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Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 24

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 150-155).

CHAPITRE XXIV.

Nouveaux malheurs.

Le lendemain, le soleil se leva brûlant pour la saison. Nous eûmes l’idée de déjeuner tous sur le banc de chèvrefeuille. Mille voix gazouillaient dans les arbres d’alentour ; Sophie, à ma prière, y joignit la sienne. C’était là que, pour la première fois, ma pauvre Olivia avait vu son séducteur ; là, tout lui rappelait de pénibles souvenirs. Mais cette mélancolie qu’éveille la vue du plaisir ou qu’inspire l’harmonie repose l’âme au lieu d’aigrir ses douleurs. Ma femme même, en ce moment, sentit un doux serrement de cœur ; elle pleura : elle chérissait sa fille comme par le passé. « Allons, ma bonne Olivia, chante-nous ce petit air mélancolique que ton père aimait tant ; ta sœur Sophie vient d’être bien complaisante pour nous ; allons, mon enfant, tu feras plaisir à ton vieux père. » Elle obéit avec une grâce si touchante, que j’en fus ému.

« Quand une femme, au cœur plein d’amour, cède à son délire, et reconnaît trop tard que les hommes sont trompeurs, quel charme peut adoucir ses ennuis, quel moyen effacer sa faute ?

« Le seul moyen de cacher sa faute, de voiler sa honte à tous les yeux, d’éveiller le remords au cœur de son amant et de le déchirer, c’est… c’est de mourir. »

Elle finissait ce dernier couplet auquel une pause dans sa voix, causée par la douleur, avait donné un intérêt tout particulier, lorsque l’équipage de M. Thornhill parut à quelque distance. Nous fûmes tous consternés, ma fille aînée surtout, qui, pour ne pas voir son séducteur, rentra sur-le-champ avec Sophie. Quelques minutes après, M. Thornhill, descendu de voiture, s’avançait près du banc où j’étais assis, et s’informait de ma santé avec son air de familiarité habituelle. « Monsieur, lui dis-je, votre assurance, en ce moment, ne fait qu’aggraver l’infamie de votre conduite. Il fut un temps où j’eusse châtié l’impudence avec laquelle vous osez vous présenter devant moi ; aujourd’hui, vous n’avez rien à craindre. L’âge a refroidi mes passions et ma profession m’ordonne de les maîtriser.

— Je l’avoue, mon cher monsieur, répondit-il, cet accueil m’étonne, et je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Vous ne trouvez, j’imagine, rien de criminel à l’excursion que votre fille vient de faire avec moi.

— Ah ! vous êtes un misérable ! un pauvre misérable dont la bassesse fait pitié !… Vous êtes un menteur. Mais votre infamie vous met à l’abri de ma colère, et pourtant, monsieur, je descends d’une famille qui n’aurait pas souffert un pareil affront. Ainsi donc, vil scélérat, pour satisfaire le caprice d’un moment, vous avez à jamais perdu une pauvre jeune fille, vous avez souillé une famille qui n’avait pour tout bien que l’honneur !…

— Si vous tenez, vous ou elle, à la misère, je n’y puis rien. Mais votre bonheur dépend encore de vous, et, quelle que soit votre opinion sur mon compte, vous me trouverez toujours prêt à y contribuer. Nous pouvons, en quelques jours, la marier à un autre, et, ce qui vaut mieux, libre à elle de conserver son amant ; car, je le proteste, j’aurai toujours pour elle de véritables égards. »

À cette proposition abominable, toutes mes passions se soulevèrent. On peut parfois supporter avec calme de grands outrages ; mais parfois aussi la bassesse peut bouleverser l’âme et l’exaspérer jusqu’à la rage. « Hors d’ici, serpent ! m’écriai-je ; ne m’insultez pas plus longtemps par votre présence !… Oh ! que mon brave George n’est-il ici !… Il ne le souffrirait pas, lui ! mais moi, je suis vieux, estropié, accablé de toutes parts !

— Je le vois, répondit le Squire ; c’est un parti pris de m’obliger à vous parler un langage plus sévère que je ne le voulais. Je vous ai prouvé ce qu’on peut attendre de mon amitié ; il est bon, peut-être, de vous faire voir ce qu’on peut gagner à mon inimitié. Mon procureur, auquel on a passé l’obligation que vous m’avez récemment souscrite, menace fort ; je ne vois d’autre moyen d’arrêter le cours de la justice que de payer moi-même, et, à raison de quelques dépenses où vient de m’entraîner mon projet de mariage, ce remboursement n’est pas chose si facile ! D’autre part, mon intendant parle de poursuites pour le fermage ; bien positivement, il sait, lui, ce qu’il doit faire ; car, pour moi, ce sont choses dont je ne m’inquiète jamais. Eh bien ! je veux encore vous être utile ; je veux même vous avoir, vous et votre fille, à mon mariage avec miss Wilmot, qui va se célébrer dans quelques jours. C’est aussi le désir de ma charmante Arabella, et ce n’est pas de vous, j’espère, qu’elle éprouvera un refus.

