Aller au contenu

Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CXXXIII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 415-419).
◄  CXXXII
CXXXIV  ►


CXXXIII

CE QUE N’AVAIT PRÉVU NI NAÏADE NI DRYADE


De Saint-Aignan s’arrêta au pied de l’escalier qui conduisait aux entre-sols chez les filles d’honneur, au premier chez Madame.

De là, par un valet qui passait, il fit prévenir Malicorne, qui était encore chez Monsieur.

Au bout de dix minutes, Malicorne arriva le nez au vent et flairant dans l’ombre.

Le roi se recula, gagnant la partie la plus obscure du vestibule.

Au contraire, de Saint-Aignan s’avança.

Mais, aux premiers mots par lesquels il formula son désir, Malicorne recula tout net.

— Oh ! oh ! dit-il, vous me demandez à être introduit dans les chambres des filles d’honneur ?

— Oui.

— Vous comprenez que je ne puis faire une pareille chose sans savoir dans quel but vous la désirez.

— Malheureusement, cher monsieur Malicorne, il m’est impossible de donner aucune explication ; il faut donc que vous vous fiiez à moi comme un ami qui vous a tiré d’embarras hier et qui vous prie de l’en tirer aujourd’hui,

— Mais moi, Monsieur, je vous disais ce que je voulais ; ce que je voulais, c’était ne point coucher à la belle étoile, et tout honnête homme peut avouer un pareil désir ; tandis que vous, vous n’avouez rien.

— Croyez, mon cher monsieur Malicorne, insista de Saint-Aignan, que, s’il m’était permis de m’expliquer, je m’expliquerais.

— Alors, mon cher Monsieur, impossible que je vous permette d’entrer chez mademoiselle de Montalais.

— Pourquoi ?

— Vous le savez mieux que personne, puisque vous m’avez pris sur un mur faisant la cour à mademoiselle de Montalais ; or, ce serait complaisant à moi, vous en conviendrez, lui faisant la cour, de vous ouvrir la porte de sa chambre.

— Eh ! qui vous dit que ce soit pour elle que je vous demande la clef ?

— Pour qui donc alors ?

— Elle ne loge pas seule, ce me semble ?

— Non, sans doute.

— Elle loge avec mademoiselle de La Vallière.

— Oui ; mais vous n’avez pas plus affaire réellement à mademoiselle de La Vallière qu’à mademoiselle de Montalais, et il n’y a que deux hommes à qui je donnerais cette clef : c’est à M. de Bragelonne, s’il me priait de la lui donner ; c’est au roi, s’il me l’ordonnait.

— Eh bien, donnez-moi donc cette clef, Monsieur, je vous l’ordonne, dit le roi en s’avançant hors de l’obscurité et entr’ouvrant son manteau. Mademoiselle de Montalais descendra près de vous, tandis que nous monterons près de mademoiselle de La Vallière : c’est, en effet, à elle seule que nous avons affaire.

— Le roi ! s’écria Malicorne en se courbant jusqu’aux genoux du roi.

— Oui, le roi, dit Louis en souriant, le roi qui vous sait aussi bon gré de votre résistance que de votre capitulation. Relevez-vous, Monsieur ; rendez-nous le service que nous vous demandons.

— Sire, à vos ordres, dit Malicorne en montant l’escalier.

— Faites descendre mademoiselle de Montalais, dit le roi, et ne lui sonnez mot de ma visite.

Malicorne s’inclina en signe d’obéissance et continua de monter.

Mais le roi, par une vive réflexion, le suivit, et cela avec une rapidité si grande, que, quoique Malicorne eût déjà la moitié des escaliers d’avance, il arriva en même temps que lui à la chambre.

Il vit alors, par la porte demeurée entr’ouverte derrière Malicorne, La Vallière toute renversée dans un fauteuil, et à l’autre coin Montalais, qui peignait ses cheveux, en robe de chambre, debout devant une grande glace et tout en parlementant avec Malicorne.

Le roi ouvrit brusquement la porte et entra.

Montalais poussa un cri au bruit que fit la porte, et reconnaissant le roi, elle s’esquiva.

À cette vue, La Vallière, de son côté, se redressa comme un morte galvanisée et retomba sur son fauteuil.

Le roi s’avança lentement vers elle.

— Vous voulez une audience, Mademoiselle, lui dit-il avec froideur, me voilà prêt à vous entendre. Parlez.

De Saint-Aignan, fidèle à son rôle de sourd, d’aveugle et de muet, de Saint-Aignan s’était placé, lui, dans une encoignure de porte, sur un escabeau que le hasard lui avait procuré tout exprès.

