; là où il y a génie, il y a orgueil. Les misérables dont je viens de parler ne sont que des mendiants à coups de rimes. Le vrai poëte !… Oh ! s’il brave tout pour la gloire, il recule toujours devant le mépris. Ceux-là seuls, qui sont indignes de la protection, consentent à la solliciter.

« Trop fier pour m’abaisser à de pareilles indignités, mais trop pauvre pour risquer un second élan vers la gloire, je fus obligé de prendre un juste milieu et d’écrire pour avoir du pain. Mais je n’avais rien de ce qu’il faut pour un métier où le savoir-faire peut seul assurer le succès. Je ne pouvais contenir ma secrète passion pour des applaudissements mérités ; et, tous les jours, je consumais en efforts pour arriver au bien qui tient si peu de place, un temps que j’eusse beaucoup plus utilement employé aux volumineuses compilations d’une productive médiocrité. Mes petits chefs-d’œuvre passèrent, dans le flot des publications périodiques, inaperçus et inconnus. Le public avait bien mieux à faire que de remarquer la facile simplicité de mon style et l’harmonie de mes périodes. Je tombai, feuille à feuille, dans le gouffre de l’oubli, et mes Essais se trouvèrent enterrés au milieu des Essais sur la liberté, des Contes orientaux et des Remèdes pour la morsure des chiens enragés, tandis que Philautos, Philalèthes, Phileleutheros et Philanthropos passaient pour écrire tous beaucoup mieux que moi, parce qu’ils écrivaient plus vite.

« Je me mis donc à ne plus vivre qu’avec des auteurs désappointés comme moi, se louant, se plaignant, se méprisant l’un l’autre. Le plaisir que nous causaient les ouvrages des écrivains en renom était précisément en raison inverse de leur mérite. Le génie, dans les autres, ne pouvait me plaire ; mes infortunés paradoxes avaient tari, pour moi, cette source de jouissances. Lire ou écrire n’avait plus, pour moi, aucun charme ; car le bien, dans autrui, m’était odieux, et écrire était mon métier.

« Absorbé dans ces sombres réflexions, je venais, un jour, de m’asseoir sur un banc, dans le parc de Saint-James, lorsqu’un jeune gentleman de distinction, qui avait été mon ami intime à l’université, passa près de moi. Nous nous abordâmes avec quelque hésitation de part et d’autre ; lui, tout honteux d’être connu d’un homme de si piètre mine ; moi, craignant un mauvais accueil. Mais bientôt mes soupçons furent dissipés ; car Ned Thornhill était au fond un garçon d’excellent cœur.

— Que dis-tu, George ? m’écriai-je en l’interrompant ; Thornhill !… Ne l’as-tu pas ainsi nommé ? Sans aucun doute, ce ne peut être que mon jeune propriétaire. — Comment ! reprit mistriss Arnold, M. Thornhill est-il votre si proche voisin ? Il a été longtemps l’ami de notre famille, et nous attendons, d’un jour à l’autre, sa visite.

— Le premier soin de mon ami, continua George, fut de réformer ma tenue en me donnant un habillement complet de sa propre garde-robe ; puis je fus admis à sa table, moitié à titre d’ami, moitié en sous-ordre. Mon emploi était de l’accompagner aux ventes publiques, de le tenir en bonne humeur quand il posait pour son portrait, de m’asseoir à sa gauche, dans son coupé, quand la place n’était pas prise par un autre, de courir, c’était son mot, le guilledou, avec lui, quand il était en gaieté. J’avais, en outre, vingt autres menues fonctions dans la famille. Je devais faire une foule de petites choses, sans en attendre l’ordre, porter le tire-bouchon, servir de parrain à tous les enfants du maître d’hôtel, chanter quand on me le demandait, ne jamais être de mauvaise humeur, être toujours humble, et, si je le pouvais, toujours heureux.

