Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CXLVI

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Michel Lévy frères (p. 461-462).
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CXLVI

COMMENT PORTHOS, TRÜCHEN ET PLANCHET SE QUITTÈRENT TOUS AMIS, GRÂCE À D’ARTAGNAN.


On fit grosse chère dans la maison de Planchet.

Porthos brisa une échelle et deux cerisiers, dépouilla les framboisiers, mais ne put arriver jusqu’aux fraises, à cause, disait-il, de son ceinturon.

Trüchen, qui s’était déjà apprivoisée avec le géant, lui répondit :

— Ce n’est pas le ceinduron, z’est le fendre.

Et Porthos, ravi de joie, embrassa Trüchen, qui lui cueillait plein sa main de fraises et les lui fit manger dans sa main. D’Artagnan, qui arriva sur ces entrefaites, gourmanda Porthos sur sa paresse, et plaignit tout bas Planchet.

Porthos déjeuna bien ; quand il eut fini :

— Je me plairais ici, dit-il en regardant Trüchen.

Trüchen sourit.

Planchet en fit autant, non sans un peu de gêne.

Alors d’Artagnan dit à Porthos :

— Il ne faut pas, mon ami, que les délices de Capoue vous fassent oublier le but réel de notre voyage à Fontainebleau.

— Ma présentation au roi ?

— Précisément. Je veux aller faire un tour en ville pour préparer cela. Ne sortez pas d’ici, je vous prie.

— Oh ! non, s’écria Porthos.

Planchet regarda d’Artagnan avec crainte.

— Est-ce que vous serez absent longtemps ? dit-il.

— Non, mon ami, et, dès ce soir, je te débarrasse de deux hôtes un peu lourds pour toi.

— Oh ! monsieur d’Artagnan, pouvez-vous dire…

— Non ; vois-tu, ton cœur est excellent, mais ta maison est petite. Tel n’a que deux arpents, qui peut loger un roi et le rendre très-heureux ; mais tu n’es pas né grand seigneur, toi.

M. Porthos non plus, murmura Planchet.

— Il l’est devenu, mon cher : il est suzerain de cent mille livres de rente depuis vingt ans, et, depuis cinquante, il est suzerain de deux poings et d’une échine qui n’ont jamais eu de rivaux dans ce beau royaume de France. Porthos est un très-grand seigneur à côté de toi, mon fils, et… Je ne t’en dis pas davantage : je te sais intelligent.

— Mais non, mais non, Monsieur ; expliquez-moi…

— Regarde ton verger dépouillé, ton garde-manger vide, ton lit cassé, ta cave à sec, regarde… madame Trüchen…

— Ah ! mon Dieu ! dit Planchet.

— Porthos, vois-tu, est seigneur de trente villages qui renferment trois cents vassales fort égrillardes, et c’est un bien bel homme que Porthos !

— Ah ! mon Dieu ! répéta Planchet.

— Madame Trüchen est une excellente personne, continua d’Artagnan ; conserve-la pour toi, entends-tu ?

Et il lui frappa sur l’épaule.

À ce moment, l’épicier aperçut Trüchen et Porthos éloignés sous une tonnelle.

Trüchen, avec une grâce toute flamande, faisait à Porthos des boucles d’oreilles avec des doubles cerises, et Porthos riait amoureusement, comme Samson devant Dalilah.

Planchet serra la main de d’Artagnan et courut vers la tonnelle.

Rendons à Porthos cette justice qu’il ne se dérangea pas… Sans doute il ne croyait pas mal faire.

Trüchen non plus ne se dérangea pas, ce qui indisposa Planchet ; mais il avait vu assez de beau monde dans sa boutique pour faire bonne contenance devant un désagrément.

Planchet prit le bras de Porthos et lui proposa d’aller voir les chevaux.

Porthos dit qu’il était fatigué.

Planchet proposa au baron du Vallon de goûter d’un noyau qu’il faisait lui-même et qui n’avait pas son pareil.

Le baron accepta.

C’est ainsi que, toute la journée, Planchet sut occuper son ennemi. Il sacrifia son buffet à son amour-propre.

D’Artagnan revint deux heures après.

— Tout est disposé, dit-il ; j’ai vu Sa Majesté un moment au départ pour la chasse : le roi nous attend ce soir.

