Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CLXXXVII

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Michel Lévy frères (p. 576-580).


CLXXXVII

LA QUITTANCE DE M. DE MAZARIN


Fouquet eût poussé un cri de joie en apercevant un ami nouveau, si l’air glacé, le regard distrait d’Aramis ne lui eussent rendu toute sa réserve.

— Est-ce que vous nous aidez à prendre le dessert ? demanda-t-il cependant ; est-ce que vous ne vous effraierez pas un peu de tout ce bruit que font nos folies ?


— Buvons, messieurs, à la santé de madame de Bellières. — Page 576.

— Monseigneur, répliqua respectueusement Aramis, je commencerai par m’excuser près de vous de troubler votre joyeuse réunion ; puis je vous demanderai, après le plaisir, un moment d’audience pour les affaires.

Comme ce mot affaires avait fait dresser l’oreille à quelques épicuriens, Fouquet se leva.

— Les affaires toujours, dit-il, monsieur d’Herblay ; trop heureux sommes-nous quand les affaires n’arrivent qu’à la fin du repas.

Et, ce disant, il prit la main de madame de Bellière, qui le considérait avec une sorte d’inquiétude ; il la conduisit dans le plus voisin salon, après l’avoir confiée aux plus raisonnables de la compagnie.

Quant à lui, prenant Aramis par le bras, il se dirigea vers son cabinet.

Aramis, une fois là, oublia le respect de l’étiquette. Il s’assit :

— Devinez, dit-il, qui j’ai vu ce soir ?

— Mon cher chevalier, toutes les fois que vous commencez de la sorte, je suis sûr de m’entendre annoncer quelque chose de désagréable.

— Cette fois encore, vous ne vous serez pas trompé, mon cher ami, répliqua Aramis.

— Ne me faites pas languir, ajouta flegmatiquement Fouquet.

— Eh bien, j’ai vu madame de Chevreuse.

— La vieille duchesse ?

— Oui.

— Ou son ombre ?

— Non pas. Une vieille louve.

— Sans dents ?

— C’est possible, mais non pas sans griffes.

— Eh bien, pourquoi m’en voudrait-elle ? Je ne suis pas avare avec les femmes qui ne sont pas prudes. C’est là une qualité que prise toujours même la femme qui n’ose plus provoquer l’amour.

— Madame de Chevreuse le sait bien, que vous n’êtes pas avare, puisqu’elle veut vous arracher de l’argent.

— Bon ! sous quel prétexte ?

— Ah ! les prétextes ne lui manquent jamais. Voici le sien.

— J’écoute.

— Il paraîtrait que la duchesse possède plusieurs lettres de M. de Mazarin.

— Cela ne m’étonne pas, le prélat était galant.

— Oui ; mais ces lettres n’auraient pas de rapport avec les amours du prélat. Elles traitent, dit-on, d’affaires de finances.

— C’est moins intéressant.

— Vous ne soupçonnez pas un peu ce que je veux dire ?

— Pas du tout.

— N’auriez-vous jamais entendu parler d’une accusation de détournement de fonds ?

— Cent fois ! mille fois ! Depuis que je suis aux affaires, mon cher d’Herblay, je n’ai jamais entendu parler que de cela. C’est comme vous, évêque, lorsqu’on vous reproche votre impiété ; vous, mousquetaire, votre poltronnerie ; ce qu’on reproche perpétuellement au ministre des Finances, c’est de voler les finances.

— Bien ; mais précisons, car M. de Mazarin précise, à ce que dit la duchesse.

— Voyons ce qu’il précise ?

— Quelque chose comme une somme de treize millions dont vous seriez fort empêché, vous, de préciser l’emploi.

— Treize millions ! dit le surintendant en s’allongeant dans son fauteuil, pour mieux lever la tête vers le plafond. Treize millions… Ah ! dame ! je les cherche, voyez-vous, parmi tous ceux qu’on m’accuse d’avoir volés.