« Et pourtant, dans ce poste honorable, je n’étais pas sans rival. Un capitaine de troupes de mer, que la nature avait formé pour cette place, me disputait l’affection de mon patron. Sa mère avait été blanchisseuse d’un homme de qualité, en sorte que, de bonne heure, il avait pris goût au métier d’entremetteur et aux généalogies. L’unique étude de ce monsieur était de se mettre en relation avec des lords ; éconduit par quelques-uns, à cause de sa stupidité, il en trouvait pourtant un grand nombre qui, aussi niais que lui, toléraient ses assiduités. La flatterie était son commerce ; il la pratiquait avec toute l’aisance et toute l’adresse imaginables ; la mienne, au contraire, était gauche et rude ; et puis, le besoin d’être flatté croissant chaque jour chez mon patron, moi, à chaque heure, mieux éclairé sur ses défauts, je me sentais plus de répugnance à le flatter.

« J’allais, une fois pour toutes, laisser le champ libre à l’officier, lorsque mon ami eut occasion de réclamer mon aide. Il ne s’agissait de rien moins que d’un duel avec un gentleman envers la sœur duquel on lui reprochait un tort grave. J’acceptai sans hésiter ; vous ne m’approuvez pas, je le vois ; mais c’était, entre amis, une dette sacrée ; je ne pouvais refuser. Je me battis, je désarmai mon adversaire, et, bientôt après, j’eus le plaisir d’apprendre que sa prétendue sœur était tout simplement une fille publique, et mon drôle, son tenant, un escroc.

« Ce service fut payé des plus chaudes protestations de reconnaissance ; mais mon ami devait quitter Londres dans quelques jours, et le seul moyen qu’il trouva de me servir fut de me recommander à sir William Thornhill, son oncle, et à un autre gentilhomme de grande distinction, qui occupait un emploi dans le gouvernement.

« Thornhill parti, mon premier soin fut de remettre ma lettre de recommandation à son oncle, homme dont la réputation était de vertu universelle, et, ce qui vaut mieux, bien méritée. Ses gens me reçurent avec le sourire le plus avenant ; car le regard des domestiques dénote toujours la bienveillance du maître. On me fit entrer dans un grand salon, où sir William vint bientôt à moi. Je lui exposai l’objet de ma visite, et lui présentai ma lettre. Il la lut, et, après une pause de quelques minutes : « Veuillez, je vous prie, me dit-il, m’apprendre, monsieur, quel service vous avez rendu à mon parent pour mériter une si chaude recommandation. Je crois vous deviner ; vous vous êtes battu pour lui, et, instrument de ses désordres, vous venez m’en demander le prix. Je désire, monsieur, je désire sincèrement que mon refus soit aujourd’hui la punition de vos torts ; j’espère, du moins, qu’il sera pour vous un acheminement au repentir. » La leçon était sévère ; mais je la supportai patiemment, parce que je sentais qu’elle était juste.

