Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre XC

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Michel Lévy frères (p. 264-267).
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XC

LE CONSENTEMENT D’ATHOS.


Raoul était sorti du Palais-Royal avec des idées qui n’admettaient point de délais dans leur exécution.
— C'est beaucoup d'un jour quand on a votre regard, monsieur.

Il monta donc à cheval dans la cour même et prit la route de Blois, tandis que s’accomplissaient, avec une grande allégresse des courtisans et une grande désolation de Guiche et de Buckingham, les noces de Monsieur et de la princesse d’Angleterre.

Raoul fit diligence ; en dix-huit heures il arriva à Blois.

Il avait préparé en route ses meilleurs arguments.

La fièvre aussi est un argument sans réplique, et Raoul avait la fièvre.

Athos était dans son cabinet, ajoutant quelques pages à ses mémoires, lorsque Raoul entra conduit par Grimaud.

Le clairvoyant gentilhomme n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître quelque chose d’extraordinaire dans l’attitude de son fils.

— Vous me paraissez venir pour affaire de conséquence, dit-il en montrant un siège à Raoul après l’avoir embrassé.

— Oui, Monsieur, répondit le jeune homme, et je vous supplie de me prêter cette bienveillante attention qui ne m’a jamais fait défaut.

— Parlez, Raoul.

— Monsieur, voici le fait dénué de tout préambule indigne d’un homme comme vous : mademoiselle de La Vallière est à Paris en qualité de fille d’honneur de Madame ; je me suis bien consulté, j’aime mademoiselle de La Vallière par-dessus tout, et il ne me convient pas de la laisser dans un poste où sa réputation, sa vertu peuvent être exposées ; je désire donc l’épouser, Monsieur, et je viens vous demander votre consentement à ce mariage.

Athos avait gardé, pendant cette communication, un silence et une réserve absolus.

Raoul avait commencé son discours avec l’affectation du sang-froid, et il avait fini par laisser voir à chaque mot une émotion des plus manifestes.

Athos fixa sur Bragelonne un regard profond, voilé d’une certaine tristesse.

— Donc, vous avez bien réfléchi ? demanda-t-il.

— Oui, Monsieur.

— Il me semblait vous avoir dit mon sentiment à l’égard de cette alliance.

— Je le sais, Monsieur, répondit Raoul bien bas ; mais vous avez répondu que si j’insistais…

— Et vous insistez ?

Bragelonne balbutia un oui presque inintelligible.

— Il faut, en effet, Monsieur, continua tranquillement Athos, que votre passion soit bien forte, puisque, malgré ma répugnance pour cette union, vous persistez à la désirer.

Raoul passa sur son front une main tremblante, il essuyait ainsi la sueur qui l’inondait.

Athos le regarda, et la pitié descendit au fond de son cœur.

Il se leva.

— C’est bien, dit-il, mes sentiments personnels, à moi, ne signifient rien, puisqu’il s’agit des vôtres ; vous me requérez, je suis à vous. Au fait, voyons, que désirez-vous de moi ?

— Oh ! votre indulgence, Monsieur, votre indulgence d’abord, dit Raoul en lui prenant les mains.

— Vous vous méprenez sur mes sentiments pour vous, Raoul ; il y a mieux que cela dans mon cœur, répliqua le comte.

Raoul baisa la main qu’il tenait, comme eût pu le faire l’amant le plus passionné.

— Allons, allons, reprit Athos ; dites, Raoul, me voilà prêt, que faut-il signer ?

— Oh ! rien, Monsieur, rien ; seulement, il serait bon que vous prissiez la peine d’écrire au roi, et de demander pour moi à Sa Majesté, à laquelle j’appartiens, la permission d’épouser mademoiselle de La Vallière.

— Bien, vous avez là une bonne pensée, Raoul. En effet, après moi, ou plutôt avant moi, vous avez un maître ; ce maître, c’est le roi ; vous vous soumettez donc à une double épreuve, c’est loyal.

— Oh ! Monsieur !

— Je vais sur-le-champ acquiescer à votre demande, Raoul.

Le comte s’approcha de la fenêtre ; et se penchant légèrement en dehors :

— Grimaud ! cria-t-il.

Grimaud montra sa tête à travers une tonnelle de jasmin qu’il émondait.

— Mes chevaux ! continua le comte.

— Que signifie cet ordre, Monsieur ?

— Que nous partons dans deux heures.

— Pour où ?

— Pour Paris.

— Comment, pour Paris ! Vous venez à Paris, Monsieur ?

— Le roi n’est-il pas à Paris ?

— Sans doute.

— Eh bien ! ne faut-il pas que nous y allions, et avez-vous perdu le sens ?

— Mais, Monsieur, dit Raoul presque effrayé de cette condescendance paternelle, je ne vous demande point un pareil dérangement, et une simple lettre…

— Raoul, vous vous méprenez sur mon importance ; il n’est point convenable qu’un simple gentilhomme comme moi écrive à son roi. Je veux et je dois parler à Sa Majesté. Je le ferai. Nous partirons ensemble, Raoul.

— Oh ! que de bontés, Monsieur !

