Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CCXXII

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Michel Lévy frères (p. 682-684).
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CCXXII

JALOUSIE


Cette vraie lumière, cet empressement de tous, cette nouvelle ovation faite au roi par Fouquet, vinrent suspendre l’effet d’une résolution que La Vallière avait déjà bien ébranlée dans le cœur de Louis XIV.

Il regarda Fouquet avec une sorte de reconnaissance pour lui, de ce qu’il avait fourni à La Vallière l’occasion de se montrer si généreuse, si fort puissante sur son cœur.

C’était le moment des dernières merveilles. À peine Fouquet eut-il emmené le roi vers le château, qu’une masse de feu, s’échappant avec un grondement majestueux du dôme de Vaux, éblouissante aurore, vint éclairer jusqu’aux moindres détails des parterres.

Le feu d’artifice commençait. Colbert, à vingt pas du roi, que les maîtres de Vaux entouraient et fêtaient, cherchait par l’obstination de sa pensée funeste à ramener l’attention de Louis sur des idées que la magnificence du spectacle éloignait déjà trop.

Tout à coup, au moment de la tendre à Fouquet, le roi sentit dans sa main ce papier que, selon toute apparence, La Vallière, en fuyant, avait laissé tomber à ses pieds.

L’aimant le plus fort de la pensée d’amour entraînait le jeune prince vers le souvenir de sa maîtresse.

Aux lueurs de ce feu, toujours croissant en beauté, et qui faisait pousser des cris d’admiration dans les villages d’alentour, le roi lut le billet, qu’il supposait être une lettre d’amour destinée à lui par La Vallière.

À mesure qu’il lisait, la pâleur montait à son visage, et cette sourde colère, illuminée par ces feux de mille couleurs, faisait un spectacle terrible dont tout le monde eût frémi, si chacun avait pu lire dans ce cœur ravagé par les plus sinistres passions. Pour lui, plus de trêve dans la jalousie et la rage. À partir du moment où il eut découvert la sombre vérité, tout disparut, pitié, douceur, religion de l’hospitalité.

Peu s’en fallut que, dans la douleur aiguë qui tordait son cœur, encore trop faible pour dissimuler la souffrance, peu s’en fallut qu’il ne poussât un cri d’alarme et qu’il n’appelât ses gardes autour de lui.

Cette lettre, jetée sur les pas du roi par Colbert, on l’a déjà deviné, c’était celle qui avait disparu avec le grison Tobie à Fontainebleau, après la tentative faite par Fouquet sur le cœur de La Vallière.

Fouquet voyait la pâleur et ne devinait point le mal ; Colbert voyait la colère et se réjouissait à l’approche de l’orage.

La voix de Fouquet tira le jeune prince de sa farouche rêverie.

— Qu’avez-vous, sire ? demanda gracieusement le surintendant.

Louis fit un effort sur lui-même, un violent effort.

— Rien, dit-il.

— J’ai peur que Votre Majesté ne souffre.

— Je souffre, en effet, je vous l’ai déjà dit, Monsieur, mais ce n’est rien.

Et le roi, sans attendre la fin du feu d’artifice, se dirigea vers le château.

Fouquet accompagna le roi. Tout le monde suivit derrière eux.

Les dernières fusées brûlèrent tristement pour elles seules.

Le surintendant essaya de questionner encore Louis XIV, mais n’obtint aucune réponse. Il supposa qu’il y avait eu querelle entre Louis et La Vallière dans le parc ; que brouille en était résultée ; que le roi, peu boudeur de sa nature, mais tout dévoué à sa rage d’amour, prenait le monde en haine depuis que sa maîtresse le boudait. Cette idée suffit à le rassurer ; il eut même un sourire amical et consolant pour le jeune roi, quand celui-ci lui souhaita le bonsoir.

Ce n’était pas tout pour le roi. Il fallait subir le service. Ce service du soir se devait faire en grande étiquette. Le lendemain était le jour du départ. Il fallait bien que les hôtes remerciassent leur hôte et lui donnassent une politesse pour ses douze millions.

La seule chose que Louis trouva d’aimable pour Fouquet en le congédiant, ce furent ces paroles :

— Monsieur Fouquet, vous saurez de mes nouvelles ; faites, je vous prie, venir ici M. d’Artagnan.