— Ne riez pas, mon cher monsieur, c’est grave. Il est certain que la duchesse a les lettres, et que les lettres doivent être bonnes, attendu qu’elle voulait les vendre cinq cent mille livres.

— On peut avoir une fort jolie calomnie pour ce prix-là, répondit Fouquet. Eh ! mais je sais ce que vous voulez dire.

Fouquet se mit à rire de bon cœur.

— Tant mieux ! fit Aramis peu rassuré.

— L’histoire de ces treize millions me revient. Oui, c’est cela ; je les tiens.

— Vous me faites grand plaisir. Voyons un peu.

— Imaginez-vous, mon cher, que le signor Mazarin, Dieu ait son âme ! fit un jour ce bénéfice de treize millions sur une concession de terres en litige dans la Valteline ; il les biffa sur le registre des recettes, me les fit envoyer, et se les fit donner par moi, pour frais de guerre.

— Bien. Alors la destination est justifiée.

— Non pas ; le cardinal les fit placer sous mon nom, et m’envoya une décharge ?

— Vous avez cette décharge ?

— Parbleu ! dit Fouquet en se levant tranquillement pour aller aux tiroirs de son vaste bureau d’ébène incrusté de nacre et d’or.

— Ce que j’admire en vous, dit Aramis charmé, c’est votre mémoire d’abord, puis votre sang-froid, et enfin l’ordre parfait qui règne dans votre administration, à vous, le poëte par excellence.

— Oui, dit Fouquet, j’ai de l’ordre par esprit de paresse, pour m’épargner de chercher. Ainsi, je sais que le reçu de Mazarin est dans le troisième tiroir, lettre M ; j’ouvre ce tiroir et je mets immédiatement la main sur le papier qu’il me faut. La nuit, sans bougie, je le trouverais.

Et il palpa d’une main sûre la liasse de papiers entassés dans le tiroir ouvert.

— Il y a plus, continua-t-il, je me rappelle ce papier comme si je le voyais ; il est fort, un peu rugueux, doré sur tranche ; Mazarin avait fait un pâté d’encre sur le chiffre de la date. Eh bien, fit-il, voilà le papier qui sent qu’on s’occupe de lui et qu’il est nécessaire, il se cache et se révolte.

Et le surintendant regarda dans le tiroir.

Aramis s’était levé.

— C’est étrange, dit Fouquet.

— Votre mémoire vous fait défaut, mon cher monsieur, cherchez dans une autre liasse.

Fouquet prit la liasse et la parcourut encore une fois ; puis il pâlit.

— Ne vous obstinez pas à celle-ci, dit Aramis, cherchez ailleurs.

— Inutile, inutile ; jamais je n’ai fait une erreur ; nul que moi n’arrange ces sortes de papiers ; nul n’ouvre ce tiroir, auquel, vous voyez, j’ai fait faire un secret dont personne que moi ne connaît le chiffre.

— Que concluez-vous alors ? dit Aramis agité.

— Que le reçu de Mazarin m’a été volé. Madame de Chevreuse avait raison, chevalier ; j’ai détourné les deniers publics ; j’ai volé treize millions dans les coffres de l’État ; je suis un voleur, monsieur d’Herblay.

— Monsieur ! Monsieur ! ne vous irritez pas, ne vous exaltez pas !

— Pourquoi ne pas m’exalter, chevalier ? La cause en vaut la peine. Un bon procès, un bon jugement, et votre ami M. le surintendant peut suivre à Montfaucon son collègue Enguerrand de Marigny, son prédécesseur Samblançay.

— Oh ! fit Aramis en souriant, pas si vite.

— Comment, pas si vite ! Que supposez-vous donc que madame de Chevreuse aura fait de ces lettres ; car vous les avez refusées, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, refusé net. Je suppose qu’elle les sera allée vendre à M. Colbert.

— Eh bien, voyez-vous ?

— J’ai dit que je supposais, je pourrais dire que j’en suis sûr ; car je l’ai fait suivre, et, en me quittant, elle est rentrée chez elle, puis elle est sortie par une porte de derrière et s’est rendue à la maison de l’intendant, rue Croix-des-Petits-Champs.