« Tout mon espoir était maintenant dans ma lettre au grand seigneur. La porte des gens de qualité est incessamment assiégée de mendiants qui s’efforcent d’y glisser quelque demande bien intéressée ; aussi je m’aperçus qu’il n’est pas facile de se la faire ouvrir. Toutefois, quand la moitié de ce que je possédais en ce monde eut graissé la patte aux gens, je fus introduit dans un vaste salon, ma lettre préalablement remise pour passer sous les yeux de Sa Seigneurie. En ce moment d’anxiété, j’eus tout le temps de regarder autour de moi. Chaque chose était magnifique, et merveilleusement disposée ; peintures, meubles, dorures me pétrifiaient de respect, et augmentaient encore l’idée que je me faisais du maître. — Ah ! me disais-je en moi-même, qu’il doit être grand le possesseur de tout ceci, dont la tête porte le fardeau des affaires de l’État, dont la maison déploie la moitié des richesses du royaume ! Bien sûr, nul ne peut sonder les profondeurs d’un pareil génie… Je m’abîmais dans ces réflexions, quand j’entendis quelqu’un s’approcher d’un pas grave. — Ah ! voici le grand homme en personne. — Non : ce n’était qu’une femme de chambre. D’autres pas se firent entendre. — Ce doit être lui ! — Non : ce n’était que le valet de chambre du grand homme. À la fin, Sa Seigneurie parut. « Est-ce vous, me dit-elle, qui êtes le porteur de la lettre que voici ? » Je m’inclinai. « Elle m’apprend que… » Au même instant, un laquais lui remit un billet ; sans autre explication, Sa Seigneurie sortit de la pièce en me laissant ruminer à loisir mon bonheur, et il ne fut plus question d’elle jusqu’au moment où un valet de pied vint me dire que Sa Seigneurie allait monter dans son carrosse qui était à la porte de l’hôtel. Je descendis lestement derrière elle, et joignis ma voix à celle de deux ou trois autres solliciteurs venus, comme moi, pour implorer une faveur. Sa Seigneurie allait beaucoup trop vite pour nous, et gagnait, à grands pas, la portière de son carrosse, quand je haussai la voix pour savoir si j’aurais une réponse. Sa Seigneurie, pendant ce temps, était montée en voiture, et murmura quelques mots, dont moitié arriva à mon oreille, et moitié se perdit dans le bruit des roues du carrosse. Je restai un moment le cou tendu, dans l’attitude d’un homme qui écoute pour recueillir les précieuses paroles, jusqu’à ce que, regardant autour de moi, je me trouvai tout seul à la porte de Sa Seigneurie.

« Ma patience était à bout. Furieux des mille indignités que je venais de subir, j’étais bien résolu d’en finir, et je ne demandais plus que l’abîme pour m’y précipiter ; je me regardais comme un de ces êtres de rebut que la nature destine à être rejetés dans son immense capharnaüm, pour y périr dans l’obscurité. Toutefois, il me restait encore une demi-guinée. — La fortune elle-même, me disais-je, ne peut me la reprendre ; mais, pour m’en bien assurer, allons la dépenser pendant qu’elle est encore dans ma poche, et, pour le reste, nous attendrons l’occasion.

« C’était un parti bien pris ; et, tout juste, s’ouvrait devant moi le bureau de M. Crispe, dont l’engageante enseigne semblait me garantir un heureux accueil. Dans ce bureau, le bon M. Crispe offre à tous les sujets de Sa Majesté la généreuse promesse de trente livres sterling par an, en retour de laquelle tout ce qu’ils ont à donner est leur liberté, pour la vie, et la permission de se laisser transporter en Amérique comme esclaves. J’étais heureux de trouver un endroit où mes frayeurs allassent se perdre dans le désespoir. J’entrai dans cette cellule, — car ce bureau en avait toute l’apparence, — avec la dévotion d’un moine. Je trouvai là une foule de pauvres diables dans la même position que moi, attendant l’arrivée de M. Crispe, et présentant un exact abrégé de toutes les mauvaises têtes de l’Angleterre. Tous ces êtres intraitables, à la moindre brouille avec la fortune, se vengeaient de ses torts sur eux-mêmes. M. Crispe descendit enfin, et tous nos murmures cessèrent ; il daigna me regarder d’un air d’intérêt tout particulier, et, à coup sûr, c’était, depuis un an, le premier homme qui m’eût parlé le sourire sur les lèvres. Après quelques questions, il me trouva bon à tout en ce monde. Il réfléchit un moment au moyen le plus convenable de me pourvoir, et, se frappant le front comme s’il l’avait trouvé : « On parle en ce moment, me dit-il, d’une ambassade du synode de Pensylvanie aux Indiens Chickasaw ; je veux employer mon crédit à vous en faire nommer secrétaire. » Au fond du cœur, je savais bien que le drôle mentait, et pourtant cette promesse me fit plaisir ; elle avait quelque chose qui sonnait délicieusement à mon oreille. Je fis donc consciencieusement, de ma demi-guinée, deux parts dont l’une alla s’ajouter aux trente mille livres sterling de mon protecteur ; avec l’autre, je me décidai à entrer dans la plus proche taverne, et à y être plus heureux que lui.