— Monsieur Thornhill, écoutez-moi bien une fois pour toutes. Votre mariage avec toute autre que ma fille !… je n’y consentirai jamais. Votre amitié ! votre haine ! oh ! quand elles pourraient m’élever au trône ou me précipiter dans la tombe, je les méprise l’une et l’autre. Vous m’avez, une première fois, trompé d’une manière cruelle, irréparable. Je comptais sur votre honneur ; je n’ai trouvé en vous que bassesse ; n’attendez plus d’amitié de moi. Allez, jouissez de tout ce que vous a prodigué la fortune, beauté, richesses, santé, plaisirs… Allez, et laissez-moi avec la misère, le déshonneur, la maladie, le chagrin. Toutefois, humilié comme je le suis, je saurai conserver le sentiment de ma dignité ; je vous pardonne, mais je vous mépriserai toujours.

— S’il en est ainsi, songez-y bien, vous allez sentir les effets d’une pareille insolence ; avant peu nous verrons qui de vous ou de moi mérite le plus de mépris ! » À ces mots, il sortit brusquement.

Ma femme et Moïse, qui avaient assisté à cette conversation, parurent glacés d’effroi. Mes filles, voyant le Squire parti, revinrent pour savoir le résultat de notre entretien, et, quand elles le connurent, leur frayeur ne fut pas moins vive. Pour moi, à quelque excès que se portât sa malveillance, je la méprisais. J’étais déjà cruellement frappé ; Je me préparai à repousser de nouveaux coups, semblable à ces machines de guerre qui, bien que démontées, présentent toujours une pointe à l’ennemi.

Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que ses menaces n’étaient pas vaines. Le lendemain matin, son intendant vint me demander mon fermage annuel. Les accidents dont j’ai parlé tout à l’heure me mettaient hors d’état de le payer. Mes bestiaux, saisis le soir même, furent le lendemain évalués et vendus moitié de leur valeur. Ma femme et mes enfants me pressaient de passer par toute espèce de conditions, plutôt que de courir à une ruine certaine ; ils allèrent même jusqu’à me supplier de recevoir encore les visites du Squire, et ils déployèrent toute leur petite éloquence pour me peindre les malheurs dont j’étais menacé, l’horreur de la prison dans une saison rigoureuse comme celle où nous nous trouvions, le danger que pouvaient avoir, pour ma santé, les suites de ma récente blessure dans l’incendie. Je fus inflexible.

« Comment ! mes bons amis, m’écriai-je, comment pouvez-vous chercher à me persuader une chose qui n’est pas juste ? Mon devoir m’a prescrit de pardonner à M. Thornhill, mais ma conscience ne me permettra jamais de l’estimer. Voulez-vous me voir applaudir, devant le monde, ce qu’intérieurement je dois condamner ? Voulez-vous me voir bassement à genoux devant un infâme, baiser la main de celui qui nous a trompés, et, pour éviter quelques jours de prison, me condamner éternellement aux souffrances d’une détention bien autrement douloureuse, celle de l’âme ?… Non, jamais ! si nous devons être arrachés de cette demeure, ne nous écartons pas de la justice, et, quelque part qu’on nous jette, notre habitation nous sera agréable tant que nous pourrons lire dans nos propres cœurs avec confiance et avec plaisir ! »

Ainsi se passa la soirée. Le lendemain, de bonne heure, comme, dans la nuit, il avait tombé beaucoup de neige, Moïse venait de se mettre à la balayer et à faire un passage devant la porte, lorsque, rentrant précipitamment, tout pâle, il nous annonça que deux étrangers, qu’il reconnaissait pour des agents de la justice, se dirigeaient vers la maison. Il parlait encore quand les deux étrangers entrèrent, s’approchèrent du lit où j’étais couché, et, après m’avoir notifié leur qualité et le motif de leur visite, me déclarèrent leur prisonnier, et m’enjoignirent de me préparer à les suivre à la prison du comté, qui était à onze milles de là.

« Mes amis, leur dis-je, vous allez me conduire en prison par un temps bien rude, et, pour comble de malheur, dans un moment où je viens d’avoir un bras horriblement brûlé, où cet accident m’a donné un peu de fièvre, où je manque de vêtements pour me couvrir, où je suis trop faible et trop vieux pour marcher bien loin dans une neige si épaisse ; mais, s’il le faut absolument… »

Je me tournai alors vers ma femme et mes enfants, et je les priai de rassembler le peu d’effets qui nous restaient et de faire immédiatement les préparatifs de notre départ. « Hâtez-vous, leur dis-je. Toi, Moïse, du secours à Olivia !… » La pauvre fille, voyant bien qu’elle était la cause de tous nos malheurs, venait de perdre connaissance, et un complet évanouissement lui avait ôté tout sentiment de douleur. Ma femme, pâle et tremblante, serrait dans ses bras nos deux jeunes enfants, qui, tout effrayés, s’étaient blottis en silence contre son sein et n’osaient pas regarder les deux étrangers. Je la rassurai, tandis que Sophie ployait notre bagage. Comme les recommandations de se dépêcher ne lui étaient pas épargnées, en moins d’une heure nous fûmes prêts à partir.