Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CXXVII

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Michel Lévy frères (p. 388-392).
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CXXVII

LE SECRET DE L’ÉTAT.


Quelques moments après la sortie du docteur Grisart, le confesseur arriva.

À peine eut-il dépassé le seuil de la porte, que le franciscain attacha sur lui son regard profond.

Puis secouant sa tête pâle :

— Voilà un pauvre esprit, murmura-t-il, et j’espère que Dieu me pardonnera de mourir sans le secours de cette infirmité vivante.

Le confesseur de son côté, regardait avec étonnement, presque avec terreur, le moribond. Il n’avait jamais vu yeux si ardents au moment de se fermer, regards si terribles au moment de s’éteindre.

Le franciscain fit de la main un signe rapide et impératif.

— Asseyez-vous là, mon père, dit-il, et m’écoutez.

Le confesseur jésuite, bon prêtre, simple et naïf initié, qui des mystères de l’ordre n’avait vu que l’initiation, obéit à la supériorité du pénitent.

— Il y a dans cette hôtellerie plusieurs personnes, continua le franciscain.

— Mais, demanda le jésuite, je croyais être venu pour une confession. Est-ce une confession que vous me faites là ?

— Pourquoi cette question ?

— Pour savoir si je dois garder secrètes vos paroles.

— Mes paroles sont termes de confession ; je les fie à votre devoir de confesseur.

— Très-bien ! dit le prêtre s’installant dans le fauteuil que le franciscain venait de quitter à grand-peine pour s’étendre sur le lit.

Le franciscain continua.

— Il y a, vous disais-je, plusieurs personnes dans cette hôtellerie.

— Je l’ai entendu dire.

— Ces personnes doivent être au nombre de huit.

Le jésuite fit un signe qu’il comprenait.

— La première à laquelle je veux parler, dit le moribond, est un Allemand de Vienne, et s’appelle le baron de Wostpur. Vous me ferez le plaisir de l’aller trouver, et de lui dire que celui qu’il attendait est arrivé.

Le confesseur, étonné, regarda son pénitent : la confession lui paraissait singulière.

— Obéissez, dit le franciscain avec le ton irrésistible du commandement.

Le bon jésuite, entièrement subjugué, se leva et quitta la chambre.

Une fois le jésuite sorti, le franciscain reprit les papiers qu’une crise de fièvre l’avait forcé déjà de quitter une première fois.

— Le baron de Wostpur ? Bon ! dit-il : ambitieux, sot, étroit.

Il replia les papiers qu’il poussa sous son traversin.

Des pas rapides se faisaient entendre au bout du corridor.

Le confesseur rentra, suivi du baron de Wostpur, lequel marchait tête levée, comme s’il se fût agi de crever le plafond avec son plumet.

Aussi, à l’aspect de ce franciscain au regard sombre, et de cette simplicité dans la chambre :

— Qui m’appelle ? demanda l’Allemand.

— Moi ! fit le franciscain.

Puis, se tournant vers le confesseur :

— Bon père, lui dit-il, laissez-nous un instant seuls ; quand monsieur sortira, vous rentrerez.

Le jésuite sortit, et sans doute profita de cet exil momentané de la chambre de son moribond pour demander à l’hôte quelques explications sur cet étrange pénitent, qui traitait son confesseur comme on traite un valet de chambre.

Le baron s’approcha du lit et voulut parler, mais de la main le franciscain lui imposa silence.

— Les moments sont précieux, dit ce dernier à la hâte. Vous êtes venu ici pour le concours, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père.

— Vous espérez être élu général ?

— Je l’espère.

— Vous savez à quelles conditions seulement on peut parvenir à ce haut grade, qui fait un homme le maître des rois, l’égal des papes ?

— Qui êtes-vous, demanda le baron, pour me faire subir cet interrogatoire ?

— Je suis celui que vous attendez.

— L’électeur général ?

— Je suis l’élu.

— Vous êtes… ?

Le franciscain ne lui donna point le temps d’achever ; il étendit sa main amaigrie : à sa main brillait l’anneau du généralat.