« Je sortais dans cette idée, lorsque, à la porte, je rencontrai un capitaine de navire avec lequel j’avais fait connaissance il y avait quelque temps, et qui consentit à prendre avec moi un bol de punch. Je n’ai jamais pu faire un secret de ma position. « Vous êtes perdu, me dit mon capitaine, si vous croyez aux promesses de Crispe ; car il n’a d’autre but que de vous vendre aux planteurs. Un voyage beaucoup plus court peut, j’imagine, vous mettre, sans peine aucune, en mesure de gagner fort agréablement votre vie. Croyez-moi ; je mets demain à la voile pour Amsterdam ; venez avec nous comme passager. En débarquant, tout ce que vous avez à faire est de montrer l’anglais aux Hollandais ; je vous garantis écoliers et argent ; car je suppose que vous savez l’anglais, par le temps qui court ; ou le diable s’en mêle, — Oh ! je le sais, répondis-je hardiment ; mais les Hollandais auront-ils envie d’apprendre l’anglais ? » Mon homme m’affirma, sous serment, qu’ils en étaient fous, que c’était pour eux une distraction, et, sur sa parole, j’acceptai son offre, et m’embarquai le lendemain pour aller en Hollande montrer l’anglais aux Hollandais.

« Le vent fut bon, la traversée courte, et, mon passage payé avec moitié de mes effets, me voilà, comme tombé des nues, dans une des principales rues d’Amsterdam. Vite, pas un moment sans leçons ; pour cela je m’adressai aux deux ou trois premières personnes que je rencontrai, et dont la mine me semblait promettre le plus ; mais impossible de nous comprendre l’un l’autre. Alors seulement je me rappelai que, pour montrer l’anglais aux Hollandais, force était qu’eux-mêmes commençassent par me montrer le hollandais. Comment cette difficulté toute simple m’avait-elle échappé ?… j’en suis encore surpris ; mais, bien positivement, elle m’avait échappé.

« Mon projet à bas, j’allais tout bonnement me rembarquer pour l’Angleterre, quand je rencontrai un étudiant irlandais qui revenait de Louvain ; la conversation tomba sur quelques points de littérature, et, en passant, on remarquera que, dès que je puis aborder pareil sujet, toutes mes misères sont oubliées. Il m’apprit qu’il n’y avait pas dans son université deux hommes qui entendissent le grec ; j’en fus étonné, et à l’instant parti pris d’aller à Louvain et d’y vivre en montrant le grec. Mon confrère l’étudiant m’y encouragea, et me laissa entrevoir que j’y pourrais faire fortune.

« Le lendemain j’étais bravement en route. Mon bagage, comme le panier de pain d’Ésope, allait chaque jour s’allégeant ; car, sur la route, il payait aux Hollandais mon logement, Arrivé à Louvain, au lieu de faire la courbette aux professeurs de bas étage, je crus devoir franchement offrir mes talents au recteur lui-même. Je me présentai, on me reçut ; je me proposai comme maître de langue grecque ; l’université, m’avait-on dit, en manquait. Le recteur parut d’abord douter de ma capacité ; je m’engageai à la lui prouver, en traduisant en latin tel passage d’un auteur grec qu’il lui plairait de m’indiquer. S’apercevant que ma proposition était sérieuse : « Vous me voyez, jeune homme, me dit-il, je n’ai, moi, jamais appris le grec, et je ne sache pas que j’en aie jamais eu besoin. J’ai obtenu le bonnet et la robe de docteur, sans grec ; j’ai, par an, dix mille florins, sans grec ; j’ai excellent appétit, sans grec ; en un mot, comme je ne sais pas le grec, je ne pense pas qu’il soit bon à rien. »