Et le sang de Louis XIII, qui avait tant dissimulé, bouillait alors dans ses veines, et il était tout prêt à faire égorger Fouquet, comme son prédécesseur avait fait assassiner le maréchal d’Ancre. Aussi déguisa-t-il l’affreuse résolution sous un de ces sourires royaux qui sont les éclairs des coups d’État.

Fouquet prit la main du roi et la baisa. Louis frissonna de tout son corps, mais laissa toucher sa main aux lèvres de M. Fouquet.

Cinq minutes après, d’Artagnan, auquel on avait transmis l’ordre royal, entrait dans la chambre de Louis XIV.

Aramis et Philippe étaient dans la leur, toujours attentifs, toujours écoutant.

Le roi ne laissa pas au capitaine de ses mousquetaires le temps d’arriver jusqu’à son fauteuil.

Il courut à lui.

— Ayez soin, s’écria-t-il, que nul n’entre ici.

— Bien, sire, répliqua le soldat, dont le coup d’œil avait, depuis longtemps, analysé les ravages de cette physionomie.

Et il donna l’ordre à la porte ; puis, revenant vers le roi :

— Il y a du nouveau chez Votre Majesté ? dit-il.

— Combien avez-vous d’hommes ici ? demanda le roi sans répondre autrement à la question qui lui était faite.

— Pourquoi faire, sire ?

— Combien avez-vous d’hommes ? répéta le roi en frappant du pied.

— J’ai les mousquetaires.

— Après ?

— J’ai vingt gardes et treize suisses.

— Combien faut-il de gens pour…

— Pour ?… dit le mousquetaire avec ses grands yeux calmes.

— Pour arrêter M. Fouquet.

D’Artagnan fit un pas en arrière.

— Arrêter M. Fouquet ! dit-il avec éclat.

— Allez-vous dire aussi que c’est impossible ? s’écria le roi avec une rage froide et haineuse.

— Je ne dis jamais qu’une chose soit impossible, répliqua d’Artagnan blessé au vif.

— Eh bien, faites !

D’Artagnan tourna sur ses talons sans mesure et se dirigea vers la porte.

L’espace à parcourir était court ; il le franchit en six pas. Là, s’arrêtant :

— Pardon, sire, dit-il.

— Quoi ? dit le roi.

— Pour faire cette arrestation, je voudrais un ordre écrit.

— À quel propos ? et depuis quand la parole du roi ne vous suffit-elle pas ?

— Parce qu’une parole de roi, issue d’un sentiment de colère, peut changer quand le sentiment change.

— Pas de phrases, Monsieur ! vous avez une autre pensée.

— Oh ! j’ai toujours des pensées, moi, et des pensées que les autres n’ont malheureusement pas, répliqua impertinemment d’Artagnan.

Le roi, dans la fougue de son emportement, plia devant cet homme, comme le cheval plie les jarrets sous la main robuste du dompteur.

— Votre pensée ? s’écria-t-il.

— La voici, sire, répondit d’Artagnan. Vous faites arrêter un homme lorsque vous êtes encore chez lui : c’est de la colère. Quand vous ne serez plus en colère, vous vous repentirez. Alors, je veux pouvoir vous montrer votre signature. Si cela ne répare rien, au moins cela nous montrera-t-il que le roi a tort de se mettre en colère.

— A tort de se mettre en colère ! hurla le roi avec frénésie. Est-ce que le roi mon père, est-ce que mon aïeul ne s’y mettaient pas, corps du Christ ?

— Le roi votre père, le roi votre aïeul ne se mettaient jamais en colère que chez eux.

— Le roi est maître partout comme chez lui.

— C’est une phrase de flatteur, et qui doit venir de M. Colbert, mais ce n’est pas une vérité. Le roi est chez lui dans toute maison quand il en a chassé le propriétaire.

Louis se mordit les lèvres.

— Comment ! dit d’Artagnan, voilà un homme qui se ruine pour vous plaire, et vous voulez le faire arrêter ? Mordious ! sire, si je m’appelais Fouquet et que l’on me fît cela, j’avalerais d’un coup dix fusées d’artifice, et j’y mettrais le feu pour me faire sauter, moi et tout le reste. C’est égal, vous le voulez, j’y vais.

— Allez ! fit le roi. Mais avez-vous assez de monde ?