Le baron recula de surprise ; puis, tout aussitôt, s’inclinant avec un profond respect :

— Quoi ! s’écria-t-il, vous ici, Monseigneur ? vous dans cette pauvre chambre, vous sur ce misérable lit, vous cherchant et choisissant le général futur, c’est-à-dire votre successeur ?

— Ne vous inquiétez point de cela, Monsieur ; remplissez vite la condition principale, qui est de fournir à l’ordre un secret d’une importance telle, que l’une des plus grandes cours de l’Europe soit, par votre entremise, à jamais inféodée à l’ordre. Eh bien, avez-vous ce secret, comme vous avez promis de l’avoir dans votre demande adressée au grand conseil ?

— Monseigneur…

— Mais procédons par ordre… Vous êtes bien le baron de Wostpur ?

— Oui, Monseigneur.

— Cette lettre est bien de vous ?

Le général des jésuites tira un papier de sa liasse et le présenta au baron.

Le baron y jeta les yeux, et avec un signe affirmatif :

— Oui, Monseigneur, cette lettre est bien de moi, dit-il.

— Et vous pouvez me montrer la réponse faite par le secrétaire du grand conseil ?

— La voici, Monseigneur.

Le baron tendit au franciscain une lettre portant cette simple adresse :

« À Son Excellence le baron de Wostpur. »

Et contenant cette seule phrase :

« Du 15 au 22 mai, Fontainebleau, hôtel du Beau-Paon.


À M D G.[1]


— Bien ! dit le franciscain, nous voici en présence, parlez.

— J’ai un corps de troupes composé de cinquante mille hommes ; tous les officiers sont gagnés. Je campe sur le Danube. Je puis en quatre jours renverser l’empereur, opposé, comme vous savez, au progrès de notre ordre, et le remplacer par celui des princes de sa famille que l’ordre nous désignera.

Le franciscain écoutait sans donner signe d’existence.

— C’est tout ? dit-il.

— Il y a une révolution européenne dans mon plan, dit le baron.

— C’est bien, monsieur de Wostpur, vous recevrez la réponse ; rentrez chez vous, et soyez parti de Fontainebleau dans un quart d’heure.

Le baron sortit à reculons, et aussi obséquieux que s’il eût pris congé de cet empereur qu’il allait trahir.

— Ce n’est pas là un secret, murmura le franciscain, c’est un complot… D’ailleurs, ajouta-t-il après un moment de réflexion, l’avenir de l’Europe n’est plus aujourd’hui dans la maison d’Autriche.

Et, d’un crayon rouge qu’il tenait à la main, il raya sur la liste le nom du baron de Wostpur.

— Au cardinal, maintenant, dit-il ; du côté de l’Espagne, nous devons avoir quelque chose de plus sérieux.

Levant les yeux, il aperçut le confesseur qui attendait ses ordres, soumis comme un écolier.

— Ah ! ah ! dit-il, remarquant cette soumission, vous avez parlé à l’hôte ?

— Oui, Monseigneur, et au médecin.

— À Grisart ?

— Oui.

— Il est donc là ?

— Il attend, avec la potion promise.

— C’est bien ! si besoin est, j’appellerai ; maintenant, vous comprenez toute l’importance de ma confession, n’est-ce pas ?

— Oui, Monseigneur.

— Alors, allez me quérir le cardinal espagnol Herrebia. Hâtez-vous. Cette fois seulement, comme vous savez ce dont il s’agit, vous resterez près de moi, car j’éprouve des défaillances.

— Faut-il appeler le médecin ?

— Pas encore, pas encore… Le cardinal espagnol, voilà tout… Allez.

Cinq minutes après, le cardinal entrait, pâle et inquiet, dans la petite chambre.

— J’apprends, Monseigneur… balbutia le cardinal.

— Au fait, dit le franciscain d’une voix éteinte.

Et il montra au cardinal une lettre écrite par ce dernier au grand conseil.

— Est-ce votre écriture ? demanda-t-il.

— Oui ; mais…

— Et votre convocation ?…

Le cardinal hésitait à répondre. Sa pourpre se révoltait contre la bure du pauvre franciscain.