« J’étais trop loin de chez moi pour songer à y retourner ; je résolus d’aller en avant. J’avais quelques notions de musique et une voix passable. Ce qui avait été pour moi un amusement devint alors mon gagne-pain. Je cheminais au milieu des bons paysans de Flandre et de ceux de France qui sont assez pauvres pour être gais ; car, chez eux, la gaieté m’a toujours paru en raison des besoins. Quand, à la chute du jour, je me trouvais auprès d’une maison de paysan, je jouais un de mes airs les plus gais, et il me valait non-seulement le couvert, mais le vivre pour le lendemain. Une ou deux fois j’essayai de jouer pour les gens comme il faut ; mais toujours ils trouvèrent mon jeu détestable et ne me donnèrent pas un fétu. Chose étrange ! aux bons jours, à l’époque où jouer n’était pour moi qu’un passe-temps, lorsqu’il m’arrivait de faire de la musique pour la compagnie, tout ce qui m’écoutait ne manquait jamais d’être ravi, les femmes surtout ! Maintenant que mon violon était ma seule ressource, chacun en faisait fi ! Preuve de la tendance du monde à toujours coter bien bas les talents qui font vivre un homme !

« Voilà comment j’arrivai à Paris, avec l’intention tout juste de voir et d’aller plus loin. Le peuple de Paris choie dans les étrangers plutôt leur argent que leur esprit. Je ne brillais, moi, ni par l’un ni par l’autre ; aussi je ne fis pas fureur. Après avoir, quatre ou cinq jours, couru la ville et examiné la façade des plus beaux hôtels, je me disposais à dire adieu à cet asile de vénale hospitalité, lorsque, dans une des principales rues, je me trouvai face à face… avec qui ? avec notre cousin, auquel vous m’aviez d’abord recommandé. Cette rencontre me plut fort et ne parut pas lui déplaire. Il me demanda le motif de mon voyage à Paris, et m’apprit qu’il y était lui-même occupé à recueillir des tableaux, des médailles, des gravures, des antiques de toute sorte, pour un gentleman de Londres à qui venait d’arriver tout juste du goût et une grande fortune. Je fus d’autant plus surpris de voir notre cousin chargé d’une pareille mission, que lui-même m’avait plusieurs fois assuré qu’il n’y connaissait absolument rien. « Comment, lui demandai-je, vous êtes-vous sitôt trouvé connaisseur ? — Rien de plus aisé, me répondit-il. Tout le secret consiste à ne jamais se départir de deux règles : l’une, de toujours dire que le tableau aurait pu être mieux, si le peintre eût pris plus de peine ; l’autre, de priser les ouvrages de Pierre Perugin. Je vous ai dernièrement appris comment on se fait auteur à Londres, je veux maintenant vous montrer l’art d’acheter des tableaux à Paris. »

« J’acceptai de grand cœur, car c’était un moyen de vivre ; et vivre était, en ce moment, toute mon ambition. J’allai donc à son logement ; je remontai, grâce à lui, ma garde-robe, et quelques jours après je l’accompagnai aux ventes de tableaux où on attendait pour enchérisseurs des Anglais de distinction. Je ne fus pas peu surpris de le voir dans l’intimité des gens de la plus haute volée, qui s’en rapportaient à ses jugements sur les tableaux et les médailles, comme à d’infaillibles oracles du goût. En pareil cas il tirait fort bon parti de ma présence. Quand on lui demandait son avis, il me prenait gravement à l’écart, me demandait le mien, levait les épaules, regardait d’un air capable, retournait aux questionneurs et leur assurait qu’il ne pouvait donner d’avis sur une affaire de tant d’importance. Il se présentait parfois telle occasion où il lui fallait pousser plus loin l’effronterie. Un jour, je m’en souviens, il venait de prononcer que le coloris d’un tableau n’avait pas assez de moelleux ; je le vis prendre hardiment une brosse chargée de couleur brune qui se trouvait là par hasard, la passer, du plus grand sérieux, sur le tableau, en présence de toute la compagnie, et demander si les teintes n’y avaient pas gagné quelque chose.

