Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre XVI

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Michel Lévy frères (p. 45-50).
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XVI

REMEMBER !


Un cavalier qui passait rapidement sur la route remontant vers Blois, qu’il venait de quitter depuis une demi-heure à peu près, croisa les deux voyageurs, et, tout pressé qu’il était, leva son chapeau en passant près d’eux. Le roi fit à peine attention à ce jeune homme, car ce cavalier qui les croisait était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, lequel se retournant parfois, faisait des signes d’amitié à un homme debout devant la grille d’une belle maison blanche et rouge, c’est-à-dire de briques et de pierres, à toit d’ardoises, située à gauche de la route que suivait le prince.

Cet homme, vieillard grand et maigre, à cheveux blancs, nous parlons de celui qui se tenait près de la grille, cet homme répondait aux signaux que lui faisait le jeune homme par des signes d’adieu aussi tendres que les eût faits un père. Le jeune homme finit par disparaître au premier tournant de la route bordée de beaux arbres, et le vieillard s’apprêtait à rentrer dans la maison, lorsque les deux voyageurs, arrivés en face de cette grille, attirèrent son attention.

Le roi, nous l’avons dit, cheminait la tête baissée, les bras inertes, se laissant aller au pas et presque au caprice de son cheval ; tandis que Parry, derrière lui, pour se mieux laisser pénétrer de la tiède influence du soleil, avait ôté son chapeau et promenait ses regards à droite et à gauche du chemin. Ses yeux se rencontrèrent avec ceux du vieillard adossé à la grille, et qui, comme s’il eût été frappé de quelque spectacle étrange, poussa une exclamation et fit un pas vers les deux voyageurs.

De Parry ses yeux se portèrent immédiatement au roi, sur lequel ils s’arrêtèrent un instant. Cet examen, si rapide qu’il fût, se refléta à l’instant même d’une façon visible sur les traits du grand vieillard ; car à peine eut-il reconnu le plus jeune des voyageurs, et nous disons reconnu, car il n’y avait qu’une reconnaissance positive qui pouvait expliquer un pareil acte ; à peine, disons-nous, eut-il reconnu le plus jeune des deux voyageurs, qu’il joignit d’abord les mains avec une respectueuse surprise, et, levant son chapeau de sa tête, salua si profondément qu’on eût dit qu’il s’agenouillait.

Cette démonstration, si distrait ou plutôt si plongé que fût le roi dans ses réflexions, attira son attention à l’instant même. Charles, arrêtant donc son cheval et se retournant vers Parry :

— Mon Dieu ! Parry, dit-il, quel est donc cet homme qui me salue ainsi ? Me connaîtrait-il par hasard ?

Parry, tout agité, tout pâle, avait déjà poussé son cheval du côté de la grille.

— Ah ! sire, dit-il en s’arrêtant tout à coup à cinq ou six pas du vieillard toujours agenouillé, sire, vous me voyez saisi d’étonnement, car il me semble que je reconnais ce brave homme. Eh ! oui, c’est bien lui-même. Votre Majesté permet que je lui parle ?

— Sans doute.

— Est-ce donc vous, monsieur Grimaud ? demanda Parry.

— Oui, moi, dit le grand vieillard en se redressant, mais sans rien perdre de son attitude respectueuse.

— Sire, dit alors Parry, je ne m’étais pas trompé, cet homme est le serviteur du comte de La Fère, et le comte de La Fère, si vous vous en souvenez, est ce digne gentilhomme dont j’ai si souvent parlé à Votre Majesté, que le souvenir doit en être resté, non-seulement dans son esprit, mais encore dans son cœur.

— Celui qui assista le roi mon père à ses derniers moments ? demanda Charles.

Et Charles tressaillit visiblement à ce souvenir.

— Justement, sire.

— Hélas ! dit Charles.

Puis s’adressant à Grimaud, dont les yeux vifs et intelligents semblaient chercher à deviner sa pensée :

— Mon ami, demanda-t-il, votre maître, M. le comte de La Fère, habiterait-il dans les environs ?

— Là, répondit Grimaud en désignant de son bras étendu en arrière la grille de la maison blanche et rouge.

— Et M. le comte de La Fère est chez lui en ce moment ?

— Au fond, sous les marronniers.

— Parry, dit le roi, je ne veux pas manquer cette occasion si précieuse pour moi de remercier le gentilhomme auquel notre maison doit un si bel exemple de dévouement et de générosité. Tenez mon cheval, mon ami, je vous prie.

Et jetant la bride aux mains de Grimaud, le roi entra tout seul chez Athos, comme un égal chez son égal. Charles avait été renseigné par l’explication si concise de Grimaud, au fond, sous les marronniers ; il laissa donc la maison à gauche et marcha droit vers l’allée désignée. La chose était facile ; la cime de ces grands arbres, déjà couverts de feuilles et de fleurs, dépassait celle de tous les autres.

En arrivant sous les losanges lumineux et sombres tour à tour qui diapraient le sol de cette allée, selon le caprice de leurs voûtes plus ou moins feuillées, le jeune prince aperçut un gentilhomme qui se promenait les mains derrière le dos et paraissant plongé dans une sereine rêverie. Sans doute, il s’était fait souvent redire comment était ce gentilhomme, car sans hésitation Charles II marcha droit à lui. Au bruit de ses pas, le comte de La Fère releva la tête, et voyant un inconnu à la tournure élégante et noble qui se dirigeait de son côté, il leva son chapeau de dessus sa tête et attendit. À quelques pas de lui, Charles II, de son côté, mit le chapeau à la main ; puis, comme pour répondre à l’interrogation muette du comte :

— Monsieur le comte, dit-il, je viens accomplir près de vous un devoir. J’ai depuis longtemps l’expression d’une reconnaissance profonde à vous apporter. Je suis Charles II, fils de Charles Stuart, qui régna sur l’Angleterre et mourut sur l’échafaud.

À ce nom illustre, Athos sentit comme un frisson dans ses veines ; mais à la vue de ce jeune prince debout, découvert devant lui et lui tendant la main deux larmes vinrent un instant troubler le limpide azur de ses beaux yeux.

Il se courba respectueusement ; mais le prince lui prit la main.

— Voyez comme je suis malheureux, monsieur le comte, dit Charles ; il a fallu que ce fût le hasard qui me rapprochât de vous. Hélas ! ne devrais-je pas avoir près de moi les gens que j’aime et que j’honore, tandis que j’en suis réduit à conserver leurs services dans mon cœur et leurs noms dans ma mémoire, si bien que sans votre serviteur, qui a reconnu le mien, je passais devant votre porte comme devant celle d’un étranger.

— C’est vrai, dit Athos, répondant avec la voix à la première partie de la phrase du prince, et avec un salut à la seconde ; c’est vrai, Votre Majesté a vu de bien mauvais jours.

— Et les plus mauvais, hélas ! répondit Charles, sont peut-être encore à venir.

— Sire, espérons !…

— Comte, comte ! continua Charles en secouant la tête, j’ai espéré jusqu’à hier soir, et c’était d’un bon chrétien, je vous le jure.

Athos regarda le roi comme pour l’interroger.

— Oh ! l’histoire est facile à raconter, dit Charles II : proscrit, dépouillé, dédaigné, je me suis résolu, malgré toutes mes répugnances, à tenter une dernière fois la fortune. N’est-il pas écrit là-haut que, pour notre famille, tout bonheur et tout malheur viennent éternellement de la France ! Vous en savez quelque chose, vous, Monsieur, qui êtes un des Français que mon malheureux père trouva au pied de son échafaud le jour de sa mort, après les avoir trouvés à sa droite les jours de bataille.

— Sire, dit modestement Athos, je n’étais pas seul, et mes compagnons et moi avons fait, dans cette circonstance, notre devoir de gentilshommes, et voilà tout. Mais Votre Majesté allait me faire l’honneur de me raconter…

— C’est vrai. J’avais la protection, pardon de mon hésitation, comte, mais pour un Stuart, vous comprendrez cela, vous qui comprenez toutes choses, le mot est dur à prononcer ; j’avais, dis-je, la protection de mon cousin le stathouder de Hollande ; mais, sans l’intervention, ou tout au moins sans l’autorisation de la France, le stathouder ne veut pas prendre d’initiative. Je suis donc venu demander cette autorisation au roi de France, qui m’a refusé.

— Le roi vous a refusé, sire ?

— Oh ! pas lui : toute justice doit être rendue à mon jeune frère Louis ; mais M. de Mazarin.

Athos se mordit les lèvres.

— Vous trouvez peut-être que j’eusse dû m’attendre à ce refus, dit le roi, qui avait remarqué le mouvement.

— C’était en effet ma pensée, sire, répliqua respectueusement le comte ; je connais cet Italien de longue main.

— Alors j’ai résolu de pousser la chose à bout et de savoir tout de suite le dernier mot de ma destinée ; j’ai dit à mon frère Louis que, pour ne compromettre ni la France ni la Hollande, je tenterais la fortune moi-même en personne, comme j’ai déjà fait, avec deux cents gentilshommes, s’il voulait me les donner, et un million, s’il voulait me le prêter.

— Eh bien, sire ?

— Eh bien, Monsieur, j’éprouve en ce moment quelque chose d’étrange, c’est la satisfaction du désespoir. Il y a dans certaines âmes, et la mienne est de ce nombre, une satisfaction réelle dans cette assurance que tout est perdu et que l’heure est enfin venue de succomber.

— Oh ! j’espère, dit Athos, que Votre Majesté n’en est point encore arrivée à cette extrémité.

— Pour me dire cela, monsieur le comte, pour essayer de raviver l’espoir dans mon cœur, il faut que vous n’ayez pas bien compris ce que je viens de vous dire. Je suis venu à Blois, comte, pour demander à mon frère Louis l’aumône d’un million avec lequel j’avais l’espérance de rétablir mes affaires, et mon frère Louis m’a refusé. Vous voyez donc bien que tout est perdu.

— Votre Majesté me permettra-t-elle de lui répondre par un avis contraire ?

— Comment, comte, vous me prenez pour un esprit vulgaire, à ce point que je ne sache pas envisager ma position ?

— Sire, j’ai toujours vu que c’était dans les positions désespérées qu’éclatent tout à coup les grands revirements de fortune.

— Merci, comte ; il est beau de retrouver des cœurs comme le vôtre, c’est-à-dire assez confiants en Dieu et dans la monarchie pour ne jamais désespérer d’une fortune royale, si bas qu’elle soit tombée. Malheureusement, vos paroles, cher comte, sont comme ces remèdes que l’on dit souverains et qui cependant, ne pouvant guérir que les plaies guérissables, échouent contre la mort. Merci de votre persévérance à me consoler, comte ; merci de votre souvenir dévoué, mais je sais à quoi m’en tenir. Rien ne me sauvera maintenant. Et tenez, mon ami, j’étais si bien convaincu, que je prenais la route de l’exil avec mon vieux Parry ; je retournais savourer mes poignantes douleurs dans ce petit ermitage que m’offre la Hollande. Là, croyez-moi, comte, tout sera bientôt fini, et la mort viendra vite ; elle est appelée si souvent par ce corps que ronge l’âme et par cette âme qui aspire aux cieux !

— Votre Majesté a une mère, une sœur, des frères ; Votre Majesté est le chef de la famille, elle doit donc demander à Dieu une longue vie au lieu de lui demander une prompte mort. Votre Majesté est proscrite, fugitive, mais elle a son droit pour elle ; elle doit donc aspirer aux combats, aux dangers, aux affaires, et non pas au repos des cieux.

— Comte, dit Charles II avec un sourire d’indéfinissable tristesse, avez-vous entendu dire jamais qu’un roi ait reconquis son royaume avec un serviteur de l’âge de Parry et avec trois cents écus que ce serviteur porte dans sa bourse ?

— Non, sire ; mais j’ai entendu dire, et même plus d’une fois, qu’un roi détrôné reprit son royaume avec une volonté ferme, de la persévérance, des amis et un million de francs habilement employés.

— Mais vous ne m’avez donc pas compris ? Ce million, je l’ai demandé à mon frère Louis, qui me l’a refusé.

— Sire, dit Athos, Votre Majesté veut-elle m’accorder quelques minutes encore à écouter attentivement ce qui me reste à lui dire ?

Charles II regarda fixement Athos.

— Volontiers, Monsieur, dit-il.

— Alors je vais montrer le chemin à Votre Majesté, reprit le comte en se dirigeant vers la maison.

Et il conduisit le roi vers son cabinet et le fit asseoir.

— Sire, dit-il, Votre Majesté m’a dit tout à l’heure qu’avec l’état des choses en Angleterre un million lui suffirait pour reconquérir son royaume ?

— Pour le tenter du moins, et pour mourir en roi si je ne réussissais pas.

— Eh bien, sire, que Votre Majesté, selon la promesse qu’elle m’a faite, veuille bien écouter ce qui me reste à lui dire.

Charles fit de la tête un signe d’assentiment. Athos marcha droit à la porte, dont il ferma le verrou après avoir regardé si personne n’écoutait aux environs, et revint.

— Sire, dit-il, Votre Majesté a bien voulu se souvenir que j’avais prêté assistance au très-noble et très-malheureux Charles Ier, lorsque ses bourreaux le conduisirent de Saint-James à White-Hall.

— Oui, certes, je me suis souvenu et me souviendrai toujours.

— Sire, c’est une lugubre histoire à entendre pour un fils, qui sans doute se l’est déjà fait raconter bien des fois ; mais cependant je dois la redire à Votre Majesté sans en omettre un détail.

— Parlez, Monsieur.

— Lorsque le roi votre père monta sur l’échafaud, ou plutôt passa de sa chambre à l’échafaud dressé hors de sa fenêtre, tout avait été pratiqué pour sa fuite. Le bourreau avait été écarté, un trou préparé sous le plancher de son appartement, enfin moi-même j’étais sous la voûte funèbre, que j’entendis tout à coup craquer sous ses pas.

— Parry m’a raconté ces terribles détails, Monsieur.

Athos s’inclina et reprit :

— Voici ce qu’il n’a pu vous raconter, sire, car ce qui suit, s’est passé entre Dieu, votre père et moi, et jamais la révélation n’en a été faite, même à mes plus chers amis : « Éloigne-toi, dit l’auguste patient au bourreau masqué, ce n’est que pour un instant, et je sais que je t’appartiens ; mais souviens-toi de ne frapper qu’à mon signal. Je veux faire librement ma prière. »

— Pardon, dit Charles II en pâlissant ; mais vous, comte, qui savez tant de détails sur ce funeste événement, de détails qui, comme vous le disiez tout à l’heure, n’ont été révélés à personne, savez-vous le nom de ce bourreau infernal, de ce lâche, qui cacha son visage pour assassiner impunément un roi ?

Athos pâlit légèrement.

— Son nom ? dit-il ; oui, je le sais, mais je ne puis le dire.

— Et ce qu’il est devenu ?… car personne en Angleterre n’a connu sa destinée.

— Il est mort.

— Mais pas mort dans son lit, pas mort d’une mort calme et douce, pas de la mort des honnêtes gens ?

— Il est mort de mort violente, dans une nuit terrible, entre la colère des hommes et la tempête de Dieu. Son corps, percé d’un coup de poignard, a roulé dans les profondeurs de l’Océan. Dieu pardonne à son meurtrier !

— Alors, passons, dit le roi Charles II, qui vit que le comte n’en voulait pas dire davantage.

— Le roi d’Angleterre, après avoir, ainsi que j’ai dit, parlé au bourreau voilé, ajouta : « Tu ne me frapperas, entends-tu bien ? que lorsque je tendrai les bras en disant : Remember ! »

— En effet, dit Charles d’une voix sourde, je sais que c’est le dernier mot prononcé par mon malheureux père. Mais dans quel but, pour qui ?

— Pour le gentilhomme français placé sous son échafaud.

— Pour lors à vous, Monsieur ?

— Oui, sire, et chacune des paroles qu’il a dites, à travers les planches de l’échafaud recouvertes d’un drap noir, retentissent encore à mon oreille. Le roi mit donc un genou en terre. « Comte de La Fère, dit-il, êtes-vous là ? — Oui, sire, répondis-je. » Alors le roi se pencha.

Charles II, lui aussi, tout palpitant d’intérêt, tout brûlant de douleur, se penchait vers Athos pour recueillir une à une les premières paroles que laisserait échapper le comte. Sa tête effleurait celle d’Athos.

— Alors, continua le comte, le roi se pencha. « Comte de La Fère, dit-il, je n’ai pu être sauvé par toi. Je ne devais pas l’être. Maintenant, dussé-je commettre un sacrilége, je te dirai : Oui, j’ai parlé aux hommes ; oui, j’ai parlé à Dieu, et je te parle à toi le dernier. Pour soutenir une cause que j’ai crue sacrée, j’ai perdu le trône de mes pères et diverti l’héritage de mes enfants. »

Charles II cacha son visage entre ses mains, et une larme dévorante glissa entre ses doigts blancs et amaigris.

« Un million en or me reste, continua le roi. Je l’ai enterré dans les caves du château de Newcastle au moment où j’ai quitté cette ville. »

Charles releva sa tête avec une expression de joie douloureuse qui eût arraché des sanglots à quiconque connaissait cette immense infortune.

— Un million ! murmura-t-il, oh ! comte !

« Cet argent, toi seul sais qu’il existe, fais-en usage quand tu croiras qu’il en est temps pour le plus grand bien de mon fils aîné. Et maintenant, comte de La Fère, dis-moi adieu ! »

— Adieu, adieu, sire ! m’écriai-je.

Charles II se leva et alla appuyer son front brûlant à la fenêtre.

— Ce fut alors, continua Athos, que le roi prononça le mot Remember ! adressé à moi. Vous voyez, sire, que je me suis souvenu. Le roi ne put résister à son émotion. Athos vit le mouvement de ses deux épaules qui ondulaient convulsivement. Il entendit les sanglots qui brisaient sa poitrine au passage. Il se tut, suffoqué lui-même par le flot de souvenirs amers qu’il venait de soulever dans cette tête royale.

Charles II, avec un violent effort, quitta la fenêtre, dévora ses larmes et revint s’asseoir auprès d’Athos.

— Sire, dit celui-ci, jusqu’aujourd’hui j’avais cru que l’heure n’était pas encore venue d’employer cette dernière ressource, mais les yeux fixés sur l’Angleterre, je sentais qu’elle approchait. Demain j’allais m’informer en quel lieu du monde était Votre Majesté, et j’allais aller à elle. Elle vient à moi, c’est une indication que Dieu est pour nous.


Monk.

— Monsieur, dit Charles d’une voix encore étranglée par l’émotion, vous êtes pour moi ce que serait un ange envoyé par Dieu ; vous êtes mon sauveur suscité de la tombe par mon père lui-même ; mais croyez-moi, depuis dix années les guerres civiles ont passé sur mon pays, bouleversant les hommes, creusant le sol ; il n’est probablement pas plus resté d’or dans les entrailles de ma terre que d’amour dans les cœurs de mes sujets.

— Sire, l’endroit où Sa Majesté a enfoui le million est bien connu de moi, et nul, j’en suis bien certain, n’a pu le découvrir. D’ailleurs le château de Newcastle est-il donc entièrement écroulé ? l’a-t-on démoli pierre à pierre et déraciné du sol jusqu’à sa dernière fibre ?

— Non, il est encore debout, mais en ce moment le général Monck l’occupe et y campe. Le seul endroit où m’attend un secours, où je possède une ressource, vous le voyez, est envahi par mes ennemis.

— Le général Monck, sire, ne peut avoir découvert le trésor dont je vous parle.

— Oui, mais dois-je aller me livrer à Monck pour le recouvrer, ce trésor ? Ah ! vous le voyez donc bien, comte, il faut en finir avec la destinée, puisqu’elle me terrasse à chaque fois que je me relève. Que faire avec Parry pour tout serviteur, avec Parry, que Monck a déjà chassé une fois ! Non, non, comte, acceptons ce dernier coup.

— Ce que Votre Majesté ne peut faire, ce que Parry ne peut plus tenter, croyez-vous que moi je puisse y réussir ?

— Vous, vous, comte, vous iriez !

— Si cela plaît à Votre Majesté, dit Athos en saluant le roi, oui, j’irai, sire.

— Vous si heureux ici, comte !

— Je ne suis jamais heureux, sire, tant qu’il me reste un devoir à accomplir, et c’est un devoir suprême que m’a légué le roi votre père de veiller sur votre fortune et de faire un emploi royal de son argent. Ainsi, que Votre Majesté me fasse un signe, et je pars avec elle.

— Ah ! Monsieur, dit le roi, oubliant toute étiquette royale et se jetant au cou d’Athos, vous me prouvez qu’il y a un Dieu au ciel, et que ce Dieu envoie parfois des messagers aux malheureux qui gémissent sur cette terre.

Athos, tout ému de cet élan du jeune homme, le remercia avec un profond respect, et s’approchant de la fenêtre :

— Grimaud, dit-il, mes chevaux.

— Comment ! ainsi, tout de suite ? dit le roi. Ah ! Monsieur, vous êtes, en vérité, un homme merveilleux.

— Sire ! dit Athos, je ne connais rien de plus pressé que le service de Votre Majesté. D’ailleurs, ajouta-t-il en souriant, c’est une habitude contractée depuis longtemps au service de la reine votre tante et au service du roi votre père. Comment la perdrais-je précisément à l’heure où il s’agit du service de Votre Majesté ?

— Quel homme ! murmura le roi.

Puis, après un instant de réflexion :

— Mais non, comte, je ne puis vous exposer à de pareilles privations. Je n’ai rien pour récompenser de pareils services.

— Bah ! dit en riant Athos, Votre Majesté me raille, elle a un million. Ah ! que ne suis-je riche seulement de la moitié de cette somme, j’aurais déjà levé un régiment. Mais, Dieu merci ! il me reste encore quelques rouleaux d’or et quelques diamants de famille. Votre Majesté, je l’espère, daignera partager avec un serviteur dévoué.

— Avec un ami. Oui, comte, mais à condition qu’à son tour cet ami partagera avec moi plus tard.

— Sire, dit Athos en ouvrant une cassette, de laquelle il tira de l’or et des bijoux, voilà maintenant que nous sommes trop riches. Heureusement que nous nous trouverons quatre contre les voleurs.

La joie fit affluer le sang aux joues pâles de Charles II. Il vit s’avancer jusqu’au péristyle deux chevaux d’Athos, conduits par Grimaud, qui s’était déjà botté pour la route.

— Blaisois, cette lettre au vicomte de Bragelonne. Pour tout le monde, je suis allé à Paris. Je vous confie la maison, Blaisois.

Blaisois s’inclina, embrassa Grimaud et ferma la grille.