Abrité sous la tapisserie qui servait de portière, adossé à la muraille même, il écouta ainsi sans être vu, se résignant au rôle de bon chien de garde qui attend et qui veille sans jamais gêner le maître.

La Vallière, frappée de terreur à l’aspect du roi irrité, se leva une seconde fois, et, demeurant dans une posture humble et suppliante :

— Sire, balbutia-t-elle, pardonnez-moi.

— Eh ! Mademoiselle, que voulez-vous que je vous pardonne ? demanda Louis XIV.

— Sire, j’ai commis une grande faute, plus qu’une grande faute, un grand crime.

— Vous ?

— Sire, j’ai offensé Votre Majesté.

— Pas le moins du monde, répondit Louis XIV.

— Sire, je vous en supplie, ne gardez point vis-à-vis de moi cette terrible gravité qui décèle la colère bien légitime du roi. Je sens que je vous ai offensé, sire ; mais j’ai besoin de vous expliquer comment je ne vous ai point offensé de mon plein gré.

— Et d’abord, Mademoiselle, dit le roi, en quoi m’auriez-vous offensé ? Je ne le vois pas. Est-ce par une plaisanterie de jeune fille, plaisanterie fort innocente ? Vous vous êtes raillée d’un jeune homme crédule : c’est bien naturel ; toute autre femme à votre place eût fait ce que vous avez fait.

— Oh ! Votre Majesté m’écrase avec ces paroles.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que, si la plaisanterie fût venue de moi, elle n’eût pas été innocente.

— Enfin, Mademoiselle, reprit le roi, est-ce là tout ce que vous aviez à me dire en me demandant une audience ?


Vous voilà tout armé, tout botté comme Amadis, dit Montalais. — Page 395.

Et le roi fit presque un pas en arrière.

Alors La Vallière, avec une voix brève et entrecoupée, avec des yeux desséchés par le feu des larmes, fit à son tour un pas vers le roi.

— Votre Majesté a tout entendu ? dit-elle.

— Tout quoi ?

— Tout ce qui a été dit par moi au chêne royal !

— Je n’en ai pas perdu une seule parole, Mademoiselle.

— Et Votre Majesté, lorsqu’elle m’eut entendue, a pu croire que j’avais abusé de sa crédulité ?

— Oui, crédulité, c’est bien cela, vous avez dit le mot.

— Et Votre Majesté n’a pas soupçonné qu’une pauvre fille comme moi peut être forcée quelquefois de subir la volonté d’autrui ?

— Pardon, mais je ne comprendrai jamais que celle dont la volonté semblait s’exprimer si librement sous le chêne royal se laissât influencer à ce point par la volonté d’autrui.

— Oh ! mais la menace, sire !

— La menace !… Qui vous menaçait ? qui osait vous menacer ?

— Ceux qui ont le droit de le faire, sire.

— Je ne reconnais à personne le droit de menace dans mon royaume.

— Pardonnez-moi, sire, il y a près de Votre Majesté même des personnes assez haut placées pour avoir ou pour se croire le droit de perdre une fille sans avenir, sans fortune, et n’ayant que sa réputation.

— Et comment la perdre ?

— En lui faisant perdre cette réputation par une honteuse expulsion.

— Oh ! Mademoiselle, dit le roi avec une amertume profonde, j’aime fort les gens qui se disculpent sans incriminer les autres.

— Sire !

— Oui, et il m’est pénible, je l’avoue, de voir qu’une justification facile, comme pourrait l’être la vôtre, se vienne compliquer devant moi d’un tissu de reproches et d’imputations.

— Auxquelles vous n’ajoutez pas foi alors ? s’écria La Vallière.

Le roi garda le silence.

— Oh ! dites-le donc ! répéta La Vallière avec véhémence.

— Je regrette de vous l’avouer, répéta le roi en s’inclinant avec froideur.

La jeune fille poussa une profonde exclamation, et, frappant ses mains l’une dans l’autre :

— Ainsi vous ne me croyez pas ? dit-elle.

Le roi ne répondit rien.

Les traits de La Vallière s’altérèrent à ce silence.

— Ainsi vous supposez que moi, moi ! dit-elle, j’ai ourdi ce ridicule, cet infâme complot de me jouer aussi impudemment de Votre Majesté ?

— Eh ! mon Dieu ! ce n’est ni ridicule ni infâme, dit le roi ; ce n’est pas même un complot : c’est une raillerie plus ou moins plaisante, voilà tout.

— Oh ! murmura la jeune fille désespérée, le roi ne me croit pas, le roi ne veut pas me croire.