Le moribond étendit la main et montra l’anneau.

L’anneau fit son effet, plus grand à mesure que grandissait le personnage sur lequel le franciscain s’exerçait.

— Le secret, le secret, vite ! demanda le malade en s’appuyant sur son confesseur.

Coram isti ? demanda le cardinal, inquiet.

— Parlez espagnol, dit le franciscain en prêtant la plus vive attention.

— Vous savez, Monseigneur, dit le cardinal continuant la conversation en castillan, que la condition du mariage de l’infante avec le roi de France est une renonciation absolue des droits de ladite infante, comme aussi du roi Louis, à tout apanage de la couronne d’Espagne ?

Le franciscain fit un signe affirmatif.

— Il en résulte, continua le cardinal, que la paix et l’alliance entre les deux royaumes dépendent de l’observation de cette clause du contrat.

Même signe du franciscain.

— Non-seulement la France et l’Espagne, dit le cardinal, mais encore l’Europe tout entière seraient ébranlées par l’infidélité d’une des parties.

Nouveau mouvement de tête du malade.

— Il en résulte, continua l’orateur, que celui qui pourrait prévoir les événements et donner comme certain ce qui n’est jamais qu’un nuage dans l’esprit de l’homme, c’est-à-dire l’idée du bien ou du mal à venir, préserverait le monde d’une immense catastrophe ; on ferait tourner au profit de l’ordre l’événement deviné dans le cerveau même de celui qui le prépare.

Pronto ! pronto ! murmura le franciscain, qui pâlit et se pencha sur le prêtre.

Le cardinal s’approcha de l’oreille du moribond.

— Eh bien, Monseigneur, dit-il, je sais que le roi de France a décidé qu’au premier prétexte, une mort, par exemple, soit celle du roi d’Espagne, soit celle d’un frère de l’infante, la France revendiquera, les armes à la main, l’héritage, et je tiens tout préparé le plan politique arrêté par Louis XIV à cette occasion.

— Ce plan ? dit le franciscain.

— Le voici, dit le cardinal.

— De quelle main est-il écrit ?

— De la mienne.

— N’avez-vous rien de plus à dire ?

— Je crois avoir dit beaucoup, Monseigneur, répondit le cardinal.

— C’est vrai, vous avez rendu un grand service à l’ordre. Mais comment vous êtes-vous procuré les détails à l’aide desquels vous avez bâti ce plan ?

— J’ai à ma solde les bas valets du roi de France, et je tiens d’eux tous les papiers de rebut que la cheminée a épargnés.

— C’est ingénieux, murmura le franciscain en essayant de sourire. Monsieur le cardinal, vous partirez de cette hôtellerie dans un quart d’heure ; réponse vous sera faite, allez !

Le cardinal se retira.

— Appelez-moi Grisart, et allez me chercher le Vénitien Marini, dit le malade.

Pendant que le confesseur obéissait, le franciscain, au lieu de biffer le nom du cardinal comme il avait fait de celui du baron, traça une croix à côté de ce nom.

Puis, épuisé par l’effort, il tomba sur son lit en murmurant le nom du docteur Grisart.

Quand il revint à lui, il avait bu la moitié d’une potion dont le reste attendait dans un verre, et il était soutenu par le médecin, tandis que le Vénitien et le confesseur se tenaient près de la porte.

Le Vénitien passa par les mêmes formalités que ses deux concurrents, hésita comme eux à la vue des deux étrangers, et, rassuré par l’ordre du général, révéla que le pape, effrayé de la puissance de l’ordre, ourdissait un plan d’expulsion générale des jésuites, et pratiquait les cours de l’Europe à l’effet d’obtenir leur aide. Il indiqua les auxiliaires du pontife, ses moyens d’action, et désigna l’endroit de l’Archipel où, par un coup de main, deux cardinaux adeptes de la onzième année, et par conséquent chefs supérieurs, devaient être déportés avec trente-deux des principaux affiliés de Rome.