— Le roi m’attend ! cria Porthos en se redressant.

Et, il faut bien l’avouer, car c’est une onde mobile que le cœur de l’homme, à partir de ce moment, Porthos ne regarda plus madame Trüchen avec cette grâce touchante qui avait amolli le cœur de l’Anversoise.

Planchet chauffa de son mieux ces dispositions ambitieuses. Il raconta ou plutôt repassa toutes les splendeurs du dernier règne : les batailles, les sièges, les cérémonies. Il dit le luxe des Anglais, les aubaines conquises par les trois braves compagnons, dont d’Artagnan, le plus humble au début, avait fini par devenir le chef.

Il enthousiasma Porthos en lui montrant sa jeunesse évanouie ; il vanta comme il put la chasteté de ce grand seigneur et sa religion à respecter l’amitié ; il fut éloquent, il fut adroit. Il charma Porthos, fit trembler Trüchen et fit rêver d’Artagnan.

À six heures, le mousquetaire ordonna de préparer les chevaux et fit habiller Porthos.

Il remercia Planchet de sa bonne hospitalité, lui glissa quelques mots vagues d’un emploi qu’on pourrait lui trouver à la cour, ce qui grandit immédiatement Planchet dans l’esprit de Trüchen, où le pauvre épicier, si bon, si généreux, si dévoué avait baissé depuis l’apparition et le parallèle de deux grands seigneurs.

Car les femmes sont ainsi faites : elles ambitionnent ce qu’elles n’ont pas ; elles dédaignent ce qu’elles ambitionnaient, quand elles l’ont.

Après avoir rendu ce service à son ami Planchet, d’Artagnan dit à Porthos tout bas :

— Vous avez, mon ami, une bague assez jolie à votre doigt.

— Trois cents pistoles, dit Porthos.

— Madame Trüchen gardera bien mieux votre souvenir si vous lui laissez cette bague-là, répliqua d’Artagnan.

Porthos hésita.

— Vous trouvez qu’elle n’est pas assez belle ? dit le mousquetaire. Je vous comprends ; un grand seigneur comme vous ne va pas loger chez un ancien serviteur sans payer grassement l’hospitalité ; mais, croyez-moi, Planchet a un si bon cœur, qu’il ne remarquera pas que vous avez cent mille livres de rente.

— J’ai bien envie, dit Porthos gonflé par ce discours, de donner à madame Trüchen ma petite métairie de Bracieux ; c’est aussi une bague au doigt… douze arpents.

— C’est trop, mon bon Porthos, trop pour le moment… Gardez cela pour plus tard.

Il lui ôta le diamant du doigt, et, s’approchant de Trüchen :

— Madame, dit-il, M. le baron ne sait comment vous prier d’accepter, pour l’amour de lui, cette petite bague. M. du Vallon est un des hommes les plus généreux et les plus discrets que je connaisse. Il voulait vous offrir une métairie qu’il possède à Bracieux ; je l’en ai dissuadé.

— Oh ! fit Trüchen dévorant le diamant du regard.

— Monsieur le baron ! s’écria Planchet attendri.

— Mon bon ami ! balbutia Porthos, charmé d’avoir été si bien traduit par d’Artagnan.

Toutes ces exclamations, se croisant, firent un dénouement pathétique à la journée, qui pouvait se terminer d’une façon grotesque.

Mais d’Artagnan était là, et partout, lorsque d’Artagnan avait commandé, les choses n’avaient fini que selon son goût et son désir.

On s’embrassa. Trüchen, rendue à elle-même par la munificence du baron, se sentit à sa place, et n’offrit qu’un front timide et rougissant au grand seigneur avec lequel elle se familiarisait si bien la veille.

Planchet lui-même fut pénétré d’humilité.

En veine de générosité, le baron Porthos aurait volontiers vidé ses poches dans les mains de la cuisinière et de Célestin.

Mais d’Artagnan l’arrêta.

— À mon tour, dit-il.

Et il donna une pistole à la femme et deux à l’homme.

Ce furent des bénédictions à réjouir le cœur d’Harpagon et à le rendre prodigue.

D’Artagnan se fit conduire par Planchet jusqu’au château et introduisit Porthos dans son appartement de capitaine, où il pénétra sans avoir été aperçu de ceux qu’il redoutait de rencontrer.