— Mais non, je ne veux pas vous croire.

— Mon Dieu ! mon Dieu !

— Écoutez : quoi de plus naturel, en effet ? Le roi me suit, m’écoute, me guette ; le roi veut peut-être s’amuser à mes dépens, amusons-nous aux siens, et, comme le roi est un homme de cœur, prenons-le par le cœur.

La Valière cacha sa tête dans ses mains en étouffant un sanglot. Le roi continua impitoyablement ; il se vengeait sur la pauvre victime de tout ce qu’il avait souffert.

— Supposons donc cette fable que je l’aime et que je l’ai distingué. Le roi est si naïf et si orgueilleux à la fois, qu’il me croira, et alors nous irons raconter cette naïveté du roi, et nous rirons.

— Oh ! s’écria La Vallière, penser cela, penser cela, c’est affreux !

— Et, poursuivit le roi, ce n’est pas tout : si ce prince orgueilleux vient à prendre au sérieux la plaisanterie, s’il a l’imprudence d’en témoigner publiquement quelque chose comme de la joie, eh bien, devant toute la cour, le roi sera humilié ; or, ce sera, un jour, un récit charmant à faire à mon amant, une part de dot à apporter à mon mari, que cette aventure d’un roi joué par une malicieuse jeune fille.

— Sire ! s’écria La Vallière égarée, délirante, pas un mot de plus, je vous en supplie ; vous ne voyez donc pas que vous me tuez !

— Oh ! raillerie, murmura le roi, qui commençait cependant à s’émouvoir.

La Vallière tomba à genoux, et cela si rudement, que ses genoux résonnèrent sur le parquet.

Puis, joignant les mains :

— Sire, dit-elle, je préfère la honte à la trahison.

— Que faites-vous ? demanda le roi, mais sans faire un mouvement pour relever le jeune fille.

— Sire, quand je vous aurai sacrifié mon honneur et ma raison, vous croirez peut-être à ma loyauté. Le récit qui vous a été fait chez Madame et par Madame est un mensonge ; ce que j’ai dit sous le grand chêne…

— Eh bien ?

— Cela seulement, c’était la vérité.

— Mademoiselle ! s’écria le roi.

— Sire, s’écria La Vallière entraînée par la violence de ses sensations, sire, dussé-je mourir de honte à cette place où sont enracinés mes deux genoux, je vous le répéterai jusqu’à ce que la voix me manque : j’ai dit que je vous aimais… eh bien ! je vous aime !

— Vous ?

— Je vous aime, sire, depuis le jour où je vous ai vu, depuis qu’à Blois, où je languissais, votre regard royal est tombé sur moi, lumineux et vivifiant ; je vous aime ! sire. C’est un crime de lèse-majesté, je le sais, qu’une pauvre fille comme moi aime son roi et le lui dise. Punissez-moi de cette audace, méprisez-moi pour cette impudence ; mais ne dites jamais, mais ne croyez jamais que je vous ai raillé, que je vous ai trahi. Je suis d’un sang fidèle à la royauté, sire ; et j’aime… j’aime mon roi… Oh ! je me meurs !

Et tout à coup, épuisée de force, de voix, d’haleine, elle tomba pliée en deux, pareille à cette fleur dont parle Virgile et qu’a touchée la faux du moissonneur.

Le roi, à ces mots, à cette véhémente supplique, n’avait gardé ni rancune, ni doute ; son cœur tout entier s’était ouvert au souffle ardent de cet amour qui parlait un si noble et si courageux langage.

Aussi, lorsqu’il entendit l’aveu passionné de cet amour, il faiblit, et voila son visage dans ses deux mains.

Mais, lorsqu’il sentit les mains de La Vallière cramponnée à ses mains, lorsque la tiède pression de l’amoureuse jeune fille eut gagné ses artères, il s’embrasa à son tour, et, saisissant La Vallière à bras-le-corps, il la releva et la serra contre son cœur.

Mais elle, mourante, laissant aller sa tête vacillante sur ses épaules, ne vivait plus.

Alors le roi, effrayé, appela de Saint-Aignan.

De Saint-Aignan, qui avait poussé la discrétion jusqu’à rester immobile dans son coin en feignant d’essuyer une larme, accourut à cet appel du roi.

Alors il aida Louis à faire asseoir la jeune fille sur un fauteuil, lui frappa dans les mains, lui répandit de l’eau de la reine de Hongrie en lui répétant :

— Mademoiselle, allons, Mademoiselle, c’est fini, le roi vous croit, le roi vous pardonne. Eh ! la, la ! prenez garde, vous allez émouvoir trop violemment le roi, Mademoiselle ; Sa Majesté est sensible, Sa Majesté a un cœur. Ah ! diable, Mademoiselle, faites-y attention, le roi est fort pâle.