Le franciscain remercia le signor Marini. Ce n’était pas un mince service rendu à la société que la dénonciation de ce projet pontifical.

Après quoi, le Vénitien reçut l’ordre de partir dans un quart d’heure, et partit radieux, comme s’il tenait déjà l’anneau, insigne du commandement de la société.

Mais, tandis qu’il s’éloignait, le franciscain murmurait sur son lit :

— Tous ces hommes sont des espions ou des sbires, pas un n’est général ; tous ont découvert un complot, pas un n’a un secret. Ce n’est point avec la ruine, avec la guerre, avec la force que l’on doit gouverner la société de Jésus, c’est avec l’influence mystérieuse que donne une supériorité morale. Non, l’homme n’est pas trouvé, et, pour comble de malheur, Dieu me frappe, et je meurs. Oh ! faudra-t-il que la société tombe avec moi faute d’une colonne ; faut-il que la mort qui m’attend dévore avec moi l’avenir de l’ordre ? Cet avenir que dix ans de ma vie eussent éternisé, car il s’ouvre radieux et splendide, cet avenir, avec le règne du nouveau roi !

Ces mots à demi pensés, à demi prononcés, le bon jésuite les écoutait avec épouvante comme on écoute les divagations d’un fiévreux, tandis que Grisart, esprit plus élevé, les dévorait comme les révélations d’un monde inconnu où son regard plongeait sans que sa main pût y atteindre.

Soudain le franciscain se releva.

— Terminons, dit-il, la mort me gagne. Oh ! tout à l’heure, je mourais tranquille, j’espérais… Maintenant je tombe désespéré, à moins que dans ceux qui restent… Grisart ! Grisart, faites-moi vivre une heure encore !

Grisart s’approcha du moribond et lui fit avaler quelques gouttes, non pas de la potion qui était dans le verre, mais du contenu d’un flacon qu’il portait sur lui.

— Appelez l’Écossais ! s’écria le franciscain ; appelez le marchand de Brême ! Appelez ! appelez ! Jésus ! je me meurs ! Jésus ! j’étouffe !

Le confesseur s’élança pour aller chercher du secours, comme s’il y eût eu une force humaine qui pût soulever le doigt de la mort qui s’appesantissait sur le malade ; mais sur le seuil de la porte, il trouva Aramis, qui, un doigt sur les lèvres, comme la statue d’Harpocrate, dieu du silence, le repoussa du regard jusqu’au fond de la chambre.

Le médecin et le confesseur firent cependant un mouvement, après s’être consultés des yeux, pour écarter Aramis. Mais celui-ci, avec deux signes de croix faits chacun d’une façon différente, les cloua tous deux à leur place.

— Un chef ! murmurèrent-ils tous deux.

Aramis pénétra lentement dans la chambre où le moribond luttait contre les premières atteintes de l’agonie.

Quant au franciscain, soit que l’élixir fît son effet, soit que cette apparition d’Aramis lui rendît des forces, il fit un mouvement, et, l’œil ardent, la bouche entr’ouverte, les cheveux humides de sueur, il se dressa sur le lit.

Aramis sentit que l’air de cette chambre était étouffant ; toutes les fenêtres étaient closes, du feu brûlait dans l’âtre, deux bougies de cire jaune se répandaient en nappe sur les chandeliers de cuivre et chauffaient encore l’atmosphère de leur vapeur épaisse.

Aramis ouvrit la fenêtre, et, fixant sur le moribond un regard plein d’intelligence et de respect :

— Monseigneur, lui dit-il, je vous demande pardon d’arriver ainsi sans que vous m’ayez mandé, mais votre état m’effraie, et j’ai pensé que vous pouviez être mort avant de m’avoir vu, car je ne venais que le sixième sur votre liste.

Le moribond tressaillit et regarda sa liste.

— Vous êtes donc celui qu’on a appelé autrefois Aramis et depuis le chevalier d’Herblay ? Vous êtes donc l’évêque de Vannes.

— Oui, Monseigneur.

— Je vous connais, je vous ai vu.

— Au jubilé dernier, nous nous sommes trouvés ensemble chez le saint-père.

