Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 25

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 156-161).

CHAPITRE XXV.

Pas de situation, si misérable qu’elle paraisse, qui n’offre quelque consolation.

Nous nous éloignions de ce paisible séjour, et nous marchions lentement, ma fille aînée surtout, affaiblie par une fièvre lente qui, depuis quelques jours, avait commencé à miner sa vie. Un des agents eut l’obligeance de la prendre en croupe sur son cheval ; car ces hommes même ne peuvent dépouiller tout sentiment d’humanité. Moïse menait par la main un des enfants, ma femme l’autre ; moi, je m’appuyais sur Sophie qui pleurait, non ses propres malheurs, mais les miens.

Nous étions à deux milles environ de ma demeure, quand nous vîmes accourir derrière nous, en poussant des cris, une troupe d’à peu près cinquante de mes plus pauvres paroissiens. Saisissant, avec d’épouvantables imprécations, les deux agents de la justice, ils jurèrent que jamais ils ne laisseraient aller leur ministre en prison, tant qu’ils auraient une goutte de sang à répandre pour lui, et ils allaient maltraiter rudement notre escorte. Cette échauffourée aurait pu avoir les plus fâcheuses conséquences si, interposant à l’instant mon autorité, je n’eusse, à grand’peine, arraché les agents des mains de cette multitude furieuse. Mes enfants, qui regardaient ma délivrance comme certaine, étaient transportés de joie et ne pouvaient contenir leur ravissement ; ils furent bien désabusés quand ils m’entendirent gourmander l’égarement de ces pauvres gens accourus, comme ils le pensaient, pour me rendre service.

« Comment ! mes amis, leur criai-je ; est-ce là le moyen de me prouver votre attachement ? Est-ce ainsi que vous suivez mes instructions ? Une révolte contre la justice !…. votre perte et la mienne !… Quel est votre chef ? Montrez-moi l’homme qui vous a si criminellement trompés ! aussi vrai qu’il existe, il va sentir mon courroux. Pauvres brebis égarées, ah ! revenez à votre devoir envers Dieu, votre pays et moi. Un jour peut-être je vous reverrai, plus heureux que je ne le suis en ce moment, plus en état de contribuer à votre propre bonheur. Ah ! laissez-moi du moins la consolation de penser que, le jour où je devrai parquer mon troupeau pour l’immortalité, il ne me manquera pas une brebis ! »

Tous parurent pénétrés de repentir, et, fondant en larmes, ils vinrent, l’un après l’autre, me dire adieu. Je serrai tendrement la main à chacun, et, après leur avoir donné ma bénédiction, je continuai ma route sans encombre. Quelques heures avant la nuit, nous arrivâmes à la ville, ou plutôt au village ; car il ne se composait que d’un petit nombre de chétives maisons déchues complètement de leur opulence passée, et il ne conservait d’autre marque de son ancienne importance que la prison.

En y entrant, nous descendîmes à une auberge où nous prîmes ce qu’on put nous servir le plus promptement possible, et je soupai en famille avec ma gaieté habituelle. Quand je vis tout mon monde convenablement installé pour la nuit, je suivis les agents du shérif à la prison, bâtiment dont la destination primitive avait été toute militaire, et qui consistait en un vaste corps de logis fermé de fortes grilles, pavé en grès, et, à certaines heures de la journée, commun aux criminels et aux détenus pour dettes. Chaque prisonnier avait d’ailleurs une cellule particulière où on l’enfermait la nuit.

Je m’attendais, en mettant le pied dans ce triste séjour, à n’y entendre que des lamentations, que les mille voix de la misère. Loin de là, les détenus semblaient n’avoir qu’une pensée, celle de s’étourdir par la joie et les cris. Informé de l’espèce de tribut auquel l’usage soumet les nouveaux venus, je ne me le fis pas demander deux fois, quoique le peu d’argent que j’avais apporté fût bien près d’être épuisé. Ma bienvenue fut immédiatement employée en liqueurs, et la prison retentit bientôt d’une sauvage hilarité, d’éclats de rire et de blasphèmes.

« Comment ! me dis-je à moi-même, des hommes si coupables conservent leur gaieté, et moi je serais triste ! Je n’ai de commun avec eux que la privation de la liberté, et je crois avoir plus de motifs d’être heureux. »

Dans cette idée, je cherchais à m’égayer ; mais la gaieté n’a jamais pu naître d’un effort qui, par lui-même, est pénible. J’étais donc assis, d’un air pensif, dans un coin de la prison, lorsqu’un de mes nouveaux camarades s’approcha, s’assit à côté de moi, et m’adressa la parole. J’ai toujours eu pour principe de répondre à tout individu qui semble désirer un entretien avec moi : est-ce un honnête homme, je puis profiter de ses conseils : est-ce un méchant, il peut gagner quelque chose aux miens. Mon interlocuteur me parut avoir de l’esprit, beaucoup de bon sens, pas d’instruction, mais une connaissance parfaite de ce qu’on appelle le monde, ou, pour parler plus exactement, de la nature humaine vue du mauvais côté.