« Sa mission à Paris terminée, avant de me quitter, il me recommanda à plusieurs personnes de distinction comme un homme parfaitement en état de voyager en qualité de gouverneur, et, peu de temps après, je fus à ce titre employé par un gentleman qui avait amené son pupille à Paris pour lui faire faire son tour d’Europe. Je devais être le gouverneur du jeune homme, mais à la condition qu’il se gouvernerait toujours lui-même. Au fait, mon ouaille s’entendait en affaires d’argent beaucoup mieux que moi. Il avait hérité d’une fortune d’environ deux cent mille livres sterling qu’un oncle lui avait laissée dans les Indes occidentales, et ses tuteurs, pour le mettre en état de bien administrer, l’avaient placé chez le procureur ; aussi l’avarice était sa passion dominante. Toutes ses questions en chemin roulaient sur les moyens d’économiser le plus d’argent possible, sur le mode de voyage le moins coûteux, sur les marchandises qu’on pourrait acheter pour les revendre à Londres avec bénéfice. Se trouvait-il sur la route quelque curiosité dont la vue ne coûtait rien ?… il était toujours prêt à la voir. Mais si pour voir il fallait payer quelque chose, on lui avait assuré, disait-il, que cela ne valait pas la peine d’être vu. Jamais il ne paya une carte sans faire la remarque que les voyages étaient horriblement dispendieux ; et cela, quand il n’avait pas encore vingt et un ans. À Livourne, dans une promenade que nous faisions pour voir le fort et les bâtiments, il demanda le prix du passage par mer de Livourne en Angleterre. Apprenant que ce n’était qu’une bagatelle auprès du retour par terre, il ne put résister à la tentation ; il me paya la faible part de mon traitement qui m’était due et s’embarqua pour Londres avec un seul domestique.

« Me voilà donc encore une fois tout à fait délaissé dans ce monde ; mais alors c’était chose à laquelle j’étais habitué. Mon talent pour la musique ne pouvait me servir à rien dans un pays où le dernier paysan était meilleur musicien que moi. Heureusement j’avais, en courant le monde, acquis un autre talent qui faisait également mon affaire : celui de la dispute. Dans toutes les universités, dans tous les couvents, à l’étranger, il y a des jours où l’on soutient contre tout venant des thèses de philosophie ; et le champion qui montre quelque habileté peut prétendre à une gratification en argent, un dîner et un lit pour une nuit. Je repris, en bataillant ainsi, la route d’Angleterre ; j’allais de cité en cité ; j’étudiais de plus près l’espèce humaine ; je vis pour ainsi dire les deux côtés du tableau. Toutefois, mes remarques sont peu nombreuses : j’ai vu que le meilleur gouvernement est, — pour les pauvres, la monarchie, — pour les riches, la république ; j’ai vu que, par tout pays, richesse est en général synonyme de liberté ; qu’il n’y a pas d’homme assez épris de sa liberté pour ne pas chercher, dans toute société, à subordonner la volonté de quelques individus à la sienne.

« De retour en Angleterre, mon projet, monsieur, était d’aller avant tout vous offrir mes respects ; puis de n’enrôler comme volontaire pour la première expédition qui mettrait à la voile. Mais, en route, ce projet fut dérangé par la rencontre d’une vieille connaissance que je trouvai engagée dans une troupe de comédiens, allant faire, en province, sa campagne d’été. La troupe ne montra pas trop de répugnance à m’engager. On me fit toutefois force représentations ; on me dit que j’allais me charger d’une tâche bien importante, que le public était un monstre à mille têtes, et qu’une bonne tête seulement pouvait lui plaire ; que le métier d’acteur ne s’apprenait pas en un jour ; que, sans quelques mouvements d’épaules traditionnels qui se perpétuaient au théâtre, et au théâtre seulement, depuis une centaine d’années, je ne réussirais jamais à plaire. Autre difficulté… Où me trouver des rôles, quand tous étaient pris ? Je fus quelque temps promené d’un rôle à un autre, jusqu’à ce qu’enfin on m’assigna celui d’Horatio que fort heureusement la présence de la compagnie qui m’écoute m’a empêché de jouer. »