— Ah ! oui, c’est vrai, je me rappelle. Et vous vous mettez sur les rangs ?

— Monseigneur, j’ai ouï dire que l’ordre avait besoin de posséder un grand secret d’État, et, sachant que par modestie vous aviez résigné d’avance vos fonctions en faveur de celui qui apporterait ce secret, j’ai écrit que j’étais prêt à concourir, possédant seul un secret que je crois important.

— Parlez, dit le franciscain ; je suis prêt à vous entendre et à juger de l’importance de ce secret.

— Monseigneur, un secret de la valeur de celui que je vais avoir l’honneur de vous confier ne se dit point avec la parole. Toute idée qui est sortie une fois des limbes de la pensée et s’est vulgarisée par une manifestation quelconque n’appartient plus même à celui qui l’a enfantée. La parole peut être récoltée par une oreille attentive et ennemie ; il ne faut donc point la semer au hasard, car, alors, le secret ne s’appelle plus un secret.

— Comment donc alors comptez-vous transmettre votre secret ? demanda le moribond.

Aramis fit d’une main signe au médecin et au confesseur de s’éloigner, et, de l’autre, il tendit au franciscain un papier qu’une double enveloppe recouvrait.

— Et l’écriture, demanda le franciscain, n’est-elle pas plus dangereuse encore que la parole, dites ?

— Non, Monseigneur, dit Aramis, car vous trouverez dans cette enveloppe des caractères que vous seul et moi pouvons comprendre.

Le franciscain regardait Aramis avec un étonnement toujours croissant.

— C’est, continua celui-ci, le chiffre que vous aviez en 1655, et que votre secrétaire, Juan Jujan, qui est mort, pourrait seul déchiffrer s’il revenait au monde.

— Vous connaissiez donc ce chiffre, vous ?

— C’est moi qui le lui avais donné.

Et Aramis, s’inclinant avec une grâce pleine de respect, s’avança vers la porte comme pour sortir.

Mais un geste du franciscain, accompagné d’un cri d’appel, le retint.

— Jésus ! dit-il ; ecce homo !

Puis, relisant une seconde fois le papier :

— Venez vite, dit-il, venez.

Aramis se rapprocha du franciscain avec le même visage calme et le même air respectueux.

Le franciscain, le bras étendu, brûlait à la bougie le papier que lui avait remis Aramis.

Alors, prenant la main d’Aramis et l’attirant à lui :

— Comment et par qui avez-vous pu savoir un pareil secret ? demanda-t-il.

— Par madame de Chevreuse, l’amie intime, la confidente de la reine.

— Et madame de Chevreuse ?…

— Elle est morte.

— Et d’autres, d’autres savaient-ils ?…

— Un homme et une femme du peuple seulement.

— Quels étaient-ils ?

— Ceux qui l’avaient élevée.

— Que sont-ils devenus ?

— Morts aussi… Ce secret brûle comme le feu.

— Et vous avez survécu ?

— Tout le monde ignore que je le connaisse.

— Depuis combien de temps avez-vous ce secret ?

— Depuis quinze ans.

— Et vous l’avez gardé ?

— Je voulais vivre.

— Et vous le donnez à l’ordre, sans ambition, sans retour ?

— Je le donne à l’ordre avec ambition et avec retour, dit Aramis ; car, si vous vivez, Monseigneur, vous ferez de moi, maintenant que vous me connaissez, ce que je puis, ce que je dois être.

— Et comme je meurs, s’écria le franciscain, je fais de toi mon successeur… Tiens !

Et, arrachant la bague, il la passa au doigt d’Aramis.

Puis, se retournant vers les deux spectateurs de cette scène :

— Soyez témoins, dit-il, et attestez dans l’occasion que, malade de corps, mais sain d’esprit, j’ai librement et volontairement remis cet anneau, marque de la toute-puissance, à monseigneur d’Herblay, évêque de Vannes, que je nomme mon successeur, et devant lequel, moi, humble pécheur, prêt à paraître devant Dieu, je m’incline le premier, pour donner l’exemple à tous.