Il me demanda si j’avais eu soin de me pourvoir d’un lit, précaution à laquelle je n’avais pas même songé. « Cela est fâcheux, me dit-il ; car on ne vous donne ici que de la paille, et votre chambre est bien grande et bien froide. Mais vous me faites un peu l’effet d’un gentleman, et comme je l’ai été moi-même dans mon temps, je mets de grand cœur une partie de mes couvertures à votre disposition. »

Je le remerciai et lui témoignai ma surprise de trouver tant d’humanité dans une prison, au sein de la misère ; et, pour faire preuve d’érudition : « Le sage de l’antiquité, ajoutai-je, semble avoir bien senti le prix d’un compagnon dans le malheur, quand il a dit : Ton cosmon aire, ei dos ton etairon ; et, au fait, qu’est-ce que le monde, si nous n’y trouvons que la solitude ?

— Le monde !… me dit mon camarade, le monde est bien vieux ; et pourtant la cosmogonie ou la création du monde ont embarrassé les philosophes de tous les siècles. Quel chaos d’opinions sur la création du monde ! Sanchoniathon, Manéthon, Bérose et Ocellus Lucanus s’y sont vainement escrimés ! C’est dans le dernier qu’on lit : Anarchon ara kai ateleutaion torpan ; c’est-à-dire….

— Pardon, monsieur, repris-je, si j’interromps votre savante exposition ; mais je crois avoir déjà entendu tout ceci. N’ai-je pas eu le plaisir de vous voir à la foire de Welbridge, et ne vous appelez-vous pas Éphraïm Jenkinson ? » Pour toute réponse, il soupira. « Vous devez, je suppose, vous rappeler un certain docteur Primrose auquel yous avez acheté un cheval. »

Il me reconnut alors seulement ; car auparavant, l’obscurité de l’endroit où nous étions assis et l’approche de la nuit l’avaient empêché de distinguer mes traits. « Oui, monsieur, répondit maître Jenkinson ; je vous remets parfaitement bien. Je vous ai acheté un cheval, mais j’ai oublié de vous le payer. Votre voisin Flamborough est, de tous ceux qui me poursuivent, le seul que je craigne aux prochaines assises ; car il a l’intention de me dénoncer positivement comme faux monnayeur. Je suis, monsieur, bien sincèrement désolé de vous avoir trompé, vous et beaucoup d’autres ; car vous voyez, ajouta-t-il en me montrant ses menottes, ce que m’ont valu tous mes tours.

— Soyez tranquille, monsieur ; l’obligeance avec laquelle vous venez de m’offrir vos services, quand vous ne pouviez rien attendre de moi, je la payerai de tous mes efforts auprès de M. Flamborough, pour lui faire atténuer sa déposition, pour obtenir même son désistement ; à cet effet, je saisirai la première occasion de lui envoyer mon fils, et je ne fais pas le moindre doute qu’il n’y consente. Quant à ma déposition personnelle, vous pouvez être sans crainte aucune.

— Mon bon monsieur, oh ! tout ce que je pourrai faire pour vous vous est acquis. Pour cette nuit, vous aurez plus de la moitié de mes draps, et vous trouverez en moi un ami dévoué dans cette prison où je crois avoir quelque influence. »

Je le remerciai, et lui avouai mon étonnement de le voir en ce moment si rajeuni ; car la première fois que je l’avais rencontré, bien certainement il avait au moins soixante ans. « Vous savez peu votre monde, me dit-il ; j’avais alors de faux cheveux ; je me suis étudié à contrefaire tous les âges, depuis dix-sept ans jusqu’à soixante-dix. Ah ! monsieur, que n’ai-je employé à apprendre un métier la moitié de la peine que je me suis donnée pour devenir un mauvais garnement ; je serais riche aujourd’hui. Mais, tout vaurien que je suis, je puis encore être votre ami, et cela, au moment peut-être où vous vous y attendez le moins. »

Notre conversation fut interrompue par l’arrivée des aides du geôlier qui venaient faire l’appel nominal des détenus et les mettre sous clef pour la nuit. Un d’eux m’apportait une botte de paille pour lit. Il me conduisit, par un corridor noir et étroit, à un cachot pavé comme la prison commune. J’étalai, dans l’un des coins, mon lit et les draps que m’avait donnés mon camarade. Cela fait, mon conducteur, qui était assez poli, me souhaita le bonsoir. Je me recueillis suivant ma coutume, et, après avoir glorifié la céleste main qui me punissait, je me couchai et je dormis, on ne peut plus paisiblement, jusqu’au matin.