Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 23

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 145-149).

CHAPITRE XXIII.

Il n’y a que le méchant qui puisse être longtemps et complètement malheureux.

Il nous fallut de la persévérance pour rendre notre habitation actuelle aussi convenable que possible, et notre existence reprit bientôt son ancienne sérénité. Hors d’état, pour mon compte, d’assister Moïse dans nos travaux habituels, je lisais à ma famille quelques passages du petit nombre de livres qui avaient été sauvés, de ceux surtout qui, en amusant l’imagination, contribuent à la paix du cœur. Nos bons voisins, qui, de leur côté, nous montraient chaque jour le plus affectueux intérêt, se fixèrent un temps pendant lequel tous devaient nous aider à réparer notre ancienne demeure. L’honnête fermier Williams ne fut pas le dernier de nos visiteurs ; il nous offrit cordialement son amitié, et renouvela même ses avances auprès de ma fille ; mais elle les écarta de manière à rendre impossible toute démarche ultérieure. Son chagrin, à elle, semblait de nature à persister ; et, dans notre petite réunion, elle était la seule à qui une semaine n’eût pas rendu toute sa gaieté. Elle avait perdu cette pureté de l’innocence, grâce à laquelle autrefois, en se respectant elle-même, elle trouvait tout son plaisir à plaire. L’inquiétude s’était profondément emparée de son âme, et sa beauté, déjà altérée avec sa constitution, allait, chaque jour, diminuant par le défaut de soins. Un seul mot de tendresse à sa sœur… et le cœur lui saignait, et ses yeux laissaient échapper une larme : c’est qu’un vice, bien qu’extirpé, dépose toujours le germe d’autres vices dans l’âme qu’il a souillée ; c’est que la première faute d’Olivia, bien qu’effacée par son repentir, avait laissé, après elle, la jalousie et l’envie.

Cent fois j’essayai d’adoucir ses ennuis ; j’oubliais mes propres souffrances en ne songeant qu’à la sienne ; j’empruntais à l’histoire tout ce que pouvaient me fournir de passages amusants et mon excellente mémoire et un peu de lecture. « Notre bonheur, ma chère, lui disais-je, dépend d’un être qui, pour le faire, a mille moyens imprévus avec lesquels il se joue de notre prévoyance ; s’il t’en faut une preuve, voici un fait, mon enfant, que nous raconte un historien grave, quoique parfois romanesque :

« Mathilde, mariée fort jeune à un gentilhomme napolitain de la plus haute naissance, se trouva veuve et mère à dix-neuf ans. Un jour, elle caressait son fils à la fenêtre toute grande ouverte de son appartement qui donnait sur le Vulturne ; l’enfant, par un mouvement soudain, lui échappe, tombe dans le fleuve qui baignait le palais, et disparaît à l’instant. La mère, éperdue, veut le sauver et plonge après lui ; mais, loin de l’atteindre, elle eut bien de la peine à regagner elle-même l’autre bord du fleuve, où des soldats français, qui pillaient le pays, la firent prisonnière.

« La guerre, que se faisaient alors les Français et les Italiens, était de la dernière atrocité. Mathilde allait donc subir à la fois tout ce que peuvent imaginer de plus horrible la passion et la cruauté. Heureusement un jeune officier s’opposa à cette lâche vengeance ; quoique obligé de faire prompte retraite, il prit Mathilde en croupe et la conduisit, saine et sauve, dans la ville où il était né. Elle avait, par sa beauté, séduit d’abord les yeux de son sauveur ; sa vertu gagna bientôt le cœur de l’étranger. Ils se marièrent ; le jeune époux s’éleva aux postes les plus éminents ; ils vécurent longtemps ensemble, et furent heureux. Mais la fortune d’un soldat ne peut être éternelle. Au bout de quelques années, les troupes qu’il commandait ayant essuyé un échec, il fut obligé de se réfugier dans la ville où il avait habité avec sa femme ; on les y assiégea, et, à la fin, la ville fut prise. Il y a peu d’exemples des cruautés que les Français et les Italiens exerçaient, à cette époque, les uns envers les autres. Cette fois, les vainqueurs résolurent de mettre à mort tous les Français prisonniers, surtout le mari de l’infortunée Mathilde, qui avait, plus que tous les autres, contribué à traîner le siège en longueur. Ces résolutions étaient, en général, aussitôt exécutées que prises. Le guerrier captif fut amené ; le bourreau, son épée à la main, était prêt à frapper, et les spectateurs, dans un morne silence, attendaient le coup fatal, suspendu seulement jusqu’à ce que le général, qui présidait comme juge, donnât le signal de l’exécution. Ce fut dans cet intervalle d’angoisse et d’attente que Mathilde parut pour dire un dernier adieu à son époux et à son libérateur, déplorant son affreuse position et la cruauté du sort qui ne l’avait sauvée d’une mort prématurée, dans les flots du Vulturne, que pour la réserver à des maux cent fois plus horribles. Le général, qui était un jeune homme, fut surpris de sa beauté et touché de son malheur ; mais cette émotion devint bien plus vive quand il lui entendit faire le récit des dangers qu’elle avait courus. C’était son fils, l’enfant pour lequel elle avait affronté un si grand péril ; il la reconnut pour sa mère et tomba à ses pieds. Le reste se devine sans peine ; le prisonnier redevint libre, et tous les trois jouirent de tout le bonheur que peuvent donner sur terre l’amour, l’amitié et le devoir. »