En effet, le roi pâlissait visiblement.

Quant à La Vallière, elle ne bougeait pas.

— Mademoiselle ! Mademoiselle ! en vérité, continuait de Saint-Aignan, revenez à vous, je vous en prie, je vous en supplie, il est temps ; songez à une chose, c’est que, si le roi se trouvait mal, je serais obligé d’appeler son médecin. Ah ! quelle extrémité, mon Dieu ! Mademoiselle, chère Mademoiselle, revenez à vous, faites un effort, vite, vite !

Il était difficile de déployer plus d’éloquence persuasive que ne le faisait Saint-Aignan ; mais quelque chose de plus énergique et de plus actif encore que cette éloquence réveilla La Vallière.

Le roi s’était agenouillé devant elle, et lui imprimait dans la paume de la main ces baisers brûlants qui sont aux mains ce que le baiser des lèvres est au visage. Elle revint enfin à elle, rouvrit languissamment les yeux, et, avec un mourant regard :

— Oh ! sire, murmura-t-elle, Votre Majesté m’a donc pardonné ?

Le roi ne répondit pas… il était encore trop ému.

De Saint-Aignan crut devoir s’éloigner de nouveau… Il avait deviné la flamme qui jaillissait des yeux de Sa Majesté.

La Vallière se leva.

— Et maintenant, sire, dit-elle avec courage, maintenant que je me suis justifiée, je l’espère du moins, aux yeux de Votre Majesté, accordez-moi de me retirer dans un couvent. J’y bénirai mon roi toute ma vie, et j’y mourrai en aimant Dieu, qui m’a fait un jour de bonheur.

— Non, non, répondit le roi, non, vous vivrez ici en bénissant Dieu, au contraire, mais en aimant Louis, qui vous fera toute une existence de félicité, Louis qui vous aime, Louis qui vous le jure !

— Oh ! sire, sire !…

Et sur ce doute de La Vallière, les baisers du roi devinrent si brûlants, que de Saint-Aignan crut qu’il était de son devoir de passer de l’autre côté de la tapisserie.

Mais ces baisers, qu’elle n’avait pas eu la force de repousser d’abord, commencèrent à brûler la jeune fille.

— Oh ! sire, s’écria-t-elle alors, ne me faites pas repentir d’avoir été si loyale, car se serait me prouver que Votre Majesté me méprise encore.

— Mademoiselle, dit soudain le roi en se reculant plein de respect, je n’aime et n’honore rien au monde plus que vous, et rien à ma cour ne sera, j’en jure Dieu, aussi estimé que vous le serez désormais ; je vous demande donc pardon de mon emportement, Mademoiselle, il venait d’un excès d’amour ; mais je puis vous prouver que j’aimerai encore davantage, en vous respectant autant que vous pourrez le désirer.

Puis, s’inclinant devant elle et lui prenant la main :

— Mademoiselle, lui dit-il, voulez-vous me faire cet honneur d’agréer le baiser que je dépose sur votre main ?

Et la lèvre du roi se posa respectueuse et légère sur la main frissonnante de la jeune fille.

— Désormais, ajouta Louis en se relevant et en couvrant La Vallière de son regard, désormais vous êtes sous ma protection. Ne parlez à personne du mal que je vous ai fait, pardonnez aux autres celui qu’ils ont pu vous faire. À l’avenir, vous serez tellement au-dessus de ceux-là, que, loin de vous inspirer de la crainte, ils ne vous feront plus même pitié.

Et il salua religieusement comme au sortir d’un temple.

Puis, appelant de Saint-Aignan qui s’approcha tout humble :

— Comte, dit-il, j’espère que Mademoiselle voudra bien vous accorder un peu de son amitié en retour de celle que je lui ai vouée à jamais.

De Saint-Aignan fléchit le genou devant La Vallière.

— Quelle joie pour moi, murmura-t-il, si Mademoiselle me fait un pareil honneur !

— Je vais vous renvoyer votre compagne, dit le roi. Adieu, Mademoiselle, ou plutôt au revoir : faites-moi la grâce de ne pas m’oublier dans votre prière.

— Oh ! sire, dit La Vallière, soyez tranquille : vous êtes avec Dieu dans mon cœur.

Ce dernier mot enivra le roi, qui, tout joyeux, entraîna de Saint-Aignan par les degrés.

Madame n’avait pas prévu ce dénoûment-là : ni naïade ni dryade n’en avait parlé.