Et le franciscain s’inclina effectivement, tandis que le médecin et le jésuite tombaient à genoux.

Aramis, tout en devenant plus pâle que le moribond lui-même, étendit successivement son regard sur tous les acteurs de cette scène. L’ambition satisfaite affluait avec le sang vers son cœur.

— Hâtons-nous, dit le franciscain ; ce que j’avais à faire ici me presse, me dévore ! Je n’y parviendrai jamais.

— Je le ferai, moi, dit Aramis.

— C’est bien, dit le franciscain.

Puis, s’adressant au jésuite et au médecin :

— Laissez-nous seuls, dit-il.

Tous deux obéirent.

— Avec ce signe, dit-il, vous êtes l’homme qu’il faut pour remuer la terre ; avec ce signe vous renverserez ; avec ce signe vous édifierez : — In hoc signo vinces ! Fermez la porte, dit le franciscain à Aramis.

Aramis poussa les verrous et revint près du franciscain.

— Le pape a conspiré contre l’ordre, dit le franciscain, le pape doit mourir.

— Il mourra, dit tranquillement Aramis.

— Il est dû sept cent mille livres à un marchand, à Brême, nommé Bonstett, qui venait ici chercher la garantie de ma signature.

— Il sera payé, dit Aramis.

— Six chevaliers de Malte, dont voici les noms, ont découvert, par l’indiscrétion d’un affilié de onzième année, les troisièmes mystères ; il faut savoir ce que ces hommes ont fait du secret, le reprendre et l’éteindre.

— Cela sera fait.

— Trois affiliés dangereux doivent être renvoyés dans le Thibet pour y périr ; ils sont condamnés. Voici leurs noms.

— Je ferai exécuter la sentence.

— Enfin, il y a une dame d’Anvers, petite-nièce de Ravaillac ; elle a entre les mains certains papiers qui compromettent l’ordre. Il y a dans la famille, depuis cinquante et un ans, une pension de cinquante mille livres. La pension est lourde ; l’ordre n’est pas riche… Racheter les papiers pour une somme d’argent une fois donnée, ou, en cas de refus, supprimer la pension… sans risque.

— J’aviserai, dit Aramis.

— Un navire venant de Lima a dû entrer la semaine dernière dans le port de Lisbonne ; il est chargé ostensiblement de chocolat, en réalité d’or. Chaque lingot est caché sous une couche de chocolat. Ce navire est à l’ordre ; il vaut dix-sept millions de livres, vous le ferez réclamer : voici les lettres de charge.

— Dans quel port le ferai-je venir ?

— À Bayonne.

— Sauf vents contraires, avant trois semaines il y sera. Est-ce tout ?

Le franciscain fit de la tête un signe affirmatif, car il ne pouvait plus parler ; le sang envahissait sa gorge et sa tête, et jaillit par la bouche, par les narines et par les yeux. Le malheureux n’eut que le temps de presser la main d’Aramis, et tomba tout crispé de son lit sur le plancher.

Aramis lui mit la main sur le cœur ; le cœur avait cessé de battre.

En se baissant, Aramis remarqua qu’un fragment du papier qu’il avait remis au franciscain avait échappé aux flammes.

Il le ramassa et le brûla jusqu’au dernier atome.

Puis, rappelant le confesseur et le médecin :

— Votre pénitent est avec Dieu, dit-il au confesseur ; il n’a plus besoin que des prières et de la sépulture des morts. Allez tout préparer pour un enterrement simple, et tel qu’il convient de le faire à un pauvre moine… Allez.

Le jésuite sortit.

Alors, se tournant vers le médecin, et voyant sa figure pâle et anxieuse :

— Monsieur Grisart, dit-il tout bas, videz ce verre et le nettoyez : il y reste trop de ce que le grand conseil vous avait commandé d’y mettre.

Grisart, étourdi, atterré, écrasé, faillit tomber à la renverse.

Aramis haussa les épaules en signe de pitié, prit le verre, et en vida le contenu dans les cendres du foyer.

Puis il sortit, emportant les papiers du mort.


  1. Ad majorem Dei gloriam