Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CLXII

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Michel Lévy frères (p. 502-504).
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CLXII

TRIUM-FÉMINAT


Le roi, une fois à Paris, se rendit au conseil et travailla une partie de la journée. La reine demeura chez elle avec la reine mère, et fondit en larmes après avoir fait son adieu au roi.

— Ah ! ma mère, dit-elle, le roi ne m’aime plus. Que deviendrai-je, mon Dieu ?

— Un mari aime toujours une femme telle que vous, répondit Anne d’Autriche.

— Le moment peut venir, ma mère, où il aimera une autre femme que moi.

— Qu’appelez-vous aimer ?

— Oh ! toujours penser à quelqu’un, toujours rechercher cette personne.

— Est-ce que vous avez remarqué, dit Anne d’Autriche, que le roi fît de ces sortes de choses ?

— Non, Madame, dit la jeune reine en hésitant.

— Vous voyez bien, Marie !

— Et cependant, ma mère, avouez que le roi me délaisse !

— Le roi, ma fille, appartient à tout son royaume.

— Et voilà pourquoi il ne m’appartient plus, à moi ; voilà pourquoi je me verrai, comme se sont vues tant de reines, délaissée, oubliée, tandis que l’amour, la gloire et les honneurs seront pour les autres. Oh ! ma mère, le roi est si beau ! Combien lui diront qu’elles l’aiment, combien devront l’aimer !

— Il est rare que les femmes aiment un homme dans le roi. Mais cela dût-il arriver, j’en doute, souhaitez plutôt, Marie, que ces femmes aiment réellement votre mari. D’abord, l’amour dévoué de la maîtresse est un élément de dissolution rapide pour l’amour de l’amant, et puis, à force d’aimer, la maîtresse perd tout empire sur l’amant, dont elle ne désire ni la puissance ni la richesse, mais l’amour. Souhaitez donc que le roi n’aime guère, et que sa maîtresse aime beaucoup.

— Oh ! ma mère, quelle puissance que celle d’un amour profond.

— Et vous dites que vous êtes abandonnée ?

— C’est vrai, c’est vrai, je déraisonne… Il est un supplice pourtant, ma mère, auquel je ne saurais résister.

— Lequel ?

— Celui d’un heureux choix, celui d’un ménage qu’il se ferait à côté du nôtre ; celui d’une famille qu’il trouverait chez une autre femme. Oh ! si je voyais jamais des enfants au roi… j’en mourrais !

— Marie ! Marie ! répliqua la reine mère avec un sourire, et elle prit la main de la jeune reine ; rappelez-vous ce mot que je vais vous dire, et qu’à jamais il vous serve de consolation : Le roi ne peut avoir de dauphin sans vous, et vous pouvez en avoir sans lui.

À ces paroles, qu’elle accompagna d’un expressif éclat de rire, la reine mère quitta sa bru pour aller au-devant de Madame, dont un page venait d’annoncer la venue dans le grand cabinet.

Madame avait pris à peine le temps de se déshabiller. Elle arrivait avec une de ces physionomies agitées qui décèlent un plan dont l’exécution occupe et dont le résultat inquiète.

— Je venais voir, dit-elle, si Vos Majestés avaient quelque fatigue de notre petit voyage ?

— Aucune, dit la reine mère.

— Un peu, répliqua Marie-Thérèse.

— Moi, Mesdames, j’ai surtout souffert de la contrariété.

— Quelle contrariété ? demanda Anne d’Autriche.

— Cette fatigue que devait prendre le roi à courir ainsi à cheval.

— Bon ! cela fait du bien au roi.

— Et je le lui ai conseillé moi-même, dit Marie-Thérèse en pâlissant.

Madame ne répondit rien à cela ; seulement, un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à elle se dessina sur ses lèvres, sans passer sur le reste de sa physionomie ; puis, changeant aussitôt la tournure de la conversation :

— Nous retrouvons Paris tout semblable au Paris que nous avons quitté : toujours des intrigues, toujours des trames, toujours des coquetteries.

— Intrigues !… Quelles intrigues ? demanda la reine mère.

— On parle beaucoup de M. Fouquet et de madame Plessis-Bellière.

— Qui s’inscrit ainsi au numéro dix mille ? répliqua la reine mère. Mais les trames, s’il vous plaît ?

— Nous avons, à ce qu’il paraît, des démêlés avec la Hollande.

— Comment cela ?

— Monsieur me racontait cette histoire des médailles.

— Ah ! s’écria la jeune reine, ces médailles frappées en Hollande… où l’on voit un nuage passer sur le soleil du roi. Vous avez tort d’appeler cela de la trame, c’est de l’injure.

— Si méprisable que le roi la méprisera, répondit la reine mère. Mais, que disiez-vous des coquetteries ? Est-ce que vous voudriez parler de Madame d’Olonne ?

— Non pas, non pas ; je chercherai plus près de nous.

Casa de usted, murmura la reine mère, sans remuer les lèvres, à l’oreille de sa bru.

Madame n’entendit rien et continua :

— Vous savez l’affreuse nouvelle ?

— Oh ! oui, cette blessure de M. de Guiche.

— Et vous l’attribuez, comme tout le monde, à un accident de chasse ?

— Mais oui, firent les deux reines, cette fois intéressées.

Madame se rapprocha.

— Un duel, dit-elle tout bas.

— Ah ! fit sévèrement Anne d’Autriche, aux oreilles de qui sonnait mal ce mot duel, proscrit en France depuis qu’elle y régnait.

— Un déplorable duel, qui a failli coûter, à Monsieur, deux de ses meilleurs amis ; au roi, deux bons serviteurs.

— Pourquoi ce duel ? demanda la jeune reine animée d’un instinct secret.

— Coquetteries, répéta triomphalement Madame. Ces messieurs ont disserté sur la vertu d’une dame : l’un a trouvé que Pallas était peu de chose à côté d’elle ; l’autre a prétendu que cette dame imitait Vénus agaçant Mars, et, ma foi ! ces messieurs ont combattu comme Hector et Achille.

— Vénus agaçant Mars ? se dit tout bas la jeune reine, sans oser approfondir l’allégorie.

— Qui est cette dame ? demanda nettement Anne d’Autriche. Vous avez dit, je crois, une dame d’honneur ?

— L’ai-je dit ? fit Madame.

— Oui. Je croyais même vous avoir entendue la nommer.

— Savez-vous qu’une femme de cette espèce est funeste dans une maison royale ?

— C’est mademoiselle de La Vallière ? dit la reine mère.

— Mon Dieu, oui, c’est cette petite laide.

— Je la croyais fiancée à un gentilhomme qui n’est ni M. de Guiche ni M. de Wardes, je suppose ?

— C’est possible, Madame.

La jeune reine prit une tapisserie, qu’elle défit avec une affectation de tranquillité, démentie par le tremblement de ses doigts.

— Que parliez-vous de Vénus et de Mars ? poursuivit la reine mère ; est-ce qu’il y a un Mars ?

— Elle s’en vante.

— Vous venez de dire qu’elle s’en vante ?

— Ç’a été la cause du combat.

— Et M. de Guiche a soutenu la cause de Mars ?

— Oui, certes, en bon serviteur.

— En bon serviteur ! s’écria la jeune reine oubliant toute réserve pour laisser échapper sa jalousie ; serviteur de qui ?

— Mars, répliqua Madame, ne pouvant être défendu qu’aux dépens de cette Vénus, M. de Guiche a soutenu l’innocence absolue de Mars, et affirmé sans doute que Vénus s’en vantait.

— Et M. de Wardes, dit tranquillement Anne d’Autriche, propageait le bruit que Vénus avait raison ?

— Ah ! de Wardes, pensa Madame, vous payerez cher cette blessure faite au plus noble des hommes.

Et elle se mit à charger de Wardes avec tout l’acharnement possible, payant ainsi la dette du blessé et la sienne avec la certitude qu’elle faisait pour l’avenir la ruine de son ennemi. Elle en dit tant, que Manicamp, s’il se fût trouvé là, eût regretté d’avoir si bien servi son ami, puisqu’il en résultait la ruine de ce malheureux ennemi.

— Dans tout cela, dit Anne d’Autriche, je ne vois qu’une peste, qui est cette La Vallière.

La jeune reine reprit son ouvrage avec une froideur absolue.

Madame écouta.

— Est-ce que tel n’est pas votre avis ? lui dit Anne d’Autriche. Est-ce que vous ne faites pas remonter à elle la cause de cette querelle et du combat ?

Madame répondit par un geste qui n’était pas plus une affirmation qu’une négation.

— Je ne comprends pas trop alors ce que vous m’avez dit touchant le danger de la coquetterie, reprit Anne d’Autriche.

— Il est vrai, se hâta de dire Madame, que, si la jeune personne n’avait pas été coquette, Mars ne se serait pas occupé d’elle.

Ce mot de Mars ramena une fugitive rougeur sur les joues de la jeune reine ; mais elle ne continua pas moins son ouvrage commencé.

— Je ne veux pas qu’à ma cour on arme ainsi les hommes les uns contre les autres, dit flegmatiquement Anne d’Autriche. Ces mœurs furent peut-être utiles dans un temps où la noblesse, divisée, n’avait d’autre point de ralliement que la galanterie. Alors les femmes, régnant seules, avaient le privilège d’entretenir la valeur des gentilshommes par des essais fréquents. Mais aujourd’hui, Dieu soit loué ! il n’y a qu’un seul maître en France. À ce maître est dû le concours de toute force et de toute pensée. Je ne souffrirai pas qu’on enlève à mon fils un de ses serviteurs.

Elle se tourna vers la jeune reine.

— Que faire à cette La Vallière ? dit-elle.

— La Vallière ? fit la reine paraissant surprise. Je ne connais pas ce nom.

Et cette réponse fut accompagnée d’un de ces sourires glacés qui vont seulement aux bouches royales.

Madame était elle-même une grande princesse, grande par l’esprit, la naissance et l’orgueil ; toutefois, le poids de cette réponse l’écrasa ; elle fut obligée d’attendre un moment pour se remettre.

— C’est une de mes filles d’honneur, répliqua-t-elle avec un salut.

— Alors, répliqua Marie-Thérèse du même ton, c’est votre affaire, ma sœur… non la nôtre.

— Pardon, reprit Anne d’Autriche, c’est mon affaire, à moi. Et je comprends fort bien, poursuivit-elle en adressant à Madame un regard d’intelligence, je comprends pourquoi Madame m’a dit ce qu’elle vient de me dire.

— Vous, ce qui émane de vous, Madame, dit la princesse anglaise, sort de la bouche de la Sagesse.

— En renvoyant cette fille dans son pays, dit Marie-Thérèse avec douceur, on lui ferait une pension.

— Sur ma cassette ! s’écria vivement Madame.

— Non, non, Madame, interrompit Anne d’Autriche, pas d’éclat, s’il vous plaît. Le roi n’aime pas qu’on fasse parler mal des dames. Que tout ceci, s’il vous plaît, s’achève en famille.

— Madame, vous aurez l’obligeance de faire mander ici cette fille.

— Vous, ma fille, vous serez assez bonne pour rentrer un moment chez vous.

Les prières de la vieille reine étaient des ordres. Marie-Thérèse se leva pour rentrer dans son appartement, et Madame pour faire appeler La Vallière par un page.