Voilà comment je cherchais à distraire ma fille ; mais elle ne m’écoutait qu’avec peu d’attention ; car ses propres malheurs absorbaient toute la compassion que lui inspiraient autrefois les malheurs d’autrui, et rien ne lui rendait le repos. Dans le monde, elle craignait le mépris ; dans la solitude, elle ne trouvait que l’anxiété. Telle était sa triste existence, quand nous reçûmes l’avis formel que M. Thornhill allait épouser miss Wilmot, pour laquelle je lui avais toujours supposé un attachement réel, quoiqu’il eût, devant moi, saisi toutes les occasions d’exprimer son mépris pour la personne et la fortune de cette jeune fille. Cette nouvelle ne fit qu’accroître l’affliction de la pauvre Olivia. Une si flagrante infidélité !… c’en était trop pour elle. Je résolus toutefois de prendre des renseignements plus certains, et, pour prévenir, s’il était possible, l’accomplissement des projets de son séducteur, d’envoyer Moïse chez le vieux M. Wilmot, avec mission de s’enquérir de la vérité, et de remettre à miss Wilmot une lettre qui lui révélerait la conduite de M. Thornhill dans ma famille.

Moïse partit pour exécuter ce plan, et revint, trois jours après, nous assurant qu’on nous avait dit vrai. Quant à ma lettre, il n’avait pu la remettre, et avait dû la laisser parce que M. Thornhill et miss Wilmot faisaient leurs visites dans le voisinage. Leur mariage devait avoir lieu dans peu de jours ; car, le dimanche avant son arrivée, ils avaient paru ensemble à l’église en grande pompe, accompagnés, miss Wilmot, de six jeunes demoiselles, M. Thornhill, d’autant de jeunes gens. L’approche de la cérémonie remplissait de joie tout le pays, et, chaque jour, les fiancés se promenaient ensemble dans le plus bel équipage qu’on eût vu, depuis longues années, dans le pays. Les amis des deux familles, et particulièrement l’oncle du Squire, sir William, qu’on disait si bon, étaient réunis chez M. Wilmot. On ne voyait que réjouissances et fêtes ; chacun vantait la beauté de la mariée et la grâce du futur ; ils passaient pour fort épris l’un de l’autre : conclusion ; Moïse ne pouvait s’empêcher de regarder M. Thornhill comme l’un des hommes les plus heureux du monde.

« Ah ! répondis-je, qu’il le soit, s’il le peut. Regarde, mon fils, ce lit de paille, ce toit brisé, ces murs en cendres, ce plancher humide ; vois ce pauvre corps tout meurtri par la flamme, cette famille en larmes qui me demande du pain, toutes ces misères que tu es venu partager ; eh bien ! ici, mon enfant, oui, ici, tu vois un homme qui, pour mille mondes, ne changerait pas de position avec M. Thornhill. Ô mes enfants ! apprenez à vous renfermer dans votre propre cœur ; vous reconnaîtrez que là sont, pour vous, les plus nobles jouissances, et vous ferez bien peu de cas de l’élégance et de l’éclat des méchants. Nous le savons presque tous, la vie est un passage, et nous sommes de simples voyageurs. La comparaison sera plus consolante encore, si nous remarquons que le juste est joyeux et serein comme le voyageur qui rentre chez lui ; le coupable, heureux seulement par moments, comme un voyageur qui part pour l’exil. »

Ici la pauvre Olivia s’évanouit : ce dernier malheur l’avait achevée. L’émotion ne me permit pas de continuer. « Soutenez-la, » dis-je à sa mère. Et, au bout d’un moment, elle reprit connaissance. Depuis, elle parut plus calme ; je la crus résignée, mais l’apparence me trompait ; ce calme n’était que l’accablement produit par l’excès de sa douleur. Quelques provisions, charitables cadeaux de mes bons paroissiens, semblèrent répandre une vie nouvelle dans le reste de ma famille ; je n’étais pas fâché, pour mon compte, d’y voir renaître un peu de bonne humeur et de bien-être. Il eût été injuste de troubler la joie de tous pour leur faire partager une mélancolie obstinée, pour leur imposer le fardeau d’un chagrin qu’ils ne ressentaient pas. Le conte joyeux recommença à circuler ; la chanson fut redemandée, et la gaieté revint planer sur notre humble habitation.