— Croyez-vous, sire, que je vais emmener un anspessade avec moi ? Arrêter M. Fouquet, mais c’est si facile, qu’un enfant le ferait. M. Fouquet à arrêter, c’est un verre d’absinthe à boire. On fait la grimace, et c’est tout.

— S’il se défend ?…

— Lui ? Allons donc ! se défendre quand une rigueur comme celle-là le fait roi et martyr ! Tenez, s’il lui reste un million, ce dont je doute, je gage qu’il le donnerait pour avoir cette fin-là. Allons, sire, j’y vais.

— Attendez ! dit le roi.

— Ah ! qu’y a-t-il ?

— Ne rendez pas son arrestation publique.

— C’est plus difficile, cela.

— Pourquoi ?

— Parce que rien n’est plus simple que d’aller, au milieu des mille personnes enthousiastes qui l’entourent, dire à M. Fouquet : « Au nom du roi, Monsieur, je vous arrête ! » Mais aller à lui, le tourner, le retourner, le coller dans quelque coin de l’échiquier, de façon qu’il ne s’en échappe pas ; le voler à tous ses convives, et vous le garder prisonnier, sans qu’un de ses hélas ! ait été entendu, voilà une difficulté réelle, véritable, suprême, et je la donne en cent aux plus habiles.

— Dites encore : « C’est impossible ! » et vous aurez plus vite fait. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! ne serais-je entouré que de gens qui m’empêchent de faire ce que je veux !

— Moi, je ne vous empêche de rien faire. Est-ce dit ?

— Gardez-moi M. Fouquet jusqu’à ce que, demain, j’aie pris une résolution.

— Ce sera fait, sire.

— Et revenez à mon lever pour prendre mes nouveaux ordres.

— Je reviendrai.

— Maintenant, qu’on me laisse seul.

— Vous n’avez pas même besoin de M. Colbert ? dit le mousquetaire envoyant sa dernière flèche au moment du départ.

Le roi tressaillit. Tout entier à la vengeance, il avait oublié le corps du délit.

— Non, personne, dit-il, personne ici ! Laissez-moi !

D’Artagnan partit. Le roi ferma sa porte lui-même, et commença une furieuse course dans sa chambre, comme le taureau blessé qui traîne après lui ses banderilles et les fers des hameçons. Enfin, il se mit à se soulager par des cris.

— Ah ! le misérable ! non-seulement il me vole mes finances, mais, avec cet or, il me corrompt secrétaires, amis, généraux, artistes, il me prend jusqu’à ma maîtresse ! Ah ! voilà pourquoi cette perfide l’a si bravement défendu !… C’était de la reconnaissance !… Qui sait ?… peut-être même de l’amour !

Il s’abîma un instant dans ces réflexions douloureuses.

— Un satyre ! pensa-t-il avec cette haine profonde que la grande jeunesse porte aux hommes mûrs qui songent encore à l’amour ; un faune qui court la galanterie et qui n’a jamais trouvé de rebelles ! un homme à femmelettes, qui donne des fleurettes d’or et de diamant, et qui a des peintres pour faire le portrait de ses maîtresses en costume de déesses !

Le roi frémit de désespoir.

— Il me souille tout ! continua-t-il. Il me ruine tout ! Il me tuera ! Cet homme est trop pour moi ! Il est mon mortel ennemi ! Cet homme tombera ! Je le hais !… je le hais !… je le hais !…

Et, en disant ces mots, il frappait à coups redoublés sur les bras du fauteuil dans lequel il s’asseyait et duquel il se levait comme un épileptique.

— Demain ! demain !… Oh ! le beau jour ! murmura-t-il ; quand le soleil se lèvera, n’ayant que moi pour rival, cet homme tombera si bas, qu’en voyant les ruines que ma colère aura faites, on avouera enfin que je suis plus grand que lui !

Le roi, incapable de se maîtriser plus longtemps, renversa d’un coup de poing une table placée près de son lit, et, dans la douleur qu’il ressentit, pleurant presque, suffoquant, il alla se précipiter sur ses draps, tout habillé qu’il était, pour les mordre et pour y trouver le repos du corps.

Le lit gémit sous ce poids, et, à part quelques soupirs échappés de la poitrine haletante du roi, on n’entendit plus rien dans la chambre de Morphée.