— Comment croyez-vous Sa Majesté disposée ?

— Pour moi, Monsieur ?

— Oui.

— Oh ! parfaitement.

— Elle vous l’a dit ?

— De sa propre bouche.

— À quelle occasion ?

— Mais sur une recommandation de M. d’Artagnan, je crois, et à propos d’une affaire en Grève, où j’ai eu le bonheur de tirer l’épée pour Sa Majesté. J’ai donc lieu de me croire, sans amour-propre, assez avancé dans l’esprit de Sa Majesté.

— Tant mieux !

— Mais, je vous en conjure, continua Raoul, ne gardez point avec moi ce sérieux et cette discrétion, ne me faites pas regretter d’avoir écouté un sentiment plus fort que tout.

— C’est la seconde fois que vous me le dites, Raoul, cela n’était point nécessaire ; vous voulez une formalité de consentement, je vous le donne, c’est acquis, n’en parlons plus. Venez voir mes nouvelles plantations, Raoul.

Le jeune homme savait qu’après l’expression d’une volonté du comte, il n’y avait plus de place pour la controverse.

Il baissa la tête et suivit son père au jardin.

Athos lui montra lentement les greffes, les pousses et les quinconces.

Cette tranquillité déconcertait de plus en plus Raoul ; l’amour qui remplissait son cœur lui semblait assez grand pour que le monde pût le contenir à peine. Comment le cœur d’Athos restait-il vide et fermé à cette influence ?

Aussi Bragelonne, rassemblant toutes ses forces, s’écria-t-il tout à coup :

— Monsieur, il est impossible que vous n’ayez pas quelque raison de repousser mademoiselle de La Vallière, elle est si bonne, si douce, si pure, que votre esprit, plein d’une suprême sagesse, devrait l’apprécier à sa valeur. Au nom du ciel ! existe-t-il entre vous et sa famille quelque secrète inimitié, quelque haine héréditaire ?

— Voyez, Raoul, la belle planche de muguet, dit Athos, voyez comme l’ombre et l’humidité leur va bien, cette ombre surtout des feuilles de sycomore, par l’échancrure desquelles filtre la chaleur et non la flamme du soleil.

Raoul s’arrêta, se mordit les lèvres ; puis, sentant le sang affluer à ses tempes :

— Monsieur, dit-il bravement, une explication, je vous en supplie ; vous ne pouvez oublier que votre fils est un homme.

— Alors, répondit Athos en se redressant avec sévérité, alors prouvez-moi que vous êtes un homme, car vous ne prouvez point que vous êtes un fils. Je vous priais d’attendre le moment d’une illustre alliance, je vous eusse trouvé une femme dans les premiers rangs de la riche noblesse ; je voulais que vous pussiez briller de ce double éclat que donnent la gloire et la fortune : vous avez la noblesse de la race.

— Monsieur, s’écria Raoul emporté par un premier mouvement, l’on m’a reproché l’autre jour de ne pas connaître ma mère.

Athos pâlit ; puis, fronçant le sourcil comme le dieu suprême de l’Antiquité :

— Il me tarde de savoir ce que vous avez répondu, Monsieur, demanda-t-il majestueusement.

— Oh ! pardon… pardon !… murmura le jeune homme tombant du haut de son exaltation.

— Qu’avez-vous répondu, Monsieur ? demanda le comte en frappant du pied.

— Monsieur, j’avais l’épée à la main, celui qui m’insultait était en garde, j’ai fait sauter son épée par-dessus une palissade, et je l’ai envoyé rejoindre son épée.

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas tué ?

— Sa Majesté défend le duel, Monsieur, et j’étais en ce moment ambassadeur de Sa Majesté.

— C’est bien, dit Athos, mais raison de plus pour que j’aille parler au roi.

— Qu’allez-vous lui demander, Monsieur ?

— L’autorisation de tirer l’épée contre celui qui nous a fait cette offense.

— Monsieur, si je n’ai point agi comme je devais agir, pardonnez-moi, je vous en supplie.

— Qui vous a fait un reproche, Raoul ?

— Mais cette permission que vous voulez demander au roi.

— Raoul, je prierai Sa Majesté de signer à votre contrat de mariage.

— Monsieur…

— Mais à une condition…

— Avez-vous besoin de condition vis-à-vis de moi ? ordonnez, Monsieur, et j’obéirai.

— À la condition, continua Athos, que vous me direz le nom de celui qui a ainsi parlé de… votre mère.

— Mais, Monsieur, qu’avez-vous besoin de savoir ce nom ? C’est à moi que l’offense a été faite, et une fois la permission obtenue de Sa Majesté, c’est moi que la vengeance regarde.

— Son nom, Monsieur ?

— Je ne souffrirai pas que vous vous exposiez.

— Me prenez-vous pour un don Diegue ? Son nom ?

— Vous l’exigez ?

— Je le veux.

— Le vicomte de Wardes.

— Ah ! dit tranquillement Athos, c’est bien, je le connais. Mais nos chevaux sont prêts, Monsieur ; au lieu de partir dans deux heures, nous partirons tout de suite. À cheval, Monsieur, à cheval !