— Procès alors, scandale et déshonneur, le tout tombant comme tombe la foudre, aveuglément, brutalement, impitoyablement.

Aramis s’approcha de Fouquet, qui frémissait dans son fauteuil, auprès des tiroirs ouverts ; il lui posa la main sur l’épaule, et, d’un ton affectueux :

— N’oubliez jamais, dit-il, que la position de M. Fouquet ne se peut comparer à celle de Samblançay ou de Marigny.

— Et pourquoi, mon Dieu ?

— Parce que le procès de ces ministres s’est fait, parfait, et que l’arrêt a été exécuté ; tandis qu’à votre égard il ne peut en arriver de même.

— Encore un coup, pourquoi ? Dans tous les temps, un concessionnaire est un criminel.

— Les criminels qui savent trouver un lieu d’asile ne sont jamais en danger.

— Me sauver ? fuir ?

— Je ne vous parle pas de cela, et vous oubliez que ces sortes de procès sont évoqués par le parlement, instruits par le procureur général, et que vous êtes procureur général. Vous voyez bien qu’à moins de vouloir vous condamner vous-même…

— Oh ! s’écria tout à coup Fouquet en frappant la table de son poing.

— Eh bien, quoi ? qu’y a-t-il ?

— Il y a que je ne suis plus procureur général.

Aramis, à son tour, pâlit de manière à paraître livide ; il serra ses doigts, qui craquèrent les uns sur les autres, et, d’un œil hagard qui foudroya Fouquet :

— Vous n’êtes plus procureur général ? dit-il en scandant chaque syllabe.

— Non.

— Depuis quand ?

— Depuis quatre ou cinq heures.

— Prenez garde, interrompit froidement Aramis, je crois que vous n’êtes pas en possession de votre bon sens, mon ami ; remettez-vous.

— Je vous dis, reprit Fouquet, que tantôt quelqu’un est venu, de la part de mes amis, m’offrir quatorze cent mille livres de ma charge, et que j’ai vendu ma charge.

Aramis demeura interdit ; sa figure intelligente et railleuse prit un caractère de morne effroi qui fit plus d’effet sur le surintendant que tous les cris et tous les discours du monde.

— Vous aviez donc bien besoin d’argent ? dit-il enfin.

— Oui, pour acquitter une dette d’honneur.

Et il raconta en peu de mots à Aramis la générosité de madame de Bellière et la façon dont il avait cru devoir payer cette générosité.

— Voilà un beau trait, dit Aramis. Cela vous coûte ?

— Tout justement les quatorze cent mille livres de ma charge.

— Que vous avez reçues comme cela tout de suite, sans réfléchir ? Ô imprudent ami !

— Je ne les ai pas reçues, mais je les recevrai demain.

— Ce n’est donc pas fait encore ?

— Il faut que ce soit fait puisque j’ai donné à l’orfèvre, pour midi, un bon sur ma caisse, où l’argent de l’acquéreur entrera de six à sept heures.

— Dieu soit loué ! s’écria Aramis en battant des mains, rien n’est achevé, puisque vous n’avez pas été payé.

— Mais l’orfèvre ?

— Vous recevrez de moi les quatorze cent mille livres à midi moins un quart.

— Un moment, un moment ! c’est ce matin, à six heures, que je signe.

— Oh ! je vous réponds que vous ne signerez pas.

— J’ai donné ma parole, chevalier.

— Si vous l’avez donnée, vous la reprendrez, voilà tout.

— Oh ! que me dites-vous là ? s’écria Fouquet avec un accent profondément loyal. Reprendre une parole quand on est Fouquet !

Aramis répondit au regard sévère du ministre par un regard courroucé.

— Monsieur, dit-il, je crois avoir mérité d’être appelé un honnête homme, n’est-ce pas ? Sous la casaque du soldat, j’ai risqué cinq cents fois ma vie ; sous l’habit du prêtre, j’ai rendu de plus grands services encore, à Dieu, à l’État ou à mes amis. Une parole vaut ce que vaut l’homme qui la donne. Elle est, quand il la tient, de l’or pur ; elle est un fer tranchant quand il ne veut pas la tenir. Il se défend alors avec cette parole comme avec une arme d’honneur, attendu que, lorsqu’il ne tient pas cette parole, cet homme d’honneur, c’est qu’il est en danger de mort, c’est qu’il court plus de risques que son adversaire n’a de bénéfices à faire. Alors, Monsieur, on en appelle à Dieu et à son droit.

Fouquet baissa la tête.

— Je suis, dit-il, un pauvre Breton opiniâtre et vulgaire ; mon esprit admire et craint le vôtre. Je ne dis pas que je tiens ma parole par vertu ; je la tiens, si vous voulez, par routine ; mais, enfin, les hommes du commun sont assez simples pour admirer cette routine ; c’est ma seule vertu, laissez-m’en les honneurs.

— Alors vous signerez demain la vente de cette charge, qui vous défendait contre tous vos ennemis ?

— Je signerai.

— Vous vous livrerez pieds et poings liés pour un faux-semblant d’honneur que dédaigneraient les plus scrupuleux casuistes ?

— Je signerai.

Aramis poussa un profond soupir, regarda tout autour de lui avec l’impatience d’un homme qui voudrait briser quelque chose.

— Nous avons encore un moyen, dit-il, et j’espère que vous ne me refuserez pas de l’employer, celui-là.

— Assurément non, s’il est loyal… comme tout ce que vous proposez, cher ami.

— Je ne sache rien de plus loyal qu’une renonciation de votre acquéreur. Est-ce votre ami ?

— Certes !… Mais…

— Mais… si vous me permettez de traiter l’affaire, je ne désespère point.

— Oh ! je vous laisserai absolument maître.

— Avec qui avez-vous traité ? Quel homme est-ce ?

— Je ne sais pas si vous connaissez le parlement ?

— En grande partie. C’est un président quelconque ?

— Non ; un simple conseiller.

— Ah ! ah !

— Qui s’appelle Vanel.

Aramis devint pourpre.

— Vanel ! s’écria-t-il en se relevant ; Vanel ! le mari de Marguerite Vanel ?

— Précisément.

— De votre ancienne maîtresse ?

— Oui, mon cher ; elle a désiré d’être madame la procureuse générale. Je lui devais bien cela, au pauvre Vanel, et j’y gagne puisque c’est encore faire plaisir à sa femme.

Aramis vint droit à Fouquet et lui prit la main.

— Vous savez, dit-il avec sang-froid, le nom du nouvel amant de madame Vanel ?

— Ah ! elle a un nouvel amant ? Je l’ignorais ; et, ma foi, non, je ne sais pas comment il se nomme.

— Il se nomme M. Jean-Baptiste Colbert ; il est intendant des finances ; il demeure rue Croix-des-Petits-Champs, là où madame de Chevreuse est allée, ce soir avec les lettres de Mazarin qu’elle veut vendre.

— Mon Dieu ! murmura Fouquet en essuyant son front ruisselant de sueur, mon Dieu !

— Vous commencez à comprendre, n’est-ce pas ?

— Que je suis perdu, oui.

— Trouvez-vous que cela vaille la peine de tenir un peu moins que Régulus à sa parole ?

— Non, dit Fouquet.

— Les gens entétés, murmura Aramis, s’arrangent toujours de façon qu’on les admire.

Fouquet lui tendit la main.

À ce moment, une riche horloge d’écaille, à figures d’or, placée sur une console en face de la cheminée, sonna six heures du matin.

Une porte cria dans le vestibule.

— M. Vanel, vint dire Gourville à la porte du cabinet, demande si Monseigneur peut le recevoir.

Fouquet détourna ses yeux des yeux d’Aramis et répondit :

— Faites entrer M. Vanel.