Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 5

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 28-31).
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CHAPITRE V.

Une nouvelle et grande connaissance. Ce dont nous attendons le plus nous devient, généralement, le plus fatal.

À peu de distance de la maison, mon prédécesseur avait construit un banc ombragé par une haie d’aubépine et de chèvrefeuille. C’était là, quand le temps était beau et notre tâche finie de bonne heure, que nous avions l’habitude de nous asseoir tous ensemble pour jouir, dans le calme de la soirée, d’un paysage à perte de vue. Là aussi nous prenions le thé, devenu pour nous, désormais, un repas extraordinaire ; et, comme ce repas venait rarement, il répandait une joie nouvelle ; car on mettait toujours aux préparatifs une certaine dose d’importance et de cérémonie. Ces jours-là, les deux marmots nous faisaient régulièrement la lecture, et on les servait très-exactement, quand nous avions fini. Quelquefois, pour varier nos plaisirs, mes filles chantaient en s’accompagnant de la guitare, et, pendant leur petit concert, ma femme et moi nous descendions la pente du coteau émaillé de campanules et de bluets, pour causer, avec délices, de nos enfants, et pour jouir de la brise dont le souffle nous apportait, à la fois, la santé et l’harmonie.

De cette façon, nous commencions à trouver que toute position, dans la vie, peut avoir ses jouissances particulières : si chaque matinée nous réveillait pour la reprise de nos travaux, chaque soirée nous en dédommageait par un gai loisir.

Vers le commencement de l’automne, un jour de fête (j’observais toutes les fêtes comme d’utiles intervalles de repos), j’avais conduit ma famille au lieu habituel de nos récréations, et nos jeunes musiciennes avaient commencé leur concert accoutumé : nous étions fort attentifs… Soudain un cerf bondit brusquement à vingt pas environ du banc où nous étions assis ; il était haletant et semblait serré de près par les chasseurs. Nous n’avions eu qu’un instant pour songer à la détresse de ce pauvre animal, quand nous vîmes, à quelque distance, les chiens et les piqueurs accourant sur sa piste en empaumant sa voie. J’allais, sur-le-champ, rentrer avec ma famille ; mais la curiosité, la surprise, ou un motif plus caché, retinrent ma femme et mes filles. Le chasseur qui galopait en tête passa près de nous très-rapidement, suivi de quatre ou cinq personnes qui semblaient aussi pressées que lui ; puis un jeune gentleman, de meilleure mine que le reste, survint, nous regarda un moment, s’arrêta court au lieu de rejoindre la chasse, et, donnant son cheval à un domestique qui suivait, s’approcha de nous avec cet air d’aisance que donne la supériorité. Sans paraître tenir à se faire annoncer, il alla tout droit à mes filles pour les embrasser, en homme qui comptait sur un favorable accueil. Mais de bonne heure elles avaient appris à déconcerter, d’un regard, la présomption. Sur ce, il nous apprit qu’il avait nom Thornhill, qu’il était propriétaire de la terre dont nous étions entourés à une assez grande distance ; il s’avança de nouveau pour embrasser la partie féminine de la famille, et telle est la magie de la fortune et d’un bel habit, qu’il n’éprouva pas un second refus.

Son abord, quoique avantageux, était d’ailleurs bienveillant : nous ne tardâmes pas à être plus à notre aise, et, apercevant la guitare sur le gazon, il pria qu’on lui fit l’honneur de lui chanter quoi que ce fût. Je ne me souciais point d’une connaissance si disproportionnée, et, d’un signe de tête, j’essayai de prévenir le consentement de mes filles ; mais un autre signe de la mère neutralisa le mien, et, d’un air tout ravi, elles nous chantèrent une romance de Dryden, leur morceau favori. M. Thornhill parut fort content du choix et de l’exécution : il prit lui-même la guitare, et en joua très-médiocrement. Toutefois, ma fille aînée lui rendit avec usure ses applaudissements : « Vos notes, lui dit-elle, sont plus pleines même que celles de mon maître ! » Il s’inclina ; elle répondit par une révérence : il vanta son goût ; elle loua son sens exquis. Au bout d’un siècle ils n’eussent pas été meilleurs amis. La pauvre mère, aussi heureuse que sa fille, supplia le jeune gentleman d’entrer, d’accepter un verre de bon vin de groseilles. Toute la famille s’empressait à lui plaire : mes filles cherchaient à l’entretenir de tout ce qui leur semblait le plus moderne. Moïse, au contraire, lui fit sur les anciens une ou deux questions qui lui valurent le plaisir de voir tout le monde lui rire au nez. Mes deux marmots, non moins affairés, s’accrochaient très-tendrement à l’étranger. Tous mes efforts ne pouvaient empêcher leurs petits doigts sales de toucher et de ternir les galons de son habit, et de soulever les pattes de ses poches pour voir ce qu’il y avait dedans. Sur le soir, il prit congé, mais après avoir demandé la permission de revenir ; elle lui fut accordée sans peine : il était notre propriétaire !

Dès qu’il fut parti, ma femme tint conseil sur les événements de la journée. Son avis fut que c’était un hasard très-heureux ; car des choses bien plus étranges avaient fini par tourner à bien. Elle espérait revoir le jour où nous pourrions lever la tête aussi haut que les plus huppés. Conclusion… Si les deux miss Wrincklers épousaient de magnifiques fortunes, elle ne voyait pas pourquoi ses enfants, à elle, ne trouveraient rien !… « Ni moi non plus, répondis-je (car ce dernier trait était pour moi) : comme, à la loterie, je ne vois pas pourquoi, quand M. Simkins vient de gagner le lot de dix mille livres sterling, nous sommes, nous, restés là avec un billet blanc. — Charles, reprit ma femme, oh ! voilà bien votre habitude de nous taquiner, mes filles et moi, quand nous sommes de bonne humeur. Sophie, dis-moi, ma chère, que penses-tu de notre nouvelle visite ? Ne lui trouves-tu pas l’air d’un excellent homme ? — Excellent ! oh ! oui, maman. Selon moi, il a toujours mille choses à dire sur quoi que ce soit ; jamais d’embarras ; plus le sujet est frivole, plus il trouve à dire ; et, ce qui vaut mieux, il est fort bien ! — Oui, ajouta Olivia, assez bien pour un homme ! mais, quant à moi, il ne me revient pas : quelle impudence ! quelle familiarité ! et puis, sur la guitare, il est à faire mal. » Ces deux jugements, je les retournai : ils m’apprenaient que, intérieurement, le jeune Squire déplaisait à Sophie, autant que, en secret, Olivia avait du goût pour lui. « Quelles que soient vos idées sur M. Thornhill, mes enfants, pour être franc, il ne m’a pas prévenu en sa faveur. Les amitiés disproportionnées finissent toujours par le dégoût. J’ai bien remarqué que, avec toute sa bienveillance, il avait l’air de parfaitement sentir la distance qu’il y a entre nous. Prenons des amis de notre rang. Rien de plus méprisable qu’un coureur de dot : pourquoi les coureuses de dot ne le seraient-elles pas également ? Ainsi, mettons les choses au mieux ! Si les intentions de M. Thornhill sont honnêtes, on nous méprisera ; si elles ne le sont pas !… Je frémis seulement d’y penser. Il est bien vrai que je suis sans inquiétude sur la conduite de mes enfants ; mais sur son caractère, à lui… » Je fus interrompu par un domestique du Squire qui, avec ses compliments, nous envoyait un quartier de venaison et la promesse de nous demander à dîner dans quelques jours. Ce présent, venu si à point, fut, en sa faveur, un plaidoyer trop éloquent pour que tout ce que j’avais à dire pût en détruire l’effet : je me tus donc ; c’était assez d’avoir à temps signalé le danger ; je laissais à la sagesse de ma famille le soin de l’éviter. Vertu qui a besoin d’être toujours gardée ne vaut pas la sentinelle.