Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 6

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 32-35).
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CHAPITRE VI.

Le bonheur du coin du feu à la campagne.

Notre explication avait été un peu chaude : pour tout arranger, on convint, à l’unanimité, qu’une partie de la venaison ferait les frais du souper, et mes filles se mirent gaiement à l’œuvre.

« Je suis désolé, fis-je, que pas un voisin ou un étranger ne soit là pour prendre sa part d’un si friand morceau. L’hospitalité double le charme de pareille fête ! — Dieu soit béni ! s’écria ma femme, voici notre bon ami M. Burchell, qui a sauvé Sophie, et vous a si joliment battu sur tous les points ! — Battu, mon enfant : vous faites erreur, ma chère ; peu de gens me paraissent capables de me battre. Je ne conteste jamais votre talent pour le pâté d’oie : laisse-moi, de grâce, la discussion ! » Comme j’achevais, le pauvre M. Burchell entra : c’était le bienvenu ! Toute la famille lui serra cordialement la main, tandis que le petit Dick lui approchait officieusement un siège.

L’amitié de ce pauvre homme m’était chère pour deux raisons : je savais qu’il avait besoin de la mienne ; je le savais dévoué autant qu’il pouvait l’être. Il était connu dans le voisinage sous le nom du pauvre gentleman qui n’avait rien fait qui vaille dans sa jeunesse, quoiqu’il n’eût pas encore trente ans. Il causait parfois avec beaucoup de sens ; mais, en général, il était fou des enfants, qu’il avait l’habitude d’appeler de petits hommes sans malice. J’appris qu’il n’était bruit que de son talent à leur chanter des ballades, à leur conter des histoires ; rarement il sortait sans avoir pour eux quelque chose dans sa poche, un morceau de pain d’épice, ou un sifflet d’un demi-penny. Il venait, tous les ans, passer quelques jours dans notre voisinage, où chacun lui donnait l’hospitalité.

Il se mit à table avec nous, et ma femme ne lui épargna pas son vin de groseilles. Les gais propos circulèrent ; il nous chanta de vieilles chansons ; il dit aux enfants l’histoire du Daim de Beverland, celle de la Pauvre Grizzel, les Aventures de Catskin, le Bosquet de la belle Rosemonde.

Notre coq, qui chantait toujours à onze heures, nous avertit qu’il était temps de se reposer. Mais, embarras imprévu ! il fallait coucher l’étranger, tous nos lits étaient pris, et il était trop tard pour l’envoyer à l’auberge voisine. Le petit Dick offrit sa moitié de lit, si son frère Moïse voulait le recevoir dans le sien. « Et moi, cria Bill, je donnerai ma moitié à M. Burchell, si mes sœurs veulent me prendre avec elles. — Bien mes enfants, leur dis-je l’hospitalité est le premier devoir du chrétien. La bête fauve se retire dans sa tanière, l’oiseau vole à son nid, l’homme sans appui ne peut trouver d’asile que chez son semblable. Le plus complètement étranger dans ce monde, c’est celui qui est venu le sauver : jamais il n’eut de demeure à lui, comme s’il eût voulu voir ce qui restait d’hospitalité parmi nous. » Puis, m’adressant à ma femme : « Déborah, ma chère, donnez à chacun de ces enfants un morceau de sucre, et que celui de Dick soit le plus gros, parce qu’il a parlé le premier. »

Le lendemain, de bonne heure, j’emmenai toute la famille pour m’aider à faire un regain de foin : notre hôte s’était offert à être de la partie ; il fut accepté. Notre besogne alla grand train : l’herbe fut retournée contre le vent ; j’étais en tête, et tout le monde suivait en bon ordre. Seulement, je ne pus m’empêcher de remarquer l’assiduité de M. Burchell à aider Sophie ; sa tâche faite, il se joignait à elle, et l’entretenait à voix basse. Mais j’avais trop bonne opinion du sens de Sophie, j’étais trop convaincu de ses prétentions, pour prendre ombrage d’un homme ruiné !

Quand nous eûmes fini pour ce jour-là, M. Burchell fut invité, comme la veille ; mais il refusa ; il devait passer la nuit chez un de nos voisins, au fils duquel il portait un sifflet.

Au souper, la conversation tomba sur notre infortuné convive. « Le pauvre homme ! fis-je ; quel cruel exemple des misères qu’entraîne une jeunesse de légèreté et de folie ! pourtant il ne manque pas de sens, et ses extravagances n’en sont que plus coupables. Pauvre créature délaissée ! où sont aujourd’hui les parasites, les flatteurs dont il était entouré, qu’il avait à ses ordres ?… peut-être chez l’entremetteur enrichi par ses extravagances ! Ils le vantaient autrefois, lui… et maintenant c’est pour l’entremetteur qu’ils battent des mains. Leur enthousiasme pour son esprit est devenu sarcasme sur sa folie : il est pauvre, et il mérite peut-être la pauvreté ! car jamais il n’eut ni l’ambition de l’indépendance, ni le talent de se rendre utile ! »

Peut-être de secrètes préoccupations m’avaient-elles fait mettre trop d’aigreur dans cette sortie. « Père, me répondit doucement Sophie, quelle que soit sa conduite passée, sa position, aujourd’hui, devrait le mettre à l’abri du blâme. Son indigence actuelle est une peine suffisante de son ancienne folie. J’ai entendu dire à mon père lui-même que jamais nous ne devrions frapper inutilement une victime sur laquelle la Providence a levé le fouet de sa colère. — Tu as raison, Sophie, ajouta mon fils Moïse ; et un ancien caractérise à merveille ce vilain travers, dans les efforts de ce paysan pour écorcher Marsyas dont un autre, dit la Fable, avait déjà enlevé la peau. D’ailleurs, je ne vois pas que la position de ce pauvre homme soit aussi mauvaise que le dit mon père. Nous ne devons pas juger des sentiments d’autrui par ce que nous éprouverions si nous étions à sa place. Quelque noir que soit le trou de la taupe, l’animal trouve, lui, l’appartement assez éclairé. À vrai dire, les goûts de M. Burchell semblent s’arranger fort bien de sa position. Jamais je n’ai vu d’homme plus gai qu’il ne l’était aujourd’hui en causant avec toi. » Le mot était dit sans intention ; mais il fit rougir. Avec un rire affecté dont elle s’efforçait de couvrir son embarras, Sophie assura qu’elle n’avait pas pris note de ce qu’il lui avait dit ; que, au surplus, elle croyait qu’il avait dû être autrefois un fort joli cavalier. Cet empressement à s’excuser et sa rougeur étaient deux symptômes qu’intérieurement je n’approuvais pas ; mais je dissimulai mes soupçons.

C’était le lendemain que nous attendions M. Thornhill ; ma femme alla préparer son pâté de venaison : Moïse se mit à lire, tandis que moi-même je faisais épeler les marmots. Mes filles semblaient aussi affairées que nous, et je les voyais, depuis assez longtemps, surveillant quelque chose sur le feu. Je supposai d’abord qu’elles aidaient leur mère ; mais le petit Dick me dit à l’oreille qu’elles faisaient une eau pour la peau. J’avais toujours eu pour les eaux de toute espèce une antipathie naturelle : je savais qu’au lieu d’embellir le teint elles le perdent. J’approchai donc tout doucement ma chaise du feu ; puis, comme s’il avait besoin d’être attisé, je saisis le poker ; puis, enfin, comme par accident, je renversai la composition. Il était trop tard pour